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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES  -^     .  V   . 


DEUX  MONDES 


•  #88^  ■ 


XXXI»  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  TRENTE  ET  UNIÈME 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE   SAINT-BENOIT,  20 
1861 


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LE 


ROI  LOUIS-PHILIPPE 


L'EMPEREUR  NICOLAS 


—  18ûl-18/i3.  — 


On.  a  souvent  parlé  de  mauvais  rapports  personnels  entre  l'em- 
pereur Nicolas  et  le  roi  Louis-Philippe ,  des  froideurs  hautaines  de 
l'empereur  et  de  la  patience  du  roi.  On  se  souvient  probablement 
encore  que  l'empereur  Nicolas,  dans  sa  correspondance,  ne  voulut 
jamais  donner  au  roi  Louis -Philippe,  comme  il  le  faisait  pour  les 
autres  souverains,  le  titre  de  monsieur  nion  frèrcy  et  que  le  roi  pa- 
rut ne  tenir  nul  compte  de  cette  offense  tacite  maintenue  pendant 
dix -huit  ans  entre  les  deux  souverains,  au  sein  de  la  paix  entre 
les  deux  états.  Je  ne  me  propose  ni  de  redire  comment  se  décida 
en  1830  cette  situation ,  ni  d'en  apprécier  les  motifs  et  les  consé- 
quences. Je  ne  veux  que  raconter  un  incident  auquel  elle  donna 
lieu  en  18Â1,  pendant  mon  administration  des  affaires  étrangères,  et 
faire  connaître,  par  les  pièces  diplomatiques  mêmes,  sans  commen- 
taire, l'attitude  que,  sur  ma  proposition ,  adoptèrent  alors  le  roi 
Louis-Philippe  et  son  cabinet.  Le  public  d'aujourd'hui,  déjà  si  loin 
de  ce  temps  et  de  ces  questions,  jugera  si  elle  manqua  de  conve- 
nance et  de  dignité. 

C'était,  comme  on  sait,  l'usage  que,  chaque  année ,  le  1*'  janvier 
et  aussi  le  l*'  mai,  jour  de  la  fête  du  roi,  le  corps  diplomatique  vint, 
comme  les  diverses  autorités  nationales,  offrir  au  roi  ses  hommages. 


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6  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

et  que  celui  des  ambassadeurs  étrangers  qui  se  trouvait,  à  cette 
époque,  le  doyen  de  ce  corps,  portât  la  parole  en  son  nom.  Plu- 
sieurs fois  cette  mission  était  échue  à  Tambassadeur  de  Russie ,  qui 
s* en  était  acquitté  sans  embarras,  comme  eût  fait  tout  autre  de  ses 
collègues;  le  1**^  mai  1834,  entre  autres,  et  aussi  le  1**^  janvier  1835, 
le  comte  Pozzo  di  Borgo ,  alors  doyen  des  ambassadeurs  présens  à 
Paris,  avait  été  auprès  du  roi,  avec  une  parfaite  convenance,  l'or- 
gane de  leurs  sentimens  (1).  Depuis  mon  entrée  au  ministère  des 
affaires  étrangères,  en  18â0  et  1841,  c'était  l'ambassadeur  d'Au- 
triche, le  comte  Appony,  qui  s'était  trouvé  le  doyen  du  corps  diplo- 
matique et  qui  avait  porté  la  parole  en  son  nom.  Dans  l'automne  de 
1841,  le  comte  Appony  était  absent  de  Paris,  et  son  absence  devait 
se  prolonger  au-delà  du  l*'  janvier  1842.  Le  comte  de  Pahlen,  alors 
ambassadeur  de  Russie  et  doyen,  après  lui,  du  corps  diplomatique, 
était  naturellement  appelé  à  le  remplacer  dans  la  cérémonie  du 
1*' janvier.  Le  30  octobre  1841,  il  vint  me  voir  et  me  lut  une  dé- 
pêche, en  date  du  12,  qu'il  venait  de  recevoir  du  comte  de  Nessel- 
rode  ;  elle  portait  que  l'empereur  Nicolas  regrettait  de  n'avoir  pu 
faire  venir  son  ambassadeur  de  Garlsbad  à  Varsovie,  et  désirait  s'en- 
tretenir avec  lui,  qu'aucune  affaire  importante  n'exigeant  en  ce 
moment  sa  présence  à  Paris,  l'empereur  lui  ordonnait  de  se  rendre 
à  Saint-Pétersbourg,  sans  fixer  d'ailleurs  avec  précision  le  moment 
de  son  départ.  Le  comte  de  Pahlen  ne  me  donna  et  je  ne  lui  deman- 
dai aucune  explication,  et  il  partit  de  Paris  le  11  novembre  suivant. 

(1)  Le  1'''  mai  1834,  le  comte  Pozzo  dl  Borgo,  au  nom  du  corps  diplomatique,  dit  : 
«  Sire,  en  offrant  à  votre  majesté  Thommage  de  son  respect  dans  cette  occasion  solen- 
nelle, le  corps  diplomatique  est  heureux  de  pouvoir  l'accompagner  de  ses  félicitations 
sur  la  bonne  harmonie  qui  règne  entre  toutes  les  puissances,  et  qui  les  unit  dans  la 
ferme  et  salutaire  résolution  d'assurer  aux  nations  les  bienfaits  de  la  paix,  et  de  la 
^krantir  contre  les  passions  et  les  erreurs  qui  tenteraient  de  la  troubler. 

«  Nous  sommes  convaincus,  sire,  qiie  nous  ne  saurions  nous  approcher  de  vous  sous 
des  auspices  plus  favorables  et  avec  des  sentimens  plus  conformes  à  ceux  de  votre  ma- 
jesté, ni  la  prier  h  de  meilleurs  titres  de  daigner  agréer  les  vœux  que  nous  formons 
pour  votre  bonheur,  sire,  pour  celui  de  votre  auguste  famille  et  de  la  France.  » 

Et  le  i*''^  Janvier  1835,  le  même  ambassadeur  porta  ainsi  la  parole  : 
«  Sire,  en  adressant  à  votre  majesté,  il  y  a  un  an,  ses  hommages  et  ses  félicitations, 
le  corps  diplomatique  faisait  des  vœux  pour  la  continuation  de  cette  bonne  harmonie 
entre  les  souverains  qui  assure  aux  nations  contées  à  leurs  soins  les  bienfaits  de  la 
paix  et  les  avantages  inappréciables  qui  raccompagnent  toujours.  Ces  vœux,  sire,  se  sont 
heureusement  réalisés,  et  le  passé  i^oute  une  nouvelle  et  forte  garantie  en  faveur  de  ce 
que  tous  les  hommes  bien  intentionnés  ont  droit  d*espérer  et  d*attendre  de  Tavenir. 

«  C'est  dans  cette  conviction  que  les  représentans  de  tous  les  gouvernemens  renou- 
vellent aujourd'hui  à  votre  majesté  les  mêmes  hommages  et  les  mêmes  félicitations,  per- 
suadés, sire,  que  vous  daignerez  les  accueillir  avec  les  sentimens  qui  nous  les  ont  inspi- 
rés. Nous  y  ajoutons,  sire,  ceux  qui  nous  animent  pour  votre  bonheur,  pour  celui  de 
votre  auguste  famille  et  de  la  France.  » 


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LE  ROI  LOUIS-PHIUPPE   ET  L  EMPEREUR  NICOLAS.  7 

Ce  même  jour,  11  novembre,  avec  le  plein  assentiment  du  roi  et 
du  conseil,  j'adressai  à  M.  Casimir  Périer,  qui  se  trouvait  chargé 
d'affaires  à  Saint-Pétersbourg  pendant  l'absence  de  notre  ambassa- 
deur, H;  de  Barante,  alors  en  congé,  ces  instructions  : 

((  Monsieur, 

«  M.  le  comte  de  Pahlen  a  reçu  l'ordre  fort  inattendu  de  se  rendre 
à  Saint-Pétersbourg,  et  il  part  aujourd'hui  même.  Le  motif  allégué 
dans  la  dépêche  de  M.  le  comte  de  Nesselrode,  dont  il  m'a  donné 
lecture ,  c'est  que  l'empereur,  n'ayant  pu  le  voir  à  Varsovie,  désire 
s'entretenir  avec  lui.  La  cause  réelle,  et  qui  n'est  un  mystère  pour 
personne,  c'est  que,  par  suite  de  l'absence  de  M.  le  comte  Appony, 
l'ambassadeur  de  Russie,  en  qualité  de  doyen  des  ambassadeurs,  se 
trouvait  appelé  à  complimenter  le  roi,  le  premier  jour  de  l'an,  au 
nom  du  corps  diplomatique.  Lorsqu'il  est  allé  annoncer  au  roi  son 
prochain  départ,  sa  majesté  lui  a  dit  :  «  Je  vois  toujours  avec  plai- 
sir le  comte  de  Pahlen  auprès  de  moi,  et  je  regrette  toujours  son 
éloignement;  au-delà,  je  n'ai  rien  à  dire.  »  Pas  un  mot  ne  s'est 
adressé  à  l'ambassadeur.  ^ 

«  Quelque  habitué  qu'on  soit  aux  étranges  procédés  de  l'empe- 
reur Nicolas,  celui-ci  a  causé  quelque  surprise.  On  s'étonne  dans  le 
corps  diplomatique,  encore  plus  que  dans  le  public,  de  cette  obsti- 
nation puérile  à  témoigner  une  humeur  vaine,  et,  si  nous  avions  pu 
en  être  atteints,  le  sentiment  qu'elle  inspire  eût  suffi  à  notre  satis- 
faction. Une  seule  réponse  nous  convient.  Le  jour  de  la  Saint-Nico- 
las (1) ,  la  légation  française  à  Saint-Pétersbourg  restera  renfermée 
dans  son  hôtel.  Vous  n'aurez  à  donner  auciin  motif  sérieux  pour  ex- 
pliquer cette  retraite  inaccoutumée.  Vous  vous  bornerez,  en  répon- 
dant à  l'invitation  que  vous  recevrez  sans  doute,  suivant  l'usage,  de 
M.  de  Nesselrode,  à  alléguer  une  indisposition. 

«  P.  S.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  jusqu'au  18  décembre 
vous  garderez,  sur  l'ordre  que  je  vous  donne  quant  à  l'invitation 
pour  la  fête  de  l'empereur,  le  silence  le  plus  absolu.  Et  d'ici  là  vous 
éviterez  avec  le  plus  grand  soin  la  moindre  altération  dans  vos  rap- 
ports avec  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  » 

Quelques  jours  après,  le  18  novembre,  j'écrivis  de  plus  à  M.  Ca- 
simir Périer  : 

a  Aussitôt  après  le  18  décembre  vous  m'enverrez  un  courrier 
pour  me  rendre  compte  de  ce  qui  se  sera  passé,  et  au  premier  jour 
de  l'an  vous  devrez  paraître  à  la  cour  et  rendre  vos  devoirs  à  l'em- 
pereur, comme  à  l'ordinaire.  » 

(1)  18  décembre  selon  le  calendrier  russe. 


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8  REVUE   DE8   DEUX  MONDES. 

M.  de  La  Loyère,  expédié  de  Berlin  en  courrier  à  M.  Casimir  Pé- 
rïer  et  retardé  par  le  mauvais  état  des  chemins  et  la  difficulté  du 
passage  des  rivières,  n'arriva  à  Saint-Pétersbourg  que  le  28  no- 
vembre, et  M.  Casimir  Périer  m'écrivit  sur-le-champ  qu'il  se  con- 
formerait avec  soin  à  mes  instructions.  Quand  il  les  eut  en  effet  exé- 
cutées, il  me  rendit  compte  de  son  attitude  et  de  l'effet  qu'elle  avait 
produit  à  Saint-Pétersbourg  dans  les  quatre  dépêches  suivantes, 
dont  je  ne  retranche  que  ce  qui  ne  tient  pas^  au  récit  de  l'incident, 
ou  ce  qui  ne  pourrait  être  convenablement  publié  aujourd'hui  : 

«  M,  Casimir  Périer  à  M.  Guizot. 

a  Saint-Pétersbourg,  21  décembre  1841. 

«  Monsieur  le  ministœ, 

(c  Je  me  suis  exactement  conformé,  le  18  de  ce  mois,  aux  ordres 
que  m'avait  donnés  votre  excellence,  en  évitant  toutefois  avec  soin 
ce  qui  aurait  pu  en  aggraver  l'effet  ou  accroître  l'irritation.  Le  len- 
demain, c'est-à-dire  le  19,  à  l'occasion  de  la  fête  de  sa  majesté  im- 
périale, bal  au  palais,  auquel  j'ai  jugé  que  mon  absence  du  cercle 
de  la  veille  m'empêchait  de  paraître,  et  pendant  ces  quarante-huit 
heures  je  n'ai  pas  quitté  l'hôtel  de  l'ambassade. 

a  II  n'y  a  pas  eu  cette  année  de  dîner  chez  le  vice-chancelier. 
Jusqu'à  ce  moment,  les  rapports  officiels  de  l'ambassade  avec  le 
cabinet  impérial  ou  avec  la  cour  n'ont  éprouvé  aucune  altération. 
J'ai  cependant  pu  apprendre  déjà  que  l'absence  de  la  légation  de 
France  avait  été  fort  remarquée  et  avait  produit  une  grande  sensa- 
tion. Personne  n'a  eu  un  seul  instant  de  doute  sur  ses  véritables 
motifs.  L'empereur  s'est  montré  fort  irrité.  Il  a  déclaré  qu'il  regar- 
dait cette  démonstration  comme  s* adressant  directement  à  sa  per- 
sonne, et,  ainsi  que  l'on  pouvait  s'y  attendre,  ses  entours  n'ont  pas 
tardé  à  renchérir  encore  sur  les  dispositions  impériales.  Je  ne  suis 
pas  éloigné  de  penser  et  l'on  m'a  déjà  donné  à  entendre  que  mes 
relations  avec  la  société  vont  se  trouver  sensiblement  modifiées  : 
comme  c'est  ainsi  que  j'aurai  la  mesure  certaine  des  impressions  du 
souverain,  dont  leà  propos  du  monde  ne  sont  guère  que  l'écho,  j'at- 
tendrai de  savoir  à  quoi  m'en  tenir  avant  d'expédier  M.  de  La  Loyère, 
qui  portera  de  plus  grands  détails  à  votre  excellence.  Jusqu'à  pré- 
sent, je  n'ai  encore  vu  personne;  je  ne  veux  pas  paraître  pressé  ou 
inquiet,  et  ne  reprendrai  mes  habitudes  de  société  que  dans  leur 
cours  accoutumé. 

«  Dans  le  premier  moment,  on  a  dit  que  l'empereur  avait  exprimé 
l'intention  de  supprimer  l'ambassade  à  Paris,  et  fait  envoyer  à  M.  de 
Kisselef  l'ordre  de  ne  pas  paraître  aux  Tuileries  le  l*""  janvier.  J'ai 
peine  à  croire  à  ces  deux  bruits,  que  rien  ne  m'a  confirmés.  Je  sais 


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LE  BOI  LOUIS-PHILIPPE   ET  L  EMPEREUR   NICOUS.  9 

qu'on  a  expédié  ui||Coarrier  à  H.  de  Klsselef  ;  mais  j'ignorerai  sans 
doute  ce  qui  lui  a  été  mandé. 

«  Quoi  qu* il  en  soit,  je  ne  dois  pas  dissimuler  à  votre  excellence 
toute  la  portée  de  la  conduite  qu'il  m'avait  été  enjoint  de  suivre,  et 
dont  les  conséquences  devaient  être  graves  dans  un  pays  constitué 
comme  l'est  celui-ci,  avec  un  souverain  du  caractère  de  l'empereur. 
La  position  du  chargé  d'affaires  de  France  devient  dès  à  présent  dif- 
ficile; elle  peut  devenir  désagréable,  peut-être  insoutenable.  Je 
serab  heureux  de  recevoir  des  instructions  qui  me  guidassent  et 
qui  prévissent  par  exemple  le  cas  où  le  corps  diplomatique  serait 
convoqué  ou  invité  sans  moi.  D'ici  là,  je  chercherai  à  apporter  dans 
mes  actes  toute  la  mesure  et  tout  le  calme  qui  seront  conciliables 
avec  le  sentiment  de  dignité  auquel  je  ne  puis  pas  plus  renoncer 
personnellement  que  mes  fonctions  ne  me  permettraient  de  l'ou- 
blier. » 

A  cette  dépêche  officielle,  M.  Casimir  Périer  ajoutait,  dans  une 
lettre  particulière  du  23  décembre  : 

«  L'effet  produit  a  été  grand,  la  sensation  profonde,  même  au- 
delà  de  ce  que  j'en  attendais  peut-être.  L'empereur  s'est  montré 
,  vivement  irrité,  et  bien  que,  mieux  inspiré  que  par  le  passé,  il  n'ait 
point  laissé  échapper  de  ces  expressions  toujours  déplacées  dans 
une  bouche  impériale,  il  s'est  cependant  trouvé  offensé  dans  sa  per- 
sonne, et  aurait,  à  ce  qu'on  m'a  assuré,  tenté  d'établir  une  diffé- 
rence entre  les  représailles  qui  pouvaient  s'adresser  à  sa  politique 
et  celles  qui  allaient  directement  à  lui.  La  réponse  était  bien  facile 
sans  doute,  et  il  pouvait  aisément  se  la  faire;  mais  la  passion  rai- 
sonne peu. 

«Tout  en  me  conformant  rigoureusement  aux  instructions  que 
j'avais  reçues  et  en  ne  me  croyant  pas  le  droit  d'en  diminuer  en  rien 
la  portée,  j'ai  voulu  me  garder  de  ce  qui  eût  pu  l'aggraver.  Ma  po- 
sition personnelle,  avant  ces  événemens,  était,  j'ose  le  dire,  bonne 
et  agréable  à  la  fois.  J'ai  fait  plus  de  frais  pour  la  société  qu'on 
ne  devait  Vattendre  d'un  simple  chargé  d'affaires;  ma  maison  et  ma 
table  étaient  ouvertes  au  corps  diplomatique  comme  aux  Russes.  Ne 
pouvant  que  me  louer  de  mes  rapports  avec  la  cour  et  avec  la  ville, 
voyant  Tempereur  bienveillant  pour  moi,  particulièrement  attentif 
et  gracieux  pour  M™*  Périer,  je  n'avais  qu'à  perdre  à  un  change- 
ment. Je  ne  l'ai  pas  désiré.  Quand  vos  ordres  me  sont  arrivés,  je 
n'avais  qu'à  les  exécuter. 

«  Que  va-t-on  faire?  Je  l'ignore  encore.  On  m'assure  qu'on  a, 
dès  le  18,  écrit  à  M.  de  Kisselef  de  ne  pas  paraître  aux  Tuileries  le 
1*^  janvier,  et  peut-être  de  ne  donner  aucune  excuse  de  son  absence. 


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10  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  dit  que  Tambassade  en  France  sera  suppiîmée,  le  domte  de 
Pahlen  appelé  à  d'autres  fonctions.  On  vient  de  m'annoncer  qu'une 
ligue  va  se  former  contre  moi  dans  la  société  sous  l'inspiration  ou 
même  d'après  l'ordre  de  l'empereur,  qu'aucun  salon  ne  me  sera 
ouvert,  et  que  l'ambassade  se  trouvera  frappée  d'interdit.  Je  ne 
sais  que  penser  des  premiers  bruits,  que  je  me  borne  à  enregistrer; 
mais  le  dernier  se  confirme  déjà  :  déjà  plusieurs  faits  particuliers 
sont  venus  en  vingt-quatre  heures  accuser  les  premiers  symptômes 
de  cette  levée  de  boucliers... 

«  Décidé  à  mettre  beaucoup  de  circonspection  dans  mes  premières 
démarches,  je  me  tiendrai  sur  la  réserve  et  n'affronterai  pas,  dans 
les  salons  qui  n'ont  aucun  caractère  officiel,  des  désagrémens  inu- 
tiles contre  lesquels  je  ne  pourrais  réclamer.  Il  peut  être  important 
de  ménager  la  société  où  une  réaction  est  possible,  de  ne  pas  me 
l'aliéner  en  la  mettant  dans  l'embarras,  de  ne  pas  rendre  tout  rap- 
prochement impossible  en  me  commettant  avec  elle.  Je  viens  d'ail- 
leurs d'apprendre,  avec  autant  de  certitude  qu'il  est  possible  d'en 
avoir  quand  on  n'a  ni  vu  ni  entendu  soi-même,,  je  viens,  dis-je, 
d'apprendre  que  le  mot  d'ordre  a  été  donné  par  la  cour,  et  que  c'est 
par  la  volonté  expresse  de  l'empereur  que  je  n'ai  pas  été  et  ne  serai 
plus  invité  nulle  part. 

«  Daignez,  je  vous  prie,  m'indiquer  la  conduite  que  je  dois  suivre. 
Celle  dont  je  chercherai  à  ne  pas  m' écarter  jusque-là  me  sera  dictée 
à  la  fois  par  le  sentiment  profond  de  la  dignité  de  la  France  et  par 
le  souci  des  intérêts  que  pourrait  compromettre  trop  de  précipita- 
tion ou  une  susceptibilité  trop  grande.  Je  ne  prendrai,  dans  aucun 
casy  rinitiative  de  la  moindre  altération  dans  les  rapports  officiels.» 

«  M,  Ccuimir  Pétier  à  M.  Guizot. 

«  Saint-Pétersbourg,  24  décembre  1841. 

«  Monsieur, 

«  La  situation  s'est  aggravée,  et  il  m'est  impossible  de  prévoir 
quelle  en  sera  l'issue. 

«  L'ambassade  de  France  a  été  frappée  d'interdit  et  mise  au  ban 
de  la  société  de  Samt-Pétersbourg.  J'ai  la  complète  certitude  que 
cet  ordre  a  été  donné  par  l'empereur.  Toutes  les  portes  doivent  être 
fermées;  aucun  Russe  ne  paraîtra  chez  moi.  Des  soirées  et  des  dîners 
auxquels  j'étais  invité,  ainsi  que  M"*  Périer,  ont  été  remis;  les  per- 
sonnes dont  la  maison  nous  était  ouverte  et  qui  ont  des  jours  fixes 
de  réception  nous  font  prier,  par  des  mtermédiaires,  de  ne  pas  les 
mettre  dans  l'embarras  en  nous  présentant  chez  elles,  et  font  allé- 
guer, sous  promesse  du  secret,  les  ordres  qui  leur  sont  donnés. 

tt  L'empereur,  fort  irrité  et  ne  pouvant  comprendre  qu'une  sim- 


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LE  KOI  LOUIS-PHILIPPE   ET  l'eMPEREUR   NICOLAS.  11 

pie  manifestation,  couverte  d'une  excuse  officielle  et  enveloppée  de 
toutes  les  formes,  laisse  soupçonner,  après  dix  ans  de  patience,. le 
juste  mécontentement  qu'inspirent  ses  étranges  procédés,  l'empe- 
reur, dis-je,  espère  faire  prendre  à  l'Europe  une  démonstration  una- 
nime de  sa  noblesse  pour  le  témoignage  du  dévouement  qu'on  lui 
porte.  II  aura  de  la  peine  à  y  réussir.  Il  se  plaint  hautement  et 
m'accuse  personnellement  d'avoir  ajouté,  sans  doute  de  mon  chef, 
aux  instructions  que  j'aurais  pu  recevoir.  Quant  à  moi,  mon  atti- 
tude officielle  n'a  rien  eu  jusqu'ici  que  de  facile;  je  n'ai  cessé  de  me 
retrancher  derrière  l'excuse  de  mon  indisposition,  paraissant  ne 
rien  comprendre  à  l'incrédulité  qu'on  lui  oppose  et  au  déchaîne- 
ment général  qui  en  est  la  suite.  En  présence  de  procédés  si  inso- 
lites et  si  concertés,  dont  l'effet  s'est  déjà  fait  sentir  et  dont  on  me 
menace  pour  l'avenu-,  que  dois-je  faire,  monsieur?  Jusqu'à  quel 
point  faut-il  pousser  la  patience?  J'éprouve  un  vif  désir  de  recevoir 
à  cet  égard  les  instructions  de  votre  excellence.  Jusque-là  je  cher- 
cherai à  me  maintenir  de  mon  mieux  sur  ce  terrain  glissant,  bien 
détermmé  à  ne  rien  compromettre  volontairement  et  à  ne  pas  en- 
gager le  gouvernement  du  roi  sans  m'y  trouver  impérieusement 
contramt. 

«  Je  sens  tout  ce  qu'une  rupture  aurait  de  graves  conséquences, 
je  ferai  pour  l'éviter  tout  ce  que  l'honneur  me  permettra,  je  ne  re- 
culerai jamais  devant  une  responsabilité  que  je  me  croirais  imposée 
par  mon  devoir;  mais  votre  excellence  peut  être  assurée  que  je  ne 
l'assumerai  pas  légèrement,  et  qu'une  provocation  ou  une  offense 
directe;  positive,  officielle,  pourrait  seule  me  faire  sortir  de  l'atti- 
tude expectante  que  je  me  conserve. 

«  Ayant  reçu  avant-hier  la  dépêche  que  votre  excellence  m'a  fait 
l'honneur  de  m' écrire  le  8  de  ce  mois,  relativement  aux  affaires  de 
Grèce,  je  me  suis  empressé  de  demander  un  rendez-vous  à  M.  de 
Nesselrode  pour  l'en  entretenir.  Le  vice-chancelier  me  l'a  indiqué 
pour  aujourd'hui,  et  je  polirrai  en  rendre  compte  dans  un  posl- 
scriptum  avant  de  fermer  cette  dépêche.  » 

«  P. "S.  —  Je  sors  de  chez  M.  de  Nesselrode;  amsi  que  je  l'avais 
prévu  et  espéré,  son  accueil  a  été  le  même  que  par  le  passé,  et  pas 
une  seule  nuance  n'a  marqué  la  moindre  différence.  Nous  ne  nous 
sommes  écartés  ni  l'un  ni  l'autre  du  but  de  l'entretien,  qui  avait 
pour  objet  les  affaires  de  la  Grèce  et  la  dépêche  de  votre  excellence. 
Je  devrai  entrer  à  cet  égard  dans  quelques  détails  que  je  remets  à 
ma  prochaine  expédition.  » 


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12  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  M,  Ctuimir  Périer  à  M.  Guizot, 

«  Saint-Pétersbourg,  28  décembre  1S41. 

«  Monsieur, 

«  La  situation  est  à  peu  près  la  même.  Je  crois  toutefois  pouvoir 
vous  garantir  que  le  gouvernement  impérial  et  la  cour  ne  change- 
ront rien  à  leurs  relations  officielles  avec  moi.  Si  mon  entrevue  avec 
M.  de  Nesselrode  depuis  le  18  ne  suffisait  pas  pour  établir  à  cet 
égard  ma  conviction,  mes  doutes  seraient  levés  par  l'attitude  et  le 
langage  de  l'empereur,  qui,  sentant  toute  la  maladresse  de  sa  co- 
lère, affecte  maintenant  une  sorte  d'indifférence  et  s'efforce  de  pa- 
raître complètement  étranger  aux  démonstrations  de  la  noblesse  et 
de  la  société  :  il  prétend  ne  pouvoir  pas  plus  s'y  opposer  qu'il  n'a 
pu  les  commander.  Ce  ne  sera  pas  là  une  des  scènes  les  moins  cu- 
rieuses de  cette  triste  comédie  qui  ne  fera  pas  de  dupes. 
-  «  Je  sais  de  bonne  source,  j'apprends  par  les  messagers  qui  m'ar- 
rivent  et  les  communications  qui  me  sont  faites,  sous  le  secret,  par 
l'intermédiaire  de  quelques-uns  de  mes  collègues,  combien,  à  l'ex- 
ception d'un  pçtit  nombre  d'exaltés  et  de  dévoués  quand  mêmey 
combien,  dis-je,  on  regrette  les  procédés  auxquels  on.est  contraint. 

((  Pour  bien  faire  apprécier  à  votre  excellence  la  nature  et  l'éten- 
due de  la  consigne  impériale,  je  suis  obligé  de  lui  citer  un  ou  deux 
faits.  Au  théâtre  français,  un  jeune  homme  qui  se  trouvait  dans 
une  loge  à  côté  de  la  nôtre  ayant  demandé  de  ses  nouvelles  à 
M°*  Périer,  l'empereur  s'informa  de  son  nom,  et  le  lendemam  le 
coupable  reçut  une  verte  semonce  et  l'invitation  d'être  plus  circon- 
spect à  l'avenir. 

«  On  a  poussé  l'inquisition  jusqu'à  envoyer  au  jeu  de  paume,  qui 
est  un  exercice  auquel  j'aime  à  me  livrer,  et  à  faire  demander  au 
paumier  les  noms  de  ceux  avec  qui  j'aurais  pu  jouer.  Heureusement 
il  n'y  a  eu  personne  à  mettre  sur  cette  liste  de  proscription  d'un 
nouveau  genre. 

«  Vous  comprendrez  facilement,  monsieur,  qu'avec  un  pareil  sys- 
tème on  établisse  sans  peine  une  unanimité  dont  la  cause  se  trahit 
par  l'impossibilité  même  de  sa  libre  existence. 

«  L'empereur  profite  de  cette  position,  et,  satisfait  de  ce  qu'il  a 
obtenu  maintenant  que  le*  mot  d'ordre  a  circulé  et  que  l'impulsion 
est  donnée,  il  se  montre  parfaitement  doux.  On  fait  répandre  qu'il 
n'y  a  rien  d'officiel  dans  ce  qui  s'est  passé,  que  l'empereur  n'y  peut 
rien,  qu'il  a  dû  admettre  et  admis  mon  excuse,  mais  que  la  société 
est  libre  de  ressentir  ce  qu'elle  a  pris  comme  un  manque  d'égards 
envers  la  personne  du  souverain. 

«  J'irai  demain  à  un  bal  donné  à  l'assemblée  de  la  noblesse,  où 


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LE  ROI  LOUIS-PHILIPPE  ET  l'eMPEREUR  NICOLAS.  13 

y  étais  invité  et  où  le  corps  diplomatique  se  rend,  non  pas  précisé- 
ment officiellement,  mais  cependant  en  uniforme.  Cette  dernière  cir- 
constance m'aurait  déterminé,  si  j'avais  hésité  sur  là  conduite  que 
j'avsds  à  tenir.  On  a  cherché  en  effet  à  me  faire  dire  que  je  ferais 
peut-^tre  mieux  de  m' abstenir.  Je  me  suis  retranché  derrière  mon 
droit  et  mon  ignorance  absolue  des  motifs  qui  pourraient  me  faire 
m'abstenir  volontairement  d'un  bal  où  va  la  cour  et  où  se  trouvera 
toui  le  corps  diplomatique. 

«  Ce  n'est  qu'après  le  l*'  janvier,  quand  je  serai  retourné  au  pa- 
lais, qu'on  peut  attendre  dans  la  société  le  revirement  qui  m'est 
annoncé.  Je  devrai,  ce  me  semble,  me  montrer  poli,  mais  froid. 
J'attendrai  les  avances  qui  pourraient  m'être  faites  sans  les  cher- 
cher, mais  sans  les  repousser.  Je  sens  et  sentirai  davantage  par  la 
suite  le  besoin  d'être  soutenu  par  vous.  Croyez  du  reste,  monsieur, 
je  vous  en  prie,  que  ce  n'est  pas  un  intérêt  personnel  qui  me  le  fait 
désirer.  Dans  les  circonstances  où  je  me  trouve,  je  me  mets  com- 
plètement hors  de  la  question,  et,  en  ce  qui  ne  concerne  que  moi, 
vous  me  trouverez  disposé  à  me  soumettre  avec  abnégation  à  tout 
ce  que  vous  croiriez  utile  de  m' ordonner.  » 

Dès  que  j'eus  appris,  par  sa  dépêche  du  21  décembre,  que  mes 
instructions  avaient  été  ponctuellement  exécutées,  j'adressai  à 
M.  Casimir  Périer  les  deux  lettres  suivantes,  l'une  officielle,  l'autre 
particulière  : 

a  M,  GuUot  à  M,  Casimir  Périer. 

«  Paris,  4  janvier  1842. 

«  Monsieur,  j'ai  reçu  la  dépêche  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
de  m' écrire  le  21  décembre,  et  dans  laquelle  vous  me  dites  que  le 
18  du  même  mois  vous  vous  êtes  exactement  conformé  à  mes  in- 
structions, en  évitant  toutefois  avec  soin  ce  qui  aurait  pu  en  aggra- 
ver l'effet.  D'après  la  teneur  même  de  ces  instructions,  je  dois  pré- 
sumer, quoique  vous  n'en  fassiez  pas  mention  expresse,  que  vous 
avez  eu  soin  de  motiver  par  écrit  votre  absence  de  la  cour  sur  un 
état  d'indisposition.  Vous  saurez  peut-être  déjà,  lorsque  cette  dé- 
pêche vous  parviendra,  que  M.  de  Kisselef  et  sa  légation  n'ont  pas 
paru  aux  Tuileries  le  1*'  janvier;  peu  d'heyes  avant  la  réception  du 
corps  diplomatique,  M.  de  Kisselef  a  écrit  à  M.  Tintroducteur  des 
ambassadeurs  pour  lui  annoncer  qu'il  était  malade.  Son  absence 
ne  nous  a  point  surpris.  Notre  intention  avait  été  de  témoigner  que 
nous  avons  à  cœur  la  dignité  de  notre  auguste  souverain,  et  que  des 
procédés  peu  convenables  envers  sa  personne  ne  nous  trouvent  ni 
aveugles  ni  indifférens.  Nous  avons  rempli  ce  devoir.  Nous  ne  voyons 
maintenant,  pour  notre  compte,  aucun  obstacle  à  cç  que  les  rap- 


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lA  BETUB  DES  DEUX  MONDES. 

ports  d'égards  et  de  politesse  reprennent  leur  cours  habituel.  C'est 
dans  cette  pensée  que  je  vous  ai  autorisé,  dès  le  18  novembre  der- 
nier, à  vous  présenter  chez  Fempereur  et  à  lui  rendre  vos  devoirs, 
selon  l'usage,  le  premier  jour  de  Tannée.  Vous  semblez  croire  que 
le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  pourra  vouloir  donner  d'autres  mar- 
ques de  son  mécontentement  :  tant  que  ce  mécontentement  n'irait 
pas  jusqu'à  vous  refuser  ce  qui  vous  est  officiellement  dû  en  votre 
qualité  de  chef  de  la  mission  française,  vous  devriez  ne  pas  vous  en 
apercevoir;  mais  si  on  affectait  de  méconnaître  les  droits  de  votre 
position  et  de  votre  rang,  vous  vous  renfermeriez  dans  votre  hôtel, 
vous  vous  borneriez  à  l'expédition  des  affaires  courantes  et  vous  at- 
tendriez mes  instructions. 

«  J'apprécie,  monsieur,  les  difficultés  qui  peuvent  s'élever  pour 
vous.  J'ai  la  confiance  que  vous  saurez  les  résoudre.  Le  prince  et  le 
pays  que  vous  représentez,  le  nom  que  vous  portez,  me  sont  de  sûrs 
garans  de  la  dignité  de  votre  attitude,  et  je  ne  doute  pas  qu'en  toute 
occasion  vous  ne  joigniez  à  la  dignité  cette  parfaite  mesure  que 
donne  le  sentiment  des  convenances  et  du  bon  droit.  » 

«  M.  Guizot  à  M,  Casimir  Périer, 

«  Paris,  5  janvier  1842. 

«  Je  voudrais  bien,  monsieur,  pouvoir  vous  donner  les  instruc- 
tions précises  et  détaillées  que  vous  désirez;  mais  à  de  telles  dis- 
tances et  quand  il  s'agit  des  formes  et  des  convenances  de  la  vie 
sociale,  il  n'y  a  pas  moyen.  Les  choses  ne  peuvent  être  bien  appré- 
ciées et  réglées  que  sur  les  lieux  mêmes,  au  moment  même,  et  par 
ceux  qui  en  voient  de  près  les  circonstances  et  les  effets.  Je  ne  sau- 
rais vous  transmettre  d'ici  que  des  indications  générales.  Je  m'en 
rapporte  à  vous  pour  les  appliquer  convenablement.  Ne  soyez  pas 
maintenant  exigeant  et  susceptible  au-delà  de  la  nécessité.  Ce  que 
nous  avons  fait  a  été  vivement  senti  ici  comme  à  Pétersbourg.  L'ef- 
fet que  nous  désirions  est  produit.  On  saura  désormais  que  les  mau- 
vais procédés  envers  nous  ne  passent  pas  inaperçus.  Quant  à  présent, 
nous  nous  tenons  pour  quittes  et  nous  reprendrons  nos  habitudes 
de  courtoisie.  Si  on  s'ei^  écartait  envers  vous,  vous  m'en  informe- 
riez sur-le-champ.  Ce  courrier  ne  vous  arrivera  qu'après  le  jour  de 
l'an  russe.  Si  vous  avez  été  ayerti,  selon  l'usage,  avec  tout  le  reste 
du  corps  diplomatique,  du  moment  où  vous  auriez  à  rendre  vos  de- 
voirs à  l'empereur,  vous  vous  en  serez  acquitté  comme  je  vous  l'a- 
vais prescrit  le  18  novembre  dernier.  Si  vous  n'avez  pas  été  averti, 
vous  m'en  aurez  rendu  compte,  et  nous  verrons  ce  (jue  nous  aurons  à 
faire.  J'ai  causé  de  tout  ceci  avec  M.  de  Barante,  et  nous  ne  prévoyons 


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LE  KOI  LOCIS-PHIUPPE  ET  L'EMPEREUB   NICOLAS.  15 

pas  d'autre  occasion  prochadne  et  déterminée  où  quelque  embarras 
de  ce  genre  puisse  s'élever  pour  vous. 

(t  M.  de  ^selef  se  conduit  ici  avec  mesure  et  convenance.  Son 
langage  dans  le  monde  est  en  harmonie  avec  ce  qu'il  a  écrit  le 
!•'•  janvier  à  M.  de  Saint-Morys,  et  j'ai  lieu  de  croire  qu'il  est  dans 
l'intention  de  ne  faire  aucun  bruit  de  ce  qui  s'est  passé,  et  de  rem- 
plir comme  précédemment  tous  les  devoirs  d'égards  et  de  politesse 
<iui  appartiennent  à  sa  situation.  Il  sera  invité,  comme  tout  le  corps 
diplomatique,  au  prochain  grand  bal  de  la  cour.  Nous  témoignons 
ainsi  que,  comme  je  viens  de  vous  le  dire,  nous  nous  tenons  pour 
quittes  et  n'avons  point  dessein  de  perpétuer  les  procédés  désobli- 
geans.  Nous  agirons  du  reste^ici  envers  M.  de  Kîsselef  d'après  la 
façon  dont  on  agira  à  Pétersbourg  envers  vous.  Vous  m'en  rendrez 
compte  exactement.  » 

Il  nous  importait  que  non -seulement  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Paris,  mais  dans  les  grandes  cours  de  l'Europe,  notre  démarche  fût 
bien  comprise  dans  sa  véritable  intention  et  sa  juste  mesure.  J'écri- 
\îs  aux  représentans  du  roi  à  Vienne,  à  Londres  et  à  Berlin,  MM.  de 
Flahault,  de  Sainte-Aulaire  et  Bresson. 

tt  M.  Guizot  à  M.  le  comte  de  Flahault  à  Vienne. 

«  Paris,  5  janvier  1842. 

«  Mon  cher  comte, 

«  Je  veux  que  vous  soyez  bien  instruit  d'un  petit  incident  survenu 
entre  la  cour  de  Saint-Pétersbourg  et  nous,  et  dont  probablement 
vous  entendrez  parler.  Je  vous  envoie  copie  de  la  correspondance 
officielle  et  particulière  à  laquelle  il  a  donné  lieu.  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  dire  que  je  vous  l'envoie  pour  vous  seul,  et  uniquement  pour 
vous  donner  une  idée  juste  de  l'incident  et  du  langage  que  vous  de- 
vrez tenir  quand  on  vous  en  parlera.  Nous  avons  atteint  notre  but 
et  nous  sommes  parfaitement  en  règle.  Officiellement^  le  comte  de 
Pahlen  a  été  rappelé  à  Pétersbourg  pour  causer  avec  l'empereur; 
M.  Casimir  Périer  a  été  malade  le  18  décembre  et  M.  de  Kisselef  le 
1*'*  janvier.  En  réalité^  l'empereur  n'a  pas  voulu  que  M.  de  Pahlen 
complimentât  le  roi,  et  nous  n'avons  pas  voulu  que  ce  mauvais  pro- 
cédé passât  inaperçu.  De  part  et  d'autre,  tout  est  correct  et  tout  est 
compris.  Les  convenances  extérieures  ont  été  observées  et  les  in- 
tentions réelles  senties.  Cela  nous  suflBt,  et  nous  nous  tenons  pour 
quittes. 

«  Il  faut  qu'on  en  soit  partout  bien  convaincu.  Plus  notre  poli- 
tique est  conservatrice  et  pacifique,  plus  nous  serons  soigneux  de 
notre  dignité.  Nous  ne  répondrons  point  à  de  mauvais  procédés  par 


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16  UVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dé  la  mauvaise  politique;  mais  nous  ressentirons  les  mauvais  procé- 
dés et  nous  témoignerons  que  nous  les  ressentons.  Du  reste,  je  crois 
cette  petite  affaire  finie.  M.  de  Kisselef  se  conduit  ici  avec  mesure 
et  convenance.  Nous  serons  polis  envers  lui  comme  par  le  passé. 
On  ne  fera  rien,  je  pense,  à  Pétersbourg  qui  nous  en  empêche.  Ne 
parlez  de  ceci  que  si  on  vous  en  parle,  et  sans  y  mettre  d'autre  im- 
portance que  de  faire  bien  entrevoir  notre  parti-pris  de  n'accepter 
aucune  inconvenance.  »  , 

Quand  j'eus  reçu  les  détails  que  me  donnait  M.  Casimir  Périer 
sur  l'attitude  de  la  cour  et  de  la  société  à  Saint-Pétersbourg,  je  lui 
écrivis  le  6  janvier  1842  : 

«  Vous  avez  raison,  monsieur,  les  détails  que  vous  me  donnez 
sont  étranges;  mais  s'ils  m' étonnent  un  peu,  ils  ne  me  causent  pas 
la  moindre  inquiétude.  Je  vois  que  toute  cette  irritation,  toute  cette 
humeur  dont  vous  me  parlez,  se  manifestent  dans  la  société  de  Saint- 
Pétersbourg  et  point  dans  le  gouvernement.  Vos  rapports  libres  avec 
le  monde  en  sont  dérangés,  gênés,  peu  agréables.  Vos  rapports  of- 
ficiels avec  le  cabinet  demeurent  les  mêmes,  et  votre  entrevue  du 
2A  décembre  avec  le  comte  de  Nesselrode,  au  sujet  des  affaires  de 
Grèce,  en  a  donné  la  preuve  immédiate. 

«  Cela  devait  être,  et  je  n'aurais  pas  compris  qu'il  en  pût  arriver 
autrement.  On  n'a  rien,  absolument  rien  à  nous  reprocher.  Vous 
avez  été  indisposé  le  18  décembre.  Vous  en  avez  informé  avec  soin  le 
grand-maître  des  cérémonies  de  la  cour.  Vous  avez  scrupuleusement 
observé  toutes  les  règles,  toutes  les  convenances.  Le  cabinet  de 
Saint-Pétersbourg  les  connaît  trop  bien  pour  ne  pas  les  respecter 
envers  vous,  comme  vous  les  avez  respectées  vous-même. 

«  M.  de  Kisselef  n'a  point  paru  le  1"  janvier  chez  le  roi,  à  la  ré- 
ception du  corps  diplomatique.  Il  était  indisposé  et  en  avait  informé 
le  matin  M.  l'introducteur  des  ambassadeurs.  M.  de  Kisselef  est  et 
sera  traité  par  le  gouvernement  du  roi  de  la  même  manière,  avec 
les  mêmes  égards  qu'auparavant.  Rien,  je  pense,  ne  viendra  nous 
obliger  d'y  rien  changer. 

«  La  société  de  Paris  se  conduira,  je  n'en  doute  pas,  envers  M.  de 
Kisselef  comme  le  gouvernement  du  roi.  Il  n'y  rencontrera  ni  im- 
politesse, ni  embarras,  ni  froideur  affectée,  ni  désagrémens  calculés  : 
cela  est  dans  nos  sentimens  et  dans  nos  mœurs;  mais  la  société  de 
Saint-Pétersbourg  n'est  point  tenue  d'en  faire  autant.  Elle  pe  vous 
doit  ni  manières  bienveillantes  ni  relations  agréables  et  douces.  Si 
elle  ne  juge  pas  à  propos  d'être  avec  vous  comme  elle  était  naguère, 
vous  n'avez  point  à  vous  en  préoccuper  ni  à  vous  en  plaindre.  Res- 
tez chez  vous,  monsieur,  vivez  dans  votre  intérieur;  soyez  froid  avec 


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I£  ROI  LOUIS-PHaiPPE  ET  l'^MPEREUR  NICOLAS.  17 

ceux  qui  seront  froids,  étranger  à  ceux  qui  voudront  être  étrangers* 
Vous  n'aurez  sans  doute  à  repousser  aucun  de  ces  procédés  qu'un 
homme  bien  élevé  ne  saurait  accepter  et  qui  n'appartiennent  pas  à 
un  monde  bien  élevé.  Que  cela  vous  suffise.  Dans  votre  hôtel,  au 
sein  de  votre  légation,  vous  êtes  en  France;  renfermez-vous  dans 
cette  petite  patrie  qui  vous  entoure,  tant  que  la  société  russe  le  vou- 
dra elle-même.  Vous  êtes  jeune,  je  le  sais;  M"**  Périer  est  jeune  et 
aimable;  le  monde  lui  plaît  et  elle  y  plaît  :  je  regrette  pour  elle  et 
pour  vous  les  agrémens  de  la  vie  du  monde;  mais  vous  avez  Tun  et 
l'autre  l'esprit  trop  juste  et  le  cœur  trop  haut  pour  ne  pas  savoir  y 
renoncer  sans  elTort  et  vous  suffire  parfaitement  à  vous-mêmes  quand 
la  dignité  de  votre  pays  et  votre  propre  dignité  y  sont  intéressées. 
«  J'apprends  avec  plaisir,  quoique  sans  surprise,  que  toutes  les 
personnes  attachées  à  votre  légation  se  conduisent  dans  cette  cir- 
constance avec  beaucoup  de  tact  et  de  juste  fierté.  Pour  vous,  mon- 
sieur, je  me  plais  à  vous  faire  compliment  de  votre  attitude  parfaite- 
ment digne  et  convenable.  Persistez -y  tranquillement.  Dans  vos 
rapports  avec  le  cabinet  de  Sahit-Pétersbourg,  pour  tout  ce  qui  tient 
aux  affaires,  soyez  ce  que  vous  étiez,  faites  ce  que  vous  faisiez  avant 
cet  incident;  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  rien  soit  changé  à  cet 
égard.  Et  quant  à  vos  relations  avec  la  société,  tant  qu'elles  ne  se- 
ront pas  ce  qu'elles  doivent  être  pour  la  convenance  et  pour  votre 
agrément,  tenez-vous  en  dehors.  Il  n'y  a  que  cela  de  digne  et  de 
sensé.  » 

Du  6  au  25  janvier,  M.  Casimir  Périer  me  rendit  compte,  dans  les 
lettres  suivantes,  des  incidens  survenus  à  Saint-Pétersbourg,  et  qui 
indiquaient,  soit  le  maintien,  soit  la  modification  des  dispositions  et 
de  l'attitude  de  l'empereur  Nicolas  et  de  sa  cour. 

«  M,  Casimir  Périer  à  M.  Guizot, 

a  Saint-Pétersbourg,  6  janvier  1842. 

«  Monsieur, 

«  L'empereur  s'est  fort  calmé,  et  si  rien  ne  vient  réveiller  son  irri- 
tation, il  est  à  croire  qu'elle  n'aura  pas  de  nouveaux  effets.  La  con- 
signe donnée  à  la  société  n'est  pas  levée,  mais  on  n'attend,  si  je  suis 
bien  informé,  qu'une  occasion  de  sortir  d'une  attitude  dont  on  sent 
tout  le  ridicule.  Cette  occasion  semble  devoir,  aux  yeux  de  tous,  se 
rencontrer  dans  ma  présence  à  la  cour  le  l'^Y^^  janvier.  Ainsi  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  le  mander  à  votre  excellence,  me  sentant  at- 
teint, non  dans  ma  personne,  mais  dans  ma  position  officielle,  à  la- 
quelle on  a  pris  soin  de  me  faire  comprendre  qu'on  voulait  s'adres- 
ser, je  me  tiendrai  fort  sur  la  réserve,  et  des  avances  bien  positives 

TOME  XXII.  2 


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18  BEYVB  DES  DEUX  MONDES. 

et  bien  marquées  pourraient  seules  m'en  faire  départir.  J'espère 
d'ailleurs  recevoir  les  instructions  de  vôtre  excellence  avant  de  de- 
voir dessiner  nettement  l'attitude  que  pourrait  me  faire  adopter  un 
changement  complet  et  subit  dans  celle  qu'on  a  prise  vis-à-vis 
de  moi.  )> 

<t  Le  même  au  même. 

«  Saint*Pétersbourg,  11  janvier  1842. 

«  Monsieur, 

«  Le  secret  sur  les  ordres  qui  ont  pu  être  donnés  à  M.  de  Kisselef 
pour  le  l**^  janvier  a  été  si  bien  gardé  que  rien  de  positif  n'^  trans- 
piré à  cet  égard.  Tous  les  membres  du  corps  diplomatique  parais- 
sent persuadés,  et  je  partage  cette  croyance,  qu'il  lui  a  été  enjoint 
de  ne  pas  paraître  aux  Tuileries,  et  si  ce  parti  a  été  pris  dans  un 
moment  d'irritation,  le  temps  aura  manqué  pour  donner  le  contre- 
ordre  que  la  réflexion  pourrait  avoir  conseillé.  Quoi  qu'il  en  soit,  je 
sais  que  M.  de  Nesselrode  et  ceux  qui  approchent  l'empereur  affir- 
ment qu'aucun  courrier  n'a  été  envoyé  au  chargé  d'aflaires  de  Rus- 
sie à  Paris.  Bien  que  la  vérité  doive  être  connue  de  votre  excellence 
au  moment  où  elle  recevra  cette  dépêche,  je  crois  nécessaire  de  la 
mettre  au  courant  de  tout  ce  qui  se  dit  et  se  fait  ici.  Ma  conduite 
n'en  peut  être  affectée,  ni  mon  attitude  modifiée;  je  reste  dans  l'igno- 
rance de  tout  ce  qui  n'a  pas  un  caractère  officiel,  et  ne  dois  pas  hé- 
^ter,  ce  me  semble,  à  moins  d'ordres  contraires,  à  me  rendre  au 
palais  le  1*"^  (13)  janvier. 

«  J'ai  eu  l'honneur  de  dire  à  votre  excellence  que  la  société  pa- 
raissait embarrassée  de  sa  position  vis-à-vis  de  l'ambassade,  et  em- 
pressée d'en  pouvoir  sortir.  Dans  le  salon  de  M""*  de  Nesselrode,  où 
j'ai  cru  de  mon  droit  et  de  mon  devoir  de  me  montrer,  ne  fût-ce 
que  pour  protester  contre  l'ostracisme  dont  j'étais  frappé,  j'ai  pu 
me  convaincre  que  j'avais  été  bien  informé  et  que  mes  appréciations 
étaient  fondées.  J'ai  trouvé  M*"'  de  Nesselrode  froide,  mais  polie; 
plusieurs  des  assistans  ont  été  fort  prévenans.  Au  bal  de  l'assemblée 
de  la  noblesse,  où  j'ai  facilement  remarqué  que  ma  présence  cau- 
sait une  espèce  de  sensation,  je  n'ai  eu  à  me  plaindre  de  personne  : 
l'accueil  des  uns  a  été  ce  qu'il  était  naguère,  celui  des  autres  em- 
preint peut-être  d'une  espèce  de  gêne  ;  mais  si  quelques  personnes 
ont  cherché,  quoique  sans  affectation,  à  m' éviter,  ce  n'était  guère 
que  celles  qui,  volontairement  ou  non,  se  sont  trouvées  le  plus  com- 
promises vis-à-vis  de  moi.  ^  ' 

c(  Ces  deux  occasions  ont  été  les  seules  où  je  me  sois  trouvé  en 
contact  avec  la  société,  les  seules  où  j'aie  jugé  utile  et  convenable 
de  me  montrer.  Pas  un  Russe  n'a  paru  chez  moi.  Quant  à  M"*  Casi- 
mir Périer,  je  n'ai  pas  trouvé  à  propos  qu'elle  sortit  de  chez  elle. 


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LE   ROI   LOUIS-PHILIPPE   ET  l'eMPEREUR   NICOLAS.  10 

Déterminé  à  éviter  tout  ce  qui,  dans  des  circonstances  si  bizarres  et 
si  exceptionnelles,  pouvait  amener  de  nouvelles  complications,  je 
n'ai  pas  voulu  courir  la  chance  de  ressentir,  avec  une  vivacité  dont 
j'aurais  pu  ne  pas  être  maître,  un  manque  d'égards  ou  un  mauvais 
procédé.  Je  demande  pardon  à  votre  excellence  d'entrer  dans  ces 
détails,  qui,  malgré  le  caractère  personnel  qu'ils  peuvent  avoir, 
m'ont  paru  nécessaires  à  un  complet  exposé  de  la  situation.  » 

^Umémeaumême. 
*  «  Saint-Pétersbourg,  13  Janvier  1842. 

((  Monsieur, 

«  J'ai  reçu  hier,  à  onze  heures  du  soir,  une  circulaire  adressée  au 
corps  diplomatique  par  le  grand-mal tre  des  cérémonies,  annonçant 
purement  et  simplement  que  le  cercle  qui  devait  avoir  lieu  ce  matin 
au  palais  était  contremandé. 

«  La  poste  part  aujourd'hui  à  deux  heures,  et  je  ne  puis  donner 
à  cet  égard  aucun  renseignement  4  votre  excellence.  Deux  de  mes 
collègues,  les  seuls  membres  du  corps  diplomatique  que  j'aie  ren- 
contrés, semblaient  croire  que  la  santé  de  l'impératrice  avait  motivé 
ce  contre-ordre,  qui  s'étend  à  tous,  à  la  cour  comme  à  la  noblesse. 
Jusqu'à  présent,  toutefois,  sa  majesté  avait  paru  beaucoup  mieilx 
portante  que  par  le  passé,  et  rien  n'avait  préparé  à  une  aggravation 
dans  son  état  assez  sérieuse  pour  que  l'empereur  ne  pût  recevoir  les 
félicitations  de  nouvelle  année.  » 

a  Lb  même  au  même. 

«  Saint-Pétersbourg,  15  janvier  1842. 

«  Monsieur, 
«  On  a  appris  hier  à  Pétersbourg  que  M.  de  Kisselef  n'avait  point 
paru  aux  Tuileries  le  l**"  janvier.  Cette  nouvelle,  après  tout  ce  qui 
s'est  passé  ici,  n'a  surpris  personne,  mais  a  généralement  affligé. 
On  prévoit  que  le  gouvernement  du  roi  en  témoignera,  d'une  ma* 
nière  ou  d'une  autre,  son  juste  mécontentement,  et  si  l'empereur  a 
pu  imposer  une  unanimité  de  démonstrations  extérieures,  il  s'en 
faut  de  beaucoup,  ainsi  que  j'ai  eu  l'honneur  de  le  mander  à  votre 
excellence,  qu'il  ait  obtenu  le  même  résultat  sur  l'opinion.  Aujour- 
d'hui surtout,  un  mécontentement  assez  grand  se  manifeste.  Le  cer- 
cle du  l**"  janvier  n'ayant  pas  eu  lieu ,  quels  que  soient  les  motifs 
qui  l'aient  fait  contremander,  et  le  corps  diplomatique  n'étant  plus 
officiellement  appelé  à  paraître  au  palais  avant  le  jour  de  Pâques, 
la  société  ne  sait  quelle  ligne  suivre  vis-à-vis  de  moi.  Elle  se  trou- 
verait humiliée  d'avances  trop  positives,  et  cependant  elle  sent  que 
je  ne  puis  en  accueillir  d'autres;  elle  se  plaint  d'ailleurs  d'avoh:  été 


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20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mise  en  avant  par  l'empereur,  qui,  en  invitant  le  chargé  d'affaires 
de  France,  semble  avoir  porté  un  démenti  à  l'interprétation  donnée 
à  ma  conduite...  La  Russie,  quoi  qu'on  en  dise,  n'épouse  pas  les 
passions  et  les  injustes  préventions  de  son  souverain. 

«  Le  corps  diplomatique  est  fort  bien  pour  moi;  il  apprécie  ma 
position  avec  justesse  et  convenance.  Si  dans  les  premiers  momens, 
malgré  la  réserve  dont  nous  devions  les  uns  et  les  autres  envelop- 
per notre  pensée,  j'ai  cru  remarquer  parmi  ses  membres  quelque 
dissidence  d'opinion,  je  dois  dire  que  tous  aujourd'hui  se  montrent 
jaloux  et  soigneux  de  la  dignité  d'un  de  leurs  collègues,  et  semblent 
approuver  que  je  ne  m'écarte  pas  de  l'attitude  que  les  circonstances 
m'imposent.  » 

«  Le  même  au  même, 

«  Saint-Pétersbourg,  19  janvier  iStô. 

«  Monsieur, 
«  Il  y  a  ce  soir  bal  à  la  cour,,  où  je  suis  invité  et  me  rendrai  avec 
Urne  périer.  Ce  bal  a  lieu  tous  les  ans  vers  la  fôte  du  6/18  janvier, 
jour  des  Rois  et  de  la  bénédiction  de  la  Neva;  mais  le  corps  diplo- 
matique n'y  est  pas  ordinairement  invité.  Il  parait  qu'on  a  voulu 
cette  fois  faire  une  exception  en  raison  de  ce  que  le  cercle  du 
l*"^  janvier  n'a  pas  été  tenu.  Il  ne  serait  pas  impossible  aussi  que  le 
désir  de  donner  à  la  légation  française  une  prompte  occasion  de  re- 
paraître à  la  cour  entrât  pour  quelque  chose  dans  cette  innova- 
tion. » 

«  Le  même  au  même. 

«  Saint-Pétersbourg,  23  janvier  1842. 

«  Monsieur, 

«  Je  ne  puis  aujourd'hui  que  confirmer  ce  que  j'ai  eu  l'honneur 
de  mander  à  votre  excellence,  dans  ma  précédente  dépêche,  de  l'ex- 
cellent effet  que  produisent  l'attitude  du  gouvernement  du  roi,  l'in- 
différence avec  laquelle  il  a  accueilli  l'absence  de  M.  de  Kisselef  lors 
de  la  réception  du  !•' janvier,  et  la  ligne  de  conduite  dans  laquelle 
il  m'a  été  ordonné  de  me  renfermer  ici... 

«  Au  dernier  bal,  qui  n'était  point  précédé  d'un  cercle,  l'empe- 
reur et  l'impératrice  ont  trouvé,  dans  le  courant  de  la  soirée,  l'oc- 
casion, que  je  ne  cherchais  ni  ne  fuyais,  de  m' adresser  la  parole.  Ils 
ont  parlé  l'un  et  l'autre,  à  plusieurs  reprises,  à  M"*  Casimir  Périer. 
Enfin  tout  s'est  passé  fort  convenablement  et  avec  l'intention  évi- 
dente de  ne  marquer  aucune  différence  entre  l'accueil  que  nous  re- 
cevions et  celui  qui  nous  était  fait  naguère...  » 


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LB   ROI  LOUIS-PHILIPPE   ET  l'eMPEREUR   NICOLAS.  21 

«  Le  même  au  même, 

«  Saint-Péterebourg,  25  janvier  1842. 

«  Monsieur, 

((  Grâce  à  vos  lettres,  à  l'appui  qu'elles  m'ont  prêté,  la  situation 
de  la  légation  du  roi  est  devenue  excellente.  Si  la  société  russe,  en- 
gagée dans  une  fausse  voie,  ne  se  presse  pas  d'en  sortir,  elle  sent 
<iu  moins  ses  désavantages. 

«  Au  dernier  bal,  l'empereur  s'est  borné  à  me  dire,  en  passant  à 
côté  de  moi,  d'un  air  et  d'un  ton  qui  n'avaient  rien  de  désobligeant  : 
«  Comment  ça  va-t-il  depuis  que  nous  ne  nous  sommes  vus?  Ça  va 
mieux,  n'est-ce  pas?  » 

«  L'impératrice  m'a  demandé,  avec  une  certaine  insistance,  quand 
revenait  M.  de  Barante,  et  si  je  n'apprenais  rien  de  son  retour.  J'ai 
répondu  en  protestant  de  mon  entière  ignorance  à  cet  égard.  Je  ne 
"puis  décider  si  ce  propos  n'était  qu'une  marque  de  bienveillance 
pour  l'ambassadeur,  qui  a  laissé  ici  les  meilleurs  souvenirs,  ou  s'il 
cachait  une  intention,  par  exemple  une  sorte  d'engagement  impli- 
cite du  retour  de  M.  de  Pahlen  à  Paris. 

«  Entre  M.  de  Nesselrode  et  moi,  pas  un  seul  mot  n'a  été  dit  qui 
se  rapportât  à  tout  cet  incident  ou  qui  y  fît  allusion.  Il  m'a  paru 
qu'il  ne  me  convenait  pas  de  prendre  l'initiative.  Je  ne  voulais, 
comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  dire,  paraître  ni  embarrassé,  ni 
inquiet,  ni  pressé  de  sortir  de  la  situation  qu'il  a  plu  à  la  société  de 
me  faire,  et  dans  laquelle  rien  ne  m'empêche,  surtout  aujourd'hui, 
de  me  maintenir  avec  honneur.  Dans  un  intérêt  fort  avouable  de 
conciliation,  je  n'aurais  certes  pas  évité  une  conversation  confiden- 
tielle à  cet  égard  que  M.  de  Nesselrode  aurait  pu  chercher.  Sa  mo- 
dération m'est  connue  :  j'ai  la  certitude  qu'il  regrette  tout  ce  qui 
s'est  passé;  mais  je  n'ai  pas  pensé  qu'il  fût  utile  d'aller  au-devant 
d'explications  que  le  caractère  tout  aimable  de  nos  entretiens  et  la 
position  supérieure  du  vice-chancelier  lui  rendsdent  facile  de  pro- 
voquer. » 

J'étais  parfaitement  content  de  l'attitude  de  M,  Casimir  Périer,  et 
je  m'empressai  de  le  lui  témoigner. 

«  M.  Guizot  à  M.  Casimir  Périer. 

«  Paris,  18  février  i8i2. 

«  Je  ne  veux  pas  laisser  partir  ce  courrier,  monsieur,  sans  vous 
dire  combien  les  détails  que  vous  m'avez  mandés  m'ont  satisfait. 
Une  bonne  conduite  dans  une  bonne  attitude,  il  n'y  a  rien  à  désirer 
au-delà.  Persistez  tant  que  la  société  russe  persistera.  Son  entête- 


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22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  commence  à  faire  un  peu  sourire,  comme  toutes  les  situations 
qu'on  prolonge  plutôt  par  embarras  d'en  sortir  que  par  envie  d'y 
rester.' Vous  qui  n'avez  point  d'embarras,  attendez  tranquillement, 
vous  n'avez  qu'à  y  gagner.  Le  temps,  quand  on  l'a  pour  soi,  est  le 
meilleur  des  alliés. 

((  Répondez  toujours  que  vous  ne  savez  rien,  absolument  rien,  sur 
le  retour  de  M.  de  Barante.  Il  ne  quittera  certainement  point  Paris 
tant  que  M.  de  Pahlen  ou  un  autre  ambassadeur  n'y  reviendra  pas... 
Y  a-t-il  quelque  conjecture  à  ce  sujet  dans  le  corps  diploiûatique 
que  vous  voyez? 

«  Vous  avez  très  bien  fait  de  ne  prendre  avec  M.  de  Nesselrode 
l'initiative  d'aucune  explication.  » 

«  Le  même  au  même. 

«  Paris,  24  février  1842. 

«  Je  vous  sais  beaucoup  de  gré,  monsieur,  du  dévouement  si  com- 
plet que  vous  me  témoignez.  Je  suis  sûr  que  ce  ne  sont  poiAt,  de 
votre  part,  de  vaines  paroles,  et  qu'en  effet,  de  quelque  façon  que 
le  roi  disposât  de  vous,  vous  le  trouveriez  bon  et  vous  obéiriez  de 
bonne  grâce;  mais  c'est  dans  le  poste  où  vous  êtes  que  vous  pouvez, 
quant  à  présent,  servir  le  roi  avec  le  plus  d'honneur.  Il  me  revient 
que  quelques  personnes  affectent  de  dire  que,  si  la  société  de  Saint- 
Pétersbourg  s'obstine  à  se  tenir  éloignée  de  vous,  c'est  à  vous  seul 
qu'il  faut  l'imputer,  et  que  c'est  à  vous  seul,  à  vos  procédés  person- 
nels, que  s'adresse  son  humeur.  Je  ne  saurais  admettre  cette  expli- 
cation. Vous  n'avez  rien  fait  que  de  correct  et  de  conforme  à  vos 
devoirs,  et  je  vous  connais  trop  bien  pour  croire  que  vous  ayez 
apporté,  dans  le  détail  de  votre  conduite,  aucune  inconvenance.  Il 
est  de  l'honneur  du  gouvernement  du  roi  de  vous  soutenir  dans  la 
situation  délicate  et  évidemment  factice  où  l'on  essaie  de  vous  pla- 
cer, et  l'empereur  lui-même  a,  j'en  suis  sûr,  l'esprit  trop  juste  et 
trop  fin  pour  ne  pas  le  reconnaître. 

«  Beaucoup  de  gens  pensent  et  disent  ici  qu'il  suffirait  d'un  mot 
ou  d'un  geste  de  l'empereur  pour  que  la  société  de  Saint-Péters- 
bourg ne  persévérât  point  dans  sa  bizarre  conduite  envers  vous.- Je 
réponds,  quand  on  m'en  parle,  que  vos  rapports  avec  le  cabinet 
russe  sont  parfaitement  convenables,  que  l'empereur  vous  a  traité 
dernièrement  avec  la  politesse  qui  lui  appartient,  et  que  certaine- 
ment, chez  nous,  si  lé  roi  avait,  envers  un  agent  accrédité  auprès  de 
lui,  quelque  juste  mécontentement,  il  ne  le  lui  ferait  pas  témoigner 
indirectement  et  par  des  tiers. 

a  Gardez  donc  avec  pleine  confiance,  monsieur,  l'attitude  que  je 
vous  û  prescrite,  et  qui  convient  seide  au  gouvernement  du  roi 


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LE   ROI   LOUIS-PHILIPPE   ET  L'eMPEREUR   NICOLAS.  .       23 

comme  à  vous-même.  Ne  vous  préoccupez  point  de  la  froideur 
qu'on  vous  témoigne;  Q*en  ressentez  aucune  impatience,  aucune 
humeur;  tenez-vous  en  mesure  d'accueillir,  sans  les  devancer,  les 
marques  de  retour  qui  vous  seraient  adressées.  Vous  avez  pour  vous 
le  bon  droit,  les  convenances,  les  habitudes  du  monde  poU  dans  les 
pays  civilisés.  Votre  gouvernement  vous  approuve.  Le  gouverne- 
ment auprès  duquel  vous  résidez  fait  tout  ce  qu'il  vous  doit.  Le  né- 
cessaire ne  vous  manque  point.  Attendez  tranquillement  que  le  su- 
perflu vous  revienne,  et  continuez  à  prouver,  par  la  dignité  et  la 
bonne  grâce  de  votre  conduite,  que  vous  pouvez  vous  en  passer.  )> 

La  situation  demeurait  immobile.  La  société  de  Saint-Pétersbourg 
ne  changeait  point  d'attitude.  L'empereur  et  l'impératrice ,  quand 
M.  Casimir  Périer  avait  l'occasion  de  les  voir,  ne  lui  faisaient  plus 
aucune  allusion  au' retour  de  M.  de  Barante,  ne  lui  prononçaient  plus 
même  son  nom.  Il  m'écrivit  le  8  juin  i8A2  : 

((  Monsieur, 

(c  Je  viens,  fort  à  regret,  aujourd'hui  vous  supplier  de  ne  pas  re- 
tarder la  décision  par  laquelle  vous  avez  bien  voulu  me  faire  don- 
ner l'espoir  que  vous  mettriez  un  terme  à  une  position  qui  ne  peut 
plus  se  prolonger.  Il  m'en  coûte  beaucoup,  daignez  le  croire,  de 
faire  cette  démarche;  mais  vous  me  permettrez  de  vous  rappeler 
qu'après  six  mois  de  la  situation  la  plus  pénible,  c'est  la  première 
fois  que  j'ai  une  pensée  qui  ne  soit  pas  toute  de  dévouement  et  d'ab- 
négation. Je  sais  quels  devoirs  me  sont  imposés  par  mes  fonctions  : 
à  ceux-là  je  ne  crois  pas  avoir  failli  pendant  douze  ans  de  constans 
services.  Je  ne  puis  ni  ne  veux  faillir  à  d'autres  devoirs  qui  ne  sont 
pas  moins  sacrés.  M"'  Casimir  Périer  est  fort  souffrante,  et  sa  santé 
m'inquiète.  Exilée  à  huit  cents  lieues  de  son  pays  le  lendemain 
même  de  son  mariage,  trop  délicate  pour  un  climat  sévère ,  elle  a 
besoin  maintenant,  elle  a  un  pressant  besoin  de  respirer  un  air  plus 
doux,  et  les  médecins  ordonnent  impérieusement  les  bains  de  mer 
pour  cet  été.  Veuillez  donc,  monsieur,  supplier  le  roi  de  me  per-  . 
mettre  de  quitter  la  Russie  vers  la  fin  de  juillet  ou  dans  les  pre- 
miers jours  d'août. 

«  Le  roi  connaît  mon  dévouement  à  son  service;  vous,  monsieur, 
vous  connaissez  mon  attachement  à  votre  personne  :  c'est  donc  sans 
crainte  d'être  mal  compris  ou  mal  jugé  que  je  vous  expose  la  né- 
cessité pénible  à  laquelle  me  soumet  aujourd'hui  le  soin  des  inté- 
rêts les  plus  légitimes  et  les  plus  chers.  On  m'a  mandé  que  votre 
intention  était  de  ne  pas  reciùer  mon  retour  au-delà  de  l'époque 
que  je  viens  d'indiquer,  et  j'ai  la  conviction  intime  qu'en  vous  ren- 
dant à  ma  prière  vous  prendrez  le  parti  le  mieux  d'accord  avec  ce 


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2&   .  RETUE  DES  DEUX  MONDES* 

que  les  circonstances  exigent.  En  effet,  Tempereur  s'est  prononcé, 
et  il  n'y  a  plus  à  en  douter,  M.  de  Pahlen  ne  retournera  pas  à  Paris 
dans  l'état  actuel  des  choses.  La  prolongation  de  mon  séjour  à  Pé- 
tersbourg  devient  aussi  inutile  qu'incompatible  avec  la  dignité  du 
gouvernement  du  roi.  » 

Je  lui  répondis  le  23  juin  : 

M  Monsieur, 

«  Le  roi  vient  de  vous  nommer  commandeur  de  la  Légion  d'hon- 
neur. Le  baron  de  Talleyrand  vous  en  porte  l'avis  officiel  et  les  in- 
signes. Je  suis  heureux  d'avoir  à  vous  transmettre  cette  marque  de 
la  pleine  satisfaction  du  roi.  Dans  une  situation  délicate,  vous  vous 
êtes  conduit  et  vous  vous  conduisez,  monsieur,  avec  beaucoup  de 
dignité  et  de  mesure.  Soyez  sûr  que  j'apprécie  toutes  les  difficultés, 
tous  les  ennuis  que  vous  avez  eus  à  surmonter,  et  que  je  ne  négli- 
gerai rien  pour  qu'il  vous  soit  tenu  un  juste  compte  de  votre  dé- 
vouement persévérant  au  service  du  roi  et  du  pays. 

«  Je  comprends  la  préoccupation  que  vous  cause  et  les  devoirs 
que  vous  impose  la  santé  de  M"®  Périer.  J'espère  qu'elle  n'a  rien 
qui  doive  vous  alarmer,  et  que  quelques  mois  de  séjour  sous  un  ciel 
et  dans  un  monde  plus  doux  rendront  bientôt  à  elle  tout  l'éclat  de 
la  jeunesse,  à  vous  toute  la  sécurité  de  bonheur  que  je  vous  désire.. 
Le  roi  vous  autorisera  à  prendre  un  congé  et  à  revenir  en  France  du 
1*^'*  au  15  août.  Dès  que  le  choix  du  successeur  qui  devra  vous  rem- 
placer par  intérim^  comme  chargé  d'affaires,  sera  arrêté,  je  vous  en 
informerai. 

«  J'aurais  vivement  désiré  qu'un  poste  de  ministre  se  trouvât 
vacant  en  ce  moment.  Je  me  serais  empressé  de  vous  proposer  au 
choix  du  roi.  Il  n'y  en  a  point,  et  nous  sommes  obligés  d'attendre 
une  occasion  favorable.  Je  dis  nous^  car  je  me  regarde  comme  aussi 
intéressé  que  vous  dans  ce  succès  de  votre  carrière.  J'espère  que 
nous  n'attendrons  pas  trop  longtemps.  » 

Mais  en  annonçant  à  M.  Casimir  Périer  un  prochain  congé,  j'avais 
à  cœur  que  personne  en  Europe,  surtout  en  Allemagne,  ne  se  mé- 
prît sur  le  motif  qui  me  décidait  à  le  lui  accorder,  et  que  la  situa- 
tion entre  Paris  et  Pétersbourg  restât  bien  clairement  telle  que  l'avait 
faite  cet  incident.  J'écrivis  le  4  juillet  à  l'ambassadeur  de  France  à 
Vienne,  M.  de  Flahault  : 

«  Mon  cher  comte, 
«  Casimir  Périer  me  demande  avec  instance  un  congé  pour  rame- 
ner en  France  sa  femme  malade,  et  qui  a  absolument  besoin  de 
bains  de  mer  sous  un  ciel  doux.  Je  ne  puis  le  lui  refuser.  Il  en  usera 


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LE  ROI  LOUIS-THIUPPE   ET  l'eMPERECR  NICOLAS.  25 

du  !•'  au  15  août,  après  les  fêtes  russes  de  juillet.  J'ai  demandé 
pour  lui  au  roi  et  il  reçoit  ces  jours-ci  la  croix  de  commandeur.  Elle 
était  bien  due  à  la  fermeté  tranquille  et  mesurée  avec  laquelle  il  a 
tenu,  depuis  plus  de  six  mois,  une  situation  délicate.  Il  gardera  son 
poste  de  premier  secrétaire  en  Russie  tant  que  je  n*  aurai  pas  trouvé 
un  poste  de  ministre  vacant  pour  lequel  je  puisse  le  proposer  au  roi, 
et  il  sera  remplacé,  pendant  son  congé,  par  un  autre  chargé  d'af- 
faires, probablement  par  le  second  secrétaire  de  notre  ambassade  à 
Pétersbourg,  H.  d'André,  naturellement  appelé  à  ce  poste  quand 
l'ambassadeur  et  le  premier  secrétaire  sont  absens.  Sauf  donc  un 
changement  de  personnes,  la  situation  restera  la  même.  Ce  n'est  pas 
sans  y  avoir  bien  pensé  que,  l'automne  dernier,  nous  nous  sommes 
décidés  à  la  prendre.  Pendant  dix  ans,  à  chaque  boutade,  à  chaque 
mauvsûs  procédé  de  l'empereur,  on  a  dit  que  c'était  de  sa  part  un 
mouvement  purement  personnel,  que  la  politique  de  son  gouverne- 
ment ne  s'en  ressentait  pas,  que  les  relations  des  deux  cabinets 
étaient  suivies  et  les  affaires  des  deux  pays  traitées  comme  si  rien 
n'était.  Nous  nous  sommes  montrés  pendant  dix  ans  bien  patiens  et 
faciles;  mais  en  1840  la  passion  de  l'empereur  a  évidemment  péné- 
tré dans  sa  politique.  L'ardeur  avec  laquelle  il  s'est  appliqué  à 
brouiller  la  France  avec  l'Angleterre,  à  la  séparer  de  toute  l'Europe, 
nous  a  fait  voir  ses  sentimens  et  ses  procédés  personnels  sous  un 
jour  plus  sérieux.  Nous  avons  dà  dès  lors  en'  tenir  grand  compte.  A 
ne  pas  ressentir  ce  que  pouvaient  avoir  de  tels  résultats,  il  y  eût  eu 
peu  de  dignité  et  quelque  duperie.  Un'e  occasion  s'est  présentée  :  je 
l'ai  saisie.  Nous  n'avons  point  agi  par  humeur,  ni  pour  commencer 
un  ridicule  échange  de  petites  taquineries.  Nous  avons  voulu  prendre 
une  position  qui  depuis  longtemps  eût  été  fort  naturelle,  et  que  les 
événemens  récens  rendaientparfaitement  convenable.  J'ai  été  charmé 
pour  mon  compte  de  me  trouver  appelé  à  y  placer  mon  roi  et  mon 
pays.  Nous  la  garderons  tranquillement.  M.  de  Barante  attendra  à 
Paris  que  M.  de  Pahlen  revienne*  Ce  n'est  pas  à  nous  de  prendre 
l'initiative  de  ce  retour.  Dans  l'état  actuel  des  choses,  des  chargés 
d'affaires  suffisent  très  bien  aux  nécessités  de  la  politique  comme 
aux  convenances  des  relations  de  cour,  et  le  jour  où  à  Pétersbourg 
on  voudra  qu'il  en  soit  autrement,  nous  sortirons  de  cette  situation 
sans  plus  d'embarras  que  nous  n'en  avons  aujourd'hui  à  y  rester.  » 

Au  moment  où  M.  Casimir  Périer  recevait  la  nouvelle  de  son  pro- 
chain congé  et  faisait  ses  préparatifs  pour  en  profiter,  le  fatal  acci- 
dent du  13  juillet  1842  enleva  à  la  France  M.  le  duc  d'Orléans.  J'en 
informai  sur-le-champ  M.  Casimir  Périer,  comme  tous  les  représqp- 
tans  du  roi  auprès  des  gouvernemens  étrangers. 


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26  REYCE  DES  DEUX  MONDES. 

a  M.  Guizot  à  M.  Casimir  Périer. 

«  Paris,  14  juiUet  1842. 

c(  Monsieur,  une  affreuse  catastrophe  vient  de  plonger  la  famille 
royale  dans  le  deuil  le  plus  profond,  et  de  jeter  dans  Paris  un  sen- 
timent de  douleur  que  la  France  entière  partagera  bientôt.  Hier 
matin,  monseigneur  le  duc  d'Orléans,  sur  le  point  de  partir  pour 
Saint-Omer,  où  il  devait  inspecter  une  partie  des  troupes  destinées 
à  former  le  camp  de  Ghâlons,  se  rendait  à  Neuilly  pour  y  prendre 
congé  du  roi.  Les  chevaux  qui  le  conduisaient  s'étant  emportés,  son 
altesse  royale  a  voulu  sortir  de  la  voiture  pour  échapper  au  danger 
qui  la  menaçait.  Dans  sa  chute,  elle  s'est  fait  des  blessures  telle- 
ment graves  que,  lorsqu'on  l'a  relevée,  elle  était  sans  connaissance 
et  qu'elle  n'a  plus  repris  ses  sens.  Transporté  dans  une  maison  voi- 
sine, le  prince  y  a  rendu  le  dernier  soupir,  après  quelques  heures 
d'agonie,  entre  les  bras  du  roi  et  de  la  reine,  et  de  tous  les  mem- 
bres de  la  famille  royale  présens  à  Paris  et  à  Neuilly.  M™*  la  duchesse 
d'Orléans  est  à  Plombières,  où  elle  s'était  rendue  pour  prendre  les 
eaux.  M"*  la  princesse  Clémentine  et  M™*  la  duchesse  de  Nemours 
viennent  de  parth:  pour  lui  donner,  en  mêlant  leurs  larmes  aux 
siennes,  les  seules  consolations  qu'elle  puisse  recevoir.  M.  le  duc  de 
Nemours,  M.  le  prince  de  Joinville,  M.  le  comte  de  Paris  et  M.  le 
duc  de  Chartres  sont  également  absens.  Des  exprès  leur  ont  été  en- 
voyés. Dans  ce  malheur  si  affreux  et  si  imprévu,  leurs  majestés  ont 
montré  un  courage  qui  ne  peut  être  comparé  qu'à  l'immensité  de 
leur  douleur.  Elles  n'ont  pas  quitté  un  moment  le  lit  de  leur  fils 
mourant,  et  elles  ont  voulu  accompagner  son  corps  jusqu'à  la  cha- 
pelle où  il  a  été  déposé.  La  population  de  Paris  tout  entière  s'est 
associée  au  sentunent  de  cette  grande  infortune,  et  toute  autre  pré- 
occupation a  fait  place  à  celle  d'un  événement  qui  n'est  pas  seule- 
ment une  grande  calamité  pour  la  famille  royale,  puisqu'il  enlève 
à  la  patrie  un  prince  que  ses  hautes  qualités  rendaient  si  digne  d'oc- 
cuper un  jour  le  trône  auquel  sa  naissance  l'appelait.  » 

En  Russie  comme  partout,  l'impression  produite  par  ce  déplo- 
rable événement  fut  profonde  ;  M.  Casimir  Périer  m'en  rendit  compte, 
ainsi  que  des  velléités  de  rapprochement  qu'elle  avait  suscitées  à 
Saint-Pétersbourg,  dans  les  trois  lettres  suivantes. 

«  M,  Ccuimir  Périer  d  M,  Guizot. 

«  SaiDt-Pétenbourg,  23  juiUet  1842. 

((  Monsieur, 
*  «  La  dépêche  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m' écrire  le  14  de 


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LE   BOI   LOUIS-PHILIPPE   ET  l'eMPEBEUA   NICOLAS.  27 

ce  mois  a  porté  ici  la  confirmation  officielle  de  l'affreuse  catastrophe 
dont  nous  avions  déjà  la  triste  certitude. 

«  Il  n'y  a  pas  de  paroles  qui  puissent  rendre  le  sentiment  d'un 
tel  malheur.  Il  faut  courber  la  tête,  se  taire  et  se  soumettre. 

«  L'Europe  saura,  non  moins  que  la  France,  quelle  perte  elle  a 
faite.  Cela  sera  compris  partout,  et  j'en  ai  déjà  trouvé  la  preuve 
dans  le  langage  plein  de  conviction  des  membres  du  corps  diplo- 
inatique. 

«  P.-S<,  24  juillet. 

«  M.  le  comte  de  Nesselrode  sort  de  chez  moi. 

«  n  est  venu,  de  la  part  de  l'empereur,  m' exprimer  en  son  nom 
toute  la  part  que  sa  majesté  impériale  avait  prise  au  malheur  qui  a 
frappé  la  famille  royale  et  la  France.  • 

<(  L'empereur,  m'a  dit  M.  de  Nesselrode,  a  été  vivement  affecté 
de  cette  terrible  nouvelle;  il  a  pris  immédiatement  le  deuil  et  a  fait 
contremander  un  bal  qui  devait  avoir  lieu  à  l'occasion  de  la  fête  de 
son  altesse  impériale  M™*  la  grande-duchesse  Olga.  » 

«  Le  même  au  même. 

«  Saint-Pétersbourg,  31  juillet  1842. 

«  Monsieur, 

((  L'impression  produite  par  le  fatal  événement  du  13  a  été  aussi 
profonde  que  ma  dernière  lettre  vous  le  faisait  pressentir. 

«Vous  savez,  monsieur,  que  je  continue  à  être  exclu  de  tous 
rapports  avec  la  société;  je  n'ai  donc  pas  constaté  moi-même  ce 
que  j'apprends  cependant  d'une  manière  certaine,  combien  chacun 
apprécie  l'étendue  de  la  perte  qu'ont  faite  la  France  et  l'Europe. 

«  Ces  jours  de  deuil  sont  aussi  des  jours  de  justice  et  de  vérité. 
Le  nom  du  roi  était  dans  toutes  les  bouches,  le  souhait  de  sa  con- 
servation dans  tous  les  cœurs. 

«  On  n'hésitait  plus  à  reconnaître  hautement  que  de  sa  sagesse 
dépendait  depuis  douze  ans  la  paix  de  l'Europe;  on  n'hésitait  plus 
à  faire  à  notre  pays  la  large  part  qu'il  occupe  dans  les  destinées  du 
monde;  on  applaudissait  aux  efforts  de  ceux  dont  le  courage  et  le 
dévouement  viennent  en  aide  au  roi  dans  l'œuvre  qu'il  £y:complit. 

«  J'ai  vivement  regretté,  monsieur,  qu'une  situation  qui  me 
maintient  forcément  isolé  m'empêchât  d'exercer  sur  les  opinions, 
,  sur  les  sentimens,  sur  la  direction  des  idées,  aucune  espèce  de  con- 
trôle ou  d'influence. 

«  M.  de  Nesselrode,  lors  de  la  visite  dont  j'ai  eu  l'honneur  de 
vous  rendre  compte  et  où  il  me  porta  au  nom  de  l'empereur  de  fort 
convenables  paroles,  ne  sortit  pas  des  généralités,  et  ne  me  laissa 


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2S  BETUE   DES  DEUX  MONDES. 

en  rien  deviner  que  son  souverain  eût  pris  en  cette  occasion  le  seul 
parti  digne  d'un  cœur  élevé  et  d'un  sage  esprit,  celui  d'écrire  au 
roi,  de  saisir  cette  triste,  mais  unique  occasion  d'effacer  le  passé, 
de  renouer  des  rapports  qui  n'auraient  jamais  dû  cesser  d'exister» 

iL  Cette  pensée  me  dominait,  et  si  le  moindre  mot  de  M.  de  Nes- 
selrode  m'y  eût  autorisé,  j'aurais  pu  la  dire  à  un  homme  qui,  j'en 
ai  la  conviction,  partageait  intérieurement  et  mon  opinion  et  mes 
idées  à  cet  égard;  mais  sa  réserve  commandait  la  mienne.  Ce  qui 
s'est  passé  depuis  huit  mois  ne  m'encourageait  pas  à  m'en  départir 
le  premier.  Ce  que  j'aurais  dit  dans  le  cours  de  mes  relations  confi- 
dentielles et  intimes  ne  pouvsdt  trouver  place  dans  un  entretien  tout 
officiel. 

n  Si  j'avais  pu  hésiter  sur  la  conduite  à  tenir,  vos  directions 
mêmes,  monsieur,  m'auraient  tiré  d'incertitude.  Je  suis  convaincu 
avec  vous  que,  devant  nous  tenir  prêts  à  accueillir  toute  espèce 
d'ouvertures  ou  d'avances,  nous  avons  aussi  toutes  raisons  de  ne 
pas  les  provoquer.  Dans  le  cas  actuel,  l'initiative  nous  appartenait 
moins  que  jamais. 

((  Le  lendemain,  quand  je  suis  allé  remercier  le  vice-chancelier 
de  sa  démarche,  il  ne  s'est  pas  montré  plus  explicite. 

((  L'incertitude  est  la  même  pour  tous,  et  le  corps  diplomatique 
s'agite  vivement  pour  savoir  ce  qui  a  été  fait,  si  l'empereur  a  écrit, 
s'il  a  écrit  dans  la  seule  forme  qui  donnerait  à  sa  lettre  une  véritable 
importance. 

«  Je  puis  vous  assurer,  monsieur,  que  chacun  le  désire,  que  cha- 
cun en  sent  l'à-propos  et  comprend  les  conséquences  de  l'une  et  de 
l'autre  alternative.  Ou  c'est  une  ère  nouvelle  qui  va  s'ouvrir,  que 
chacun  souhaite  sans  oser  l'espérer,  ou  c'est  la  preuve  évidente 
qu'il  n'y  a  rien  à  attendre  d'un  entêtement  que  chacun  blâme  et 
dont  chacun  souffre.  Ces  sentimens,  ces  craintes,  ces  désirs,  ne 
sont  pas  seulement  ceux  des  étrangers,  ils  appartiennent  à  la  so- 
ciété russe  tout  entière;  je  le  dis  hautement,  et  si  je  ne  puis  être 
suspecté  de  partialité  en  sa  faveur,  je  suis  trop  heureux  de  cette 
disposition  des  esprits  et  je  respecte  trop  la  vérité  pour  ne  pas  voua 
en  instruire. 

«  Si  l'empereur  n'a  pas  compris  ce  qu'exigeaient  les  plus  simples 
convenanc&,  ce  que  lui  imposaient  le  soin  de  sa  propre  dignité, 
ses  devoirs  de  souverain,  de  hautes  considérations  de  politique  et 
d* avenir,  il  sera  jugé  sévèrement  non-seulement  par  l'Europe,  mais 
par  ses  sujets. 

((  Au  moment  où  j'écris,  monsieur,  vous  êtes  bien  près  de  con- 
naître la  vérité.  De  toutes  manières,  un  bien  quelconque  doit  sortir 
de  cette  situation.  Les  rapports  entre  les  deux  souverains,  entre  les 


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LE  ROI  LOUIS-PHIUPPE  ET  l'eMPEREUR  NICOLAS.  29 

deux  pays,  seront  rétablis»  et  donneront  un  gage  de  plus  à  la  sé- 
curité de  l'Europe,  ou  nous  saurons  définitivement  à  quoi  nous  en 
tenir,  et  pourrons  agir  en  conséquence ,  libres  de  tout  scrupule, 
déchargés  de  toute  responsabilité. 

(c  Je  n*ai  rien  autre  chose  à  vous  mander,  monsieur,  qui,  dans  un 
pareil  moment,  pût  avoir  de  l'intérêt  pour  vous.  J'ajouterai  toute- 
fois que,  voulant  rendre  impossible  que  la  prolongation  de  mon  sé- 
jour ici  servît  de  motif  ou  de  prétexte  aux  déterminations  de  l'em- 
pereur, je  n'ai  vu  aucun  inconvénient  à  annoncer  mon  prochain 
départ  à  M.  de  Nesselrode  dès  notre  première  entrevue.  J'ai  eu  soin 
de  dire  que  le  triste  état  de  santé  de  M™^  Périer  m'avait  seul  déter- 
miné à  solliciter  le  congé  que  j'avais  obtenu.  » 

«  Le  même  au  même, 

"«  Saint-Péter^urg,  4  août  1842. 

«  Monsieur, 

a  J'ai  maintenant  acquis  la  certitude  que  l'empereur  n'a  écrit  au- 
cune lettre,  et  je  sais  avec  exactitude  tout  ce  qui  s'est  passé  à  Pe- 
terhof.  Les  instances  faites  auprès  de  lui  ont  été  plus  pressantes 
encoi^  que  je  ne  le  pensais.  L'opinion  de  la  famille  impériale,  de  la 
cour,  des  hommes  du  gouvernement,  était  unanime;  tous  ont  trouvé 
une  volonté  de  fer,  un  parti-pris,  un  amour-propre  et  un  orgueil 
excessifs.  L'empereur  a  repoussé  tout  ce  qu'on  lui  a  proposé,  tout 
ce  qui  aurait  eu  à  ses  yeux  l'apparence  d'un  premier  pas,  «  Je  ne 
commencerai  pas!  »  sont  les  seuls  mots  qu'on  ait  obtenus  de  lui.  A 
la  demande  du  renvoi  de  M.  de  Pahlen  à  Paris,  il  n'a  cessé  de  ré- 
pondre :  «Que  M.  de  Barante  revienne,  et  moii  ambassadeur  par- 
tira, n 

«  A  côté  de  cela,  comme  l'empereur  a  senti  que  sa  conduite  n'é- 
tait pas  approuvée,  comme  il  sait  que  le  vœu  unanime  appelle  le 
rétablissement  des  relations  entre  les  deux  cours,  il  a  affecté  le  plus 
convenable  langage;  il  a  cru  que  quelques  mots  tombés  de  sa 
bouche,  que  quelques  paroles  inofiicielles  et  sans  garantie,  portées 
à  Paris  par  Horace  Vernet,  que  l'envoi  d'un  aide-de-camp  du  comte 
de  Pahlen,  au  lieu  d'un  courrier  ordinaire,  pour  remettre  une  dé- 
pêche à  M.  de  Kisselef,  il  a  cru,  dis-je,  que  tout  cela  suffirait  peut- 
être  pour  déterminer  des  avances.  S'il  ne  l'a  pas  cru,  il  l'a  voulu 
tenter.  Il  a  mesuré  avec  parcimonie  chaque  geste  et  chaque  mot;  il 
a  tracé  avec  soin  les  limites  où  il  se  voulait  renfermer.  Il  voit  là  une 
merveilleuse  adresse,  et  ne  comprend  pas  tout  ce  qu'il  y  a  de  peu 
digne  d'un  souverain  dans  ces  subterfuges  et  ces  calculs.  Telle  est 
son  habileté,  telle  est  sa  tactique,  telles  sont  ses  illusions. 

«  Vous  seriez  surpris,  monsieur,  de  voir  avec  quel  mécontente- 


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30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  tout  cela  est  accueilli  ici.  Cependant  pas  un  Russe  ne  s'est  fait 
inscrire  chez  moi  depuis  le  douloureux  événement  du  13  juillet.  En 
présence  des  sentimens^manimes  inspirés  par  cette  affreuse  cata- 
strophe, cela  est  significatif.  Vous  y  trouverez  la  mesure  de  ce  que 
peut,  exige  ou  impose  la  volonté  du  souverain.  » 

Tout  en  persistant  dans  son  attitude  personnelle,  Tempereur  Ni- 
colas ne  crut  pourtant  pas  pouvoir  se  dispenser  de  faire,  auprès  du 
roi  Louis-Philippe,  une  démarche  qui  répondît  un  peu  au  sentiment 
général  de  l'Europe  et  de  ses  propres  sujets.  J'écrivis  le  11  août 
1842  à  M.  Casimir  Périer: 

«  Monsieur,  je  vous  envoie  copie  d'une  lettre  écrite  par  M.  le 
comte  de  Nesselrode  à  M.  de  Kisselef  à  l'occasion  de  la  mort  de  mon- 
seigneur le  duc  d'Orléans,  et  dont  M.  de  Kisselef  m'a  donné  com- 
munication. Je  me  suis  empressé  de  la  mettre  sous  les  yeux  du  roi. 
A  cette  lecture,  et  surtout  en  apprenant  que  l'empereur  avait  immé- 
diatement pris  le  deuil  et  contremandé  la  fête  préparée  pour  son 
altesse  impériale  madame  la  grande-duchesse  Olga,  sa  majesté  a  été 
vivement  touchée.  La  reine  a  ressenti  la  même  émotion.  L'empereur 
est  digne  de  goûter  la  douceur  des  affections  de  famille,  puisqu'il 
en  sait  si  bien  comprendre  et  partager  les  douleurs. 

«  Vous  vous  rendrez,  monsieur,  chez  M.  le  comte  de  Nesselrode, 
et  vous  le  prierez  d'être,  auprès  de  l'empereur  et  de  l'impératrice, 
l'interprète  de  la  sensibilité  avec  laquelle  le  roi  et  la  reine  ont  reçu, 
au  milieu  de  leur  profonde  affliction,  l'expression  de  la  sympathie 
de  leurs  majestés  impériales.  » 

«  Copie  d*une  dépêche  de  M.  le  comte  de  Nesselrode  à  M.  de  Kisselef, 

«  Saint-Pétersbourg,  26  juillet  1842. 

«  Monsieur, 
«  C'est  dans  la  journée  d'hier,  au  palais  impérial  de  Peterhof,  où 
la  cour  se  trouvait  réunie,  que  m'est  parvenue  la  dépêche  par  la- 
quelle vous  nous  annonciez  l'accident  aussi  terrible  qu'inattendu 
qui  a  mis  fin  aux  jours  de  l'héritier  du  trône  de  France.  Cette  af- 
freuse catastrophe  a  produit  sur  l'empereur  une  profonde  et  dou- 
loureuse impression.  Vous  savez  l'empire  qu'exercent  sur  sa  ma- 
jesté les  sentimens  et  les  affections  de  famille.  L'empereur  est  père, 
père  tendrement  dévoué  à  ses  enfans;  c'est  vous  dire  combien  la 
perte  qui  vient  de  frapper  le  roi  et  la  reine  des  Français  s'adressait 
directement  aux  émotions  les  plus  intimes  de  son  cœur,  combien  il 
en  a  été  affecté  pour  eux,  et  à  quel  point  il  s'associe  du  fond  de 
l'âme  aux  déchirantes  afflictions  qu'ils  éprouvent.  Par  une  de  ces 
fatalités  qui  dans  la  vie  placent  si  souvent  le  bonheur  des  uns  en 


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LE   ROI   LOUIS^PHIUPPE   ET  l'EMPEREUR   NICOLAS.  31 

contraste  avec  la  douleur  des  autres,  c'est  le  jour  même  où  notre 
cour  se  préparait  à  célébrer  la  fête  de  M""*  la  grande-duchesse  Olga 
que  nous  est  parvenue  cette  déplorable  nouvelle.  En  présence  d'un 
si  grand  malheur,  toutes  manifestations  de  joie  devaient  se  taire. 
Immédiatement  le  bal  qui  allait  avoir  lieu  dans  la  soirée  a  été  con- 
tremandé,  et  toute  la  cour  a  reçu  Tordre  de  prendre  •dès  le  lende- 
main le  deuil  pour  le  jeune  prince. 

«  Veuillez,  monsieur,  témoigner  au  gouvernement  français  la  part 
que  prend  notre  auguste  mattre  à  un  événement  qu'indépendam- 
ment de  la  tristesse  qu'il  a  répandue  sur  la  famille  royale,  sa  ma- 
jesté envisage  comme  une  calamité  qui  affecte  la  France  entière. 
L'empereur  vous  charge  plus  particulièrement,  tant  en  son  nom 
qu'en  celui  de  l'impératrice,  d'être  auprès  du  roi  et  de  la  reine  l'in- 
terprète de  ses  sentimens.  Ne  pouvant  leur  offrir  des  consolations 
qui,  en  pareil  cas,  ne  sauraient  leur  venir  que  d'une  religieuse  sou- 
mission aux  volontés  de  la  Providence,  il  espère  que  le  roi  trouvera 
dans  sa  fermeté,  comme  aussi  la  reine  dans  ses  pieuses  dispositions, 
les  forces  d'esprit  suffisantes  pour  soutenir  la  plus  cruelle  douleur 
qu'il  soit  donné  de  ressentir. 

«  Vous  exprimerez  ces  vœux  au  monarque  français  en  lui  portant 
les  témoignages  du  regret  de  notre  auguste  maître.  Votre  langage 
sera  celui  d'une  affectueuse  sympathie,  car  le  sentiment  qui  inspire 
en  cette  occasion  sa  majesté  ne  saurait  être  plus  sincère.  » 

Quand  ma  lettre  du  11  août  arriva  à  Saint-Pétersbourg,  elle  n'y 
trouva  plus  M.  Casimir  Périer;  il  en  était  parti  aussitôt  après  l'arri- 
vée du  baron  d'André,  second  secrétaire  de  l'ambassade  de  France 
en  Russie,  qui  lui  avait  apporté  son  congé,  et  qui  le  remplaça 
comme  chargé  d'affaires.  Bien  connu  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  ré- 
sidait depuis  plusieurs  années,  M.  d'André  avait  pour  instruction 
de  ne  témoigner  aucun  empressement  à  y  reprendre  ses  relations  et 
ses  habitudes,  et  de  garder  sans  affectation  la  même  attitude  que 
M.  Casimir  Périer  jusqu'à  ce  que  la  société  russe  en  changeât  elle- 
même.  Ce  changement  s'accomplit  peu  à  peu,  avec  un  mélange 'de 
satisfaction  et  d'embarras,  et  à  la  fin  de  l'année  18A2  il  ne  restait 
plus,  entre  la  légation  de  France  et  la  cour  de  Russie,  aucune  trace 
visible  de  l'incident  du  18  décembre  1841;  mais  rien  n'était  changé 
dans  l'attitude  personnelle  de  l'empereur  Nicolas  envers  le  roi 
Louis-Philippe  :  les  deux  ambassadeurs  demeuraient  en  congé,  et 
personne  ne  paraissait  plus  s'inquiéter  de  savoir  quand  ils  retourne- 
raient, M.  de  Pahlen  à  Paris  et  M.  de  Barante  à  Sa'mt-Pétersbourg, 
ni  même  s'ils  y  retourneraient  un  jour. 

Le  5  avril  184S,  le  chargé  d'affaires  de  Russie,  M.  de  Kisselef, 


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32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vînt  me  voir,  et  il  me  communiqua  trois  dépêches  en  date  du 
21  mars  qu'il  venait  de  recevoir  du  comte  de  Nesselrode  :  deux  de 
ces  dépèches  roulaient  sur  les  affaires  de  Servie  et  de  Yalachie» 
alors  vivement  agitées;  la  troisième,  qui  fut  la  première  dont  M.  de 
Kisselef  me  donna  lecture,  avait  trait  à  la  discussion  que  nous  ve- 
nions de  soutenir  dans  les  chan^bres  sur  les  fonds  secrets.  Je  la  re- 
produis ici  textuellement. 

«  Is  comte  de  Nesselrode  à  M,  de  Kisselef. 

«  Sidnt-Pétersbonrg,  21  mars  1843. 

«  Monsieur, 

«  Je  profite  de  l'occasion  d'aujourd'hui  pour  vous  accuser  la  ré- 
ception de  vos  rapports  jusqu'au  n<»  17  inclusivement  et  vous  re- 
mercier de  l'exactitude  avec  laquelle  vous  nous  avez  mis  au  courant 
des  derniers  débats  des  chambres  françaises.  Nous  attendions  avec 
intérêt  et  curiosité  l'issue  de  la  discussion  à  laquelle  était  attaché 
le  sort  du  ministère  actuel,  et  nous  voyons  avec  satisfaction,  mon- 
sieur, que,  d'accord  avec  nos  propres  conjectures,  le  résultat  de 
cette  épreuve  s'est  décidé  en  faveur  du  gouvernement.  Je  dis  avec 
satisfaction,  parce  que,  bien  que  M.  Guizot  en  particulier  n'ait  peut- 
être  point  pour  la  Russie  des  dispositions  très  favorables,  ce  ministre 
^est  pourtant,  à  tout  considérer,  celui  qui  offre  le  plus  de  garantie 
aux  puissances  étrangères  par  sa  politique  pacifique  et  ses  principes 
conservateurs.  Il  a  donné,  dans  la  dernière  lutte  parlementaire,  de 
nouvelles  preuves  de  son  talent  oratoire,  et  rien  ne  s'oppose,  mon- 
sieur, à  ce  que  vous  lui  offriez  à  cette  occasion  les  félicitations  du 
cabinet  impérial. 

«  Recevez,  etc.  » 

Je  ne  pouvais  pas  ne  pas  être  frappé  de  cette  avance  toute  per- 
sonnelle, peu  usitée,  et  que  rendait  encore  plus  singulière  l'incident 
de  l'année  précédente,  où  l'empereur  Nicolas  s'était  montré  si  blessé 
de  l'attitude  qu'avait  prise,  d'après  mes  instructions,  la  légation 
française.  La  dépêche  lue,  je  dis  à  M.  de  Kisselef  : 

«  Je  vous  remercie  de  cette  communication.  Je  prends  la  dépêche 
de  M.  de  Nesselrode  comme  une  marque  de  sérieuse  estime,  et  j'y 
suis  fort  sensible;  mais,  permettez-moi  de  vous  le  demander,  qu'en- 
tend M.  de  Nesselrode  par  me^  dispositions  peu  favorables  pour  la 
Russie?  Veut-il  parler  de  dispositions  purement  personnelles  de  ma 
part,  de  mes  goûts,  de  mes  penchans?  Je  ne  puis  k  croire.  Je  n'ai 
point  de  penchant  pour  ou  contre  aucun  état,  point  de  dispositions 
favorables  ou  défavorables  pour  telle  ou  telle  puissance.  Je  suis 
chargé  de  la  politique  de  mon  pays  au  dehors.  Je  ne  consulte  que 


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LE  ROI  LOUIS-PHUIPPE   ET  l'eMPEBEUR  NICOLAS.  33 

ses  intérêts  politiques,  les  dispositions  qu'on  lui  témoigne  et  celles 
qu'il  lui  convient  de  témoigner.  Rien,  absolument  rien  de  personnel 
ne  s'y  mêle  de  ma  part. 

<(  M.  DE  KissELEF.  —  G'est  ainsi,  je  n'en  doute  pas,  que  l'entend 
H.  de  Nesselrode. 

«  Moi.  —  Je  l'espère,  et  je  ne  comprendrais  pas  qu'il  en  pût  être 
autrement;  mais  alors,  en  vérité,  je  comprends  encore  moins  que 
H.  de  Nesselrode  me  taxe  de  dispositions  peu  favorables  à  la  Rus- 
sie. Rien  dans  la  politique  naturelle  de  mon  pays  ne  me  pousse  à 
de  telles  dispositions.  Les  penchans  publics  en  France,  les  intérêts 
français  en  Europe  n'ont  rien  de  contraire  à  la  Russie.  Et,  si  je  ne 
me  trompe,  il  en  est  de  même  pour  la  Russie;  ses  intérêts,  ses  in- 
stincts nationaux  ne  nous  sont  pas  hostiles.  D'où  me  viendraient 
donc  les  dispositions  que  me  suppose  M.  de  Nesselrode?  Pourquoi 
les  aurais-je?  Je  ne  les  ai  point.  Mais  puisqu'il  est  question  de  nos 
dispositions,  permettez-moi  de  tout  dire  :  qui  de  vous  ou  de  nous  a 
témoigné  des  dispositions  peu  favorables?  Est-ce  que  l'empereur  ne 
fait  pas,  entre  le  roi  des  Français  et  l'empereur  d'Autriche,  une  dif- 
férence? Est-ce  qu'il  a,  envers  l'un  et  l'autre  souverain,  la  même 
attitude,  les  mêmes  procédés? 
.  «  M.  DE  KissELEF.  —  Pardounez-moi,  je  ne  saurais  entrer  dans 
une  telle  discussion. 

«  Moi.  —  Je  le  sais.  Aussi  je  ne  vous  demande  point  de  discuter  ni 
de  me  répondre.  Je  vous  prie  seulement  d'écouter  et  de  transmettre 
à  M.  de  Nesselrode  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  dire.  Je  répondrai 
à  l'estime  qu'il  veut  bien  me  témoigner  par  une  sincérité  complète. 
Quand  on  touche  au  fond  des  choses,  c'est  le  seul  langage  conve- 
nable et  le  seul  efficace.  Eh  bien  !  sincèrement,  n'est-ce  pas  témoi- 
gner pour  la  France  des  dispositions  peu  favorables  que  de  faire, 
entre  son  roi  et  les  autres  souverains,  une  différence?  Est-ce  là  un 
fait  dont  nous  puissions,  dont  nous  devions  ne  pas  tenir  compte? 
Nous  en  tenons  grand  compte.  Il  influe  sur  nos  dispositions,  sur 
notre  politique.  Si  l'empereur  n'avait  pas  reconnu  ce  que  la  France 
a  fait  en  1830,  si  même,  sans  entrer  en  hostilité  ouverte  et  positive, 
il  était  resté  étranger  à  notre  gouvernement,  s'il  n'avait  pas  main- 
tenu avec  nous  les  rapports  réguliers  et  habituels  entre  les  états, 
nous  pourrions  trouver,  nous  trouverions  qu'il  se  trompe,  qu'il  suit 
une  mauvaise  politique  :  nous  n'aurions  rien  de  plus  à  dire;  mais 
l'empereur  a  reconnu  ce  qui  s'est  fait  chez  nous  en  1830.  Je  dis 
plus,  je  sais  qu'il  avait  prédit  au  roi  Charles  X  ce  qui  lui  arriverait 
s'il  violait  la  charte.  Comment  concilier  une  politique  si  clairvoyante 
€t  si  sensée  avec  l'attitude  que  garde  encore  l'empereur  vis-à-vis 
du  roi?  Je  n'ignore  pas  ce  qu'il  y  a  au  fond  de  l'esprit  de  l'empe- 

TOME  XXXI.  3 


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3k  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

xeur.  Il  croit  qu'en  1830  on  aurait  pu  garder  M.  le  duc  de  Bordeaux 
pour  roi  et  lui  donner  le  duc  d'Orléans  pour  tuteur  et  régent  du 
royaume.  Il  croit  qu'on  l'aurait  dû,  et  il  veut  témoigner  son  blâme 
de  ce  qu'on  a  été  plus  loin.  Monsieur,  je  n'éluderai  pas  plus  cette 
question-là  que  toute  autre.  J'ai  servi  la  restauration.  Je  n'ai  jamais 
conspiré  contre  elle.  11  n'y  avait  de  possible  en  1830  que  ce  qui  s'est 
fait.  Toute  autre  tentative  eût  été  vaine,  parfaitement  vaine;  le  duc 
d'Orléans  s'y  serait  perdu,  et  perdu  sans  succès.  Il  a  été  appelé  au 
trône  parce  que  seul,  à  cette  époque,  il  pouvait  s'y  asseoir.  Il  a  ac- 
cepté le  trône  parce  qu'il  ne  pouvait  le  refuser  sans  perdre  en  France 
la  monarchie.  C'est  la  nécessité  qui  a  fait  le  choix  du  pays  et  le  con- 
sentement du  prince.  Et  l'empereur  Nicolas  lui-même  l'a  senti  lors- 
que sur-le-champ,  sans  hésiter,  il  a  reconnu  ce  qui  s'était  fait  en 
France.  Lui  aussi  comme  nous,  comme  toute  l'Europe,  il  a  reconnu 
et  accepté  la  nécessité,  le  seul  moyen  d'ordre  et  de  paix»  européenne. 
Et  certes  nous  avons  le  droit  de  dire  que  le  roi  et  son  gouvernement 
n'ont  point  manqué  à  leur  mission.  Quel  souverain  a  défendu  plus 
persévéramment,  plus  courageusement  la  cause  de  la  bonne  poli- 
tique, de  la  politique  conservatrice?  En  est-il  un,  en  aucun  temps, 
qui  ait  plus  fait,  qui  ait  autant  fait  pour  la  sûreté  de  tous  les  trônes 
et  le  repos  de  tous  les  peuples? 

«  M.  DE  KissELEF.  —  Pcrsoune  ne  le  reconnaît  plus  que  l'empe- 
reur; personne  ne  rend  plus  de  justice  au  roi,  à  son  habileté,  à  son 
courage;  personne  ne  dit  plus  haut  tout  ce  que  lui  doit  l'Europe. 

«  Moi.  —  Je  le  sais;  mais  permettez-moi  un  pas  de  plus  dans  la 
complète  franchise.  Co  roi  à  qui  l'Europe  doit  tant,  est-ce  que  les 
Russes  qui  viennent  à  Paris  lui  rendent,  à  lui,  ce  qui  lui  est  dû? 
est-ce  qu'ils  vont  lui  témoigner  leur  respect?  L'empereur,  qui  sait 
si  bien  quels  sont  les  droits  de  la  majesté  royale,  pense-t-il  qu'un 
si  étrange  oubli  serve  bien  cette  cause,  qui  est  la  sienne?  Croit-il 
bien  soutenir  la  dignité  et  la  force  des  idées  monarchiques  en  souf- 
frant que  ses  sujets  ne  rendent  pas  tout  ce  qu'ils  doivent  au  mo- 
narque qui  les  défend  avec  le  plus  de  courage  et  de  péril,  et  au  profit 
de  tous? 

((  M.  DE  KissELEF.  —  Nous  aussi  nous  avons  nos  susceptibilités. 
Votre  presse,  votre  tribune,  d'autres  manifestations  encore,  nous 
ont  plus  d'une  fois  offensés.  Et  nous  n'avons,  nous,  point  de  presse, 
pomt  de  tribune  pour  repousser  ce  qui  nous  offense.  Notre  manière 
de  manifester  nos  sentimens,  c'est  de  nous  identifier  complètement 
avec  l'empereur,  de  ressentir  comme  lui  tout  ce  qui  s'adresse  à  lui, 
de  partager  ses  impressions,  ses  intentions,  de  nous  y  associer  inti- 
mement. C'est  là  rinstînct,  l'habitude,  c'est  le  patriotisme  de  notre 
société,  de  notre  peuple. 

«  Moi.  —  Et  je  l'en  honore.  Je  sais  à  quel  incident  vous  faites 


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LE   ROT   LOUIS-PHILIPrE   ET  L'eMPERECR   NICOLAS.  35 

allusion;  je  suis  le  premier  à  dire  que  c'est  quelque  chose  de  grand 
et  de  beau  que  cette  intime  union  d'un  peuple  avec  son  souverain. 
La  société  russe  a  raison  d'être  dévouée  et  susceptible  et  fière  pour 
l'empereur;  mais  s'étonnera-t-elle  que  je  sois,  moi  aussi,  suscep- 
tible et  fier  pour  le  roi?  C'est  mon  devoir  de  l'être,  et  l'empereur, 
j'ensuis  sûr,  m'en  approuve,  et  je  dois  peut-être  à  cela  quelque 
chose  de  l'estime  qu'il  me  fait  l'honneur  de  me  témoigner.  Quant  à 
la  presse,  vous  savez  bien  que  nous  n'en  répondons  pas,  que  nous 
n'en  pouvons  répondre. 

•  «  M.  DE  KissELEF.  —  Je  le  sais.  Pourtant  quand  on  voit,  dans  les 
journaux  les  plus  dévoués  au  gouvernement  du  roi,  les  plus  fidèles 
à  sa  politique,  des  choses  blessantes,  hostiles  pour  nous,  il  est  im- 
possible que  cela  ne  produise  pas  quelque  inipression  et  une  im- 
pression fâcheuse. 

«Moi.  — Je  ne  m'en  étonne  pas,  et,  quand  cela  arrive,  je  le 
déplore;  mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  tout  empêcher.  Comment  voulez- 
vous  d'ailleurs  que  les  dispositions  connues  de  l'empereur,  son  atti- 
tude, ses  procédés,  demeurent  chez  nous  sans  effet?  Ce  dont  vous 
vous  plaignez  cesserait,  nous  aurions  du  moins  bien  meilleure  grâce 
et  bien  meilleure  chance  à  le  réprimer,  si  vous  étiez  avec  nous  dans 
des  rapports  parfaitement  réguliers  et  convenables,  et  agréables  au 
public  français.  J'ai  livré  dans  nos  chambres  bien  des  batailles  et 
j'en  ai  gagné  quelquefois;  mais  pourquoi  me  compromettrais -je 
beaucoup  et  ferais-je  de  grands  efforts  pour  faire  comprendre  que 
le  paragraphe  sur  la  Pologne  est  déplacé  dans  les  adresses  et  qu'il 
convient  de  l'en  ôter?  On  dit  souvent,  je  le  sais,  que  les  procédés 
qui  nous  blessent  de  la  part  de  l'empereur  sont  purement  person- 
nels, qu'ils  n'influent  en  rien  sur  la  politique  de  son  gouvernement, 
et  que  les  relations  des  deux  états  n'ont  point  à  en  souffrir.  Quand 
cela  serait,  nous  ne  saurions,  nous  ne  devrions  pas  nous  en  conten- 
ter. Est-ce  qu'à  part  toute  affaire  proprement  dite,  les  procédés  per- 
sonnels, les  rapports  personnels  des  souverains  n'ont  pas  toujours 
une  grande  importance?  Est-ce  qu'il  convient  à  des  hommes  mo- 
narchiques de  les  considérer  avec  indifférence?  Quand  nous  y  au- 
rions été  disposés,  l'expérience  de  1840  nous  aurait  appris  notre 
erreur.  Ce  temps-là  et  ses  affaires  sont  déjà  loin;  on  peut  en  parler 
en  toute  liberté.  Pouvons-nous  méconnaître  que  vous  avez  pris  alors 
bien  du  soin  pour  nous  brouiller  avec  l'Angleterre  ?  » 

M.  de  Kisselef  m'interrompit  en  me  répétant  qu'il  lui  était  im- 
possible soit  d'admettre,  soit  de  discuter  ce  que  je  disais,  et  qu'il 
me  priait  de  ne  point  considérer  son  silence  comme  une  adhésion. 

«  Moi.  —  Soyez  tranquille,  je  connais  votre  excellent  esprit  et  je 
ne  voudrais  pas  vous  donner  un  moment  d'embarras;  mais,  puisque 
nous  avons  touché,  je  le  répète,  au  fond  des  choses,  il  faut  bien  que 


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36  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

j'y  voie  tout  ce  qu'U  y  a.  Pardonnez-moi  mon  monologue.  Quand  je 
dis  que  vous  avez  voulu  nous  brouiller  avec  l'Angleterre,  j'ai  tort; 
l'empereur  a  trop  de  sens  pour  vouloir  en  Europe  une  brouillerie 
véritable,  un  trouble  sérieux,  la  guerre  peut-être  :  non,  pas  noua 
brouiller,  mais  nous  mettre  mal,  en  froideur  avec  l'Angleterre,  nous 
tenir  isolés,  au  ban  de  l'Europe.  Quand  nous. avons  vu  cela,  quand 
nous  avons  reconnu  là  l'effet  des  sentimens  personnels  de  l'empe- 
reur, avons-nous  pu  croire  qu'ils  n'influaient  en  rien  sur  la  poli- 
tique de  son  cabinet?  ^'avons- nous  pas  dû  les  prendre  fort  au 
sérieux?  C'est  ce  que  nous  ayons  fait,  c'est  ce  que  nous  ferons  tou- 
jours. Et  pourtant  nous  sommes  demeurés  parfaitement  fidèles  à 
notre  politique,  non-seulement  de  paix,  mais  de  bonne  harmonie 
européenne.  L'occasion  de  suivre  votre  exemple  de  1840  ne  nous 
a  pas  manqué;  nous  aurions  bien  pu  naguère,  à  Constantinople,  à 
propos  de  la  Servie,  exploiter,  fomenter  votre  mésintelligence  nais- 
sante avec  la  Porte,  cultiver  contre  vous  les  méfiances  et  les  résis- 
tances de  l'Europe.  Nous  ne  l'avons  point  fait,  nous  avons  donné 
à  la  Porte  les  conseils  les  plus  modérés,  nous  lui  avons  dit  que  ses 
bons  rapports  avec  vous  étaient,  pour  l'Europe  comme  pour  elle,  le 
premier  intérêt.  Nous  avons  hautement  adopté,  pratiqué  la  grande 
politique  et  laissé  de  côté  la  petite,  qui  n'est  bonne  qu'à  jeter  des 
embarras  et  des  aigreurs  au  sein  même  de  la  paix,  qu'on  maintient 
et  qu'on  veut  maintenir 

<(  M.  DE  KissELEF.  —  Notre  cabinet  rend  pleine  justice  à  la  con- 
duite et  à  l'attitude  que  le  baron  de  Bourqueney  a  tenues  à  Constan- 
tinople :  il  y  a  été  très  sensible,  et  je  suis  expressément  chargé  de 
vous  lire  une  dépêche  où  il  en  témoigne  toute  sa  sàtbfaction. 

«  Moi.  —  Je  serai  fort  idse  de  l'entendre.  » 

Huit  jours  après  cette  communication,  le  13  avril  184S,  j'écrivis 
confidentiellement  au  baron  d'André  : 

«  Monsieur  le  baron , 
a  Je  vous  envoie  le  compte-rendu  de  l'entretien  que  j'ai  eu  avec 
H.  de  Risselef  au  sujet  ou  plutôt  à  l'occasion  des  communications 
qu'il  m'a  faites  il  y  a  quelques  jours,  et  dont  je  vous  ai  déjà  indiqué 
le  caractère.  Vous  tfavez  aucun  usage  à  faire  de  ce  compte-rendu^ 
Je  vous  l'envoie  pour  vous  seul,  et  pour  que  vous  soyez  bien  au  cou- 
rant de  nos  relations  avec  Saint-Pétersbourg,  de  leurs  nuances»  des 
modifications  qu'elles  peuvent  subir,  et  de  mon  attitude.  Réglez  sur 
ceci  la  vôtre,  à  laquelle  du  reste  je  ne  vois,  quant  à  présent,  rien  à 
changer.  Ne  témoignez  pas  plus  d'empressement,  ne  faites  pas  plus 
d'avances;  mais  accueillez  bien  les  dispositions  plus  expansives  qui 
pourraient  se  montrer,  et  répondez -y  par  des  dispositions  ana- 
logues. 


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LE   ROI   LOUIS-PHILIPPE   ET   l'eMPEREUR   NICOLAS.  37 

«  Si  M.  de  Nesselrode  vous  parlait  de  mon  entretien  avec  M.  de 
Kîsselef  et  de  ce  que  je  lui  ai  dit,  montrez-vous  instruit  de  tous  les 
détails,  et  en  gardant  la  réserve  qui  convient  à  votre  position,  don- 
nez à  votre  langage  le  même  caractère  et  portez-y  la  même  franchise. 

«  Je  n'ai  parlé  ici  à  personne,  dans  le  corps  diplomatique,  de  cet 
incident.  J'ai  lieu  de  croire  que  les  plus  légers  symptômes  de  rap- 
prochement entre  Saint-Pétersbourg  et  nous  sont,  à  Vienne,  à  Berlin 
et  à  Londres,  un  sujet  de  vive  sollicitude,  et  qu'on  n'épargnerait 
aucun  soin  pour  en  entraver  le  développement.  Gardez  donc,  avec 
le  corps  diplomatique  qui  vous  entoure,  le  même  silence,  et  s'il  vous 
revient  qu'on  y  ait  quelque  connaissance  des  détails  que  je  vous 
transmets,  informez-moi  avec  soin  de  tout  ce  qu'on  en  pense  et  dit. 

«  Le  rétablissement  des  bons  rapports  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre, le  langage  amical  des  deux  gouvernemens  l'un  envers  l'autre, 
sont  certainement  pour  beaucoup  dans  les  velléités  de  meilleures 
disp^ositions  qui  paraissent  à  Saint-Pétersbourg.  Observez  bien  ce 
point  de  la  situation,  et  l'effet  autour  de  vous  de  tout  ce  qui  se  passe 
ou  se  dit  entre  Paris  et  Londres. 

«  P.-^.,  14  avril. 

«Je  rectifie  ce  que  je  vous  ai  dît  au  commencement  de  cette  lettre. 
Je  vous  envoie  une  dépêche  à  communiquer  à  M.  de  Nesselrode  en 
réponse  à  celle  qui  a  amené  mon  entretien  avec  M.  de  Kisselef.  En 
lui  en  donnant  lecture,  dites-lui  que  j'ai  développé  à  M.  de  Kisselef, 
dans  une  longue  conversation,  les  idées  qui  y  sont  exprimées,  et 
ayez  dans  votre  poche  le  compte-rendu  que  je  vous  envoie  de  cette 
conversation,  pour  pouvoir  vous  y  référer,  si  M.  de  Nesselrode  vous 
en  parle  avec  quelque  détail. 

«  Conformez-vous  du  reste  aux  autres  instructions  que  je  vous  ai 
données  ci-dessus.  » 

La  dépêche  officielle  que  je  chargeais  M.  d'André  de  communi- 
quer au  comte  de  Nesselrode  était  datée  du  14  avril  et  conçue  en 
ces  termes  : 

«  Monsieur  le  baron , 

«  M.  de  Kisselef  m'a  donné  communication  de  trois  dépêches  que 
lui  a  adressées  M.  le  comte  de  Nesselrode  en  date  du  21  mars.  Deux 
de  ces  dépêches  ont  trait  aux  affaires  de  Servie  et  de  Valachie.  Je 
vous  en  entretiendrai  d'ici  à  peu  de  jours.  La  troisième  exprime  la 
satisfaction  que  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  a  éprouvée  en  ap- 
prenant l'issue  de  la  discussion  sur  les  fonds  secrets  et  l'affermisse- 
ment du  ministère.  M.  le  comte  de  Nesselrode  rend  une  pleine  jus- 
tice à  notre  politique  pacifique  et  aux  principes  conservateurs  quç 
nous  avons  constamment  soutenus.  J'ai  reçu  cette  manifestation  du 


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38  BETCE  DES  DEUX  MONDES. 

gouvernement  impérial  avec  un  réel  contentement,  comme  une  nou- 
velle preuve  de  son  désir  sincère  de  rendre  durable  Ife  repos  de 
l'Europe.  M.  le  comte  de  Nesselrode  a  bien  voulu  y  ajouter  des 
complimens  personnels  auxquels  je  suis  fort  sensible,  car  ils  me 
prouvent  que  le  gouvernement  impérial  a  pour  ma  conduite  une 
estime  qui  m'est  précieuse.  Toutefois  j'ai  remarqué  dans  cette  lettre 
une  phrase  conçue  en  ces  termes  :  «  Bien  que  M.  Guizot  n'aif  peut- 
être  point  pour  la  Russie  dès  dispositions  très  favorables.  »  Ces  pa- 
roles m'ont  causé  quelque  surprise,  et  je  ne  saurais  les  accepter. 
Les  intérêts  et  l'honneur  de  mon  souverain  et  de  mon  pays  sont 
pour  moi  la  seule  mesure  des  dispositions  que  j'apporte  envers  les 
gouvernemens  avec  qui  j'ai  l'honneur  de  traiter.  M.  le  comte  de 
Kesselrode,  qui  a  si  bien  pratiqué  cette  règle  dans  sa  longue  et  glo- 
rieuse carrière,  ne  saurait  la  méconnaître  pour  d'autres,  et  les  sen- 
timens  qu'il  vient  de  nous  témoigner,  au  nom  du  cabinet  impérial, 
me  rendent  facile  aujourd'hui  le  devoir  que  je  remplis  en  repous- 
sant la  supposition  qu'il  a  exprimée.  » 

Le  baron  d'André  s'acquitta  de  sa  commission,  et  m'en  rendit 
compte  le  3  mai. 

«  Monsieur, 

«31.  de  Nesselrode  m'a  écrit,  il  y  a  quelques  jours,  pour  m' ap- 
prendre qu'il  allait  mieux  et  qu'il  pourrait  me  recevoir.  Je  me  suis 
rendu  chez  lui.  Après  m' avoir  parlé  de  sa  santé,  le  vice-chancelier 
m'a  fait  connaître  en  peu  de  mots  les  nouvelles  qu'il  venait  de  re- 
cevoir de  Constantinople  ;  puis  il  a  ajouté  :  «  Mon  courrier  de  Paris 
est  enfin  arrivé.  Il  m'a  apporté  la  conversation  que  M.  de  Kisselef  a 
eue  avec  M.  Guizot.  Je  sais  même  que  vous  en  avez  le  compte- 
rendu;  vous  voyez  que  je  suis  bien  informé.  »  J'ai  répondu  que 
c'était  la  vérité.  Comme  il  gardait  le  silence,  je  lui  ai  demandé  alors 
la  permission  de  lui  donner  lecture  de  votre  dépêche  du  14  avril. 
Lorsque  je  suis  arrivé  à  la  citation  de  la  phrase  que  votre  excel- 
lence a  remarquée,  M.  de  Nesselrode  m'a  interrompu  en  disant  : 
«  Cette  dépêche  adressée  à  M.  de  Kisselef  n'était  pas  faite  pour  être 
communiquée;  elle  n'aurait  pas  dû  l'être.  — Mais,  ai-je  repris, 
cette  supposition  n'en  a  pas  moins  été  faite,  et  M.  Guizot  ne  saurait 
l'accepter.  » 

«  Après  avoir  achevé  cette  lecture,  M.  de  Nesselrode  a  fait  de 
nouveau  la  même  observation  et  m'a  dit  qu'il  allait  expédier  un  cour- 
rier à  Paris  qui  porterait  la  réponse  aux  dépêches  qu'il  avait  reçues 
de  M.  de  Kisselef  et  par  conséquent  à  ce  que  je  lui  disais  aussi. 

ce  II  a  pris  ensuite  une  des  dépêches  de  M.  de  Kisselef  qui  se 
trouvait  sur  sa  table  et  m'en  a  donné  lecture.  C'était  le  résumé  de 
la  conversation  qu'il  a  eue  avec  votre  excellence.  Ce  résumé  est  à 


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LE  ROI  LOUIS-PHILIPPE   ET   l'eMPEREUR  NICOLAS.  39 

peu  près  conforme,  quant  au  fond,  à  ce  que  vous  m'en  avez  écrit 
Ayant  cependant  remarqué  que  le  paragraphe  où  il  est  question  de 
la  politique  que  nous  venons  de  suivre  en  Orient  était  fort  abrégé 
dans  son  récit,  et  voyant  d'ailleurs  tout  avantage  à  bien  faire  con- 
naître à  M.  de  Nesselrode  toute  la  pensée  de  votre  excellence  sans 
en  retrancher  la  couleur,  je  lui  ai  proposé  de  lui  rendre  communi- 
cation pour  communication.  Il  a  écouté  la  lecture  de  votre  compte- 
rendu  avec  un  visible  intérêt,  en  me  faisant  plusieurs  fois  remarquer 
la  coïncidence  qui  existait  entre  les  deux  rapports.  11  m'a  inter- 
rompu aussi  pour  me  faire  observer  que  vous  aviez  omis  de  rappeler 
que  l'empereur  s'était  toujours  tenu  éloigné  des  complots  carlistes, 
et  qu'il  n'avait  jamais  voulu  faire  accueil  à  Pétersbourg  aux  per- 
sonnes de  ce  parti.  Lorsque  j'ai  eu  terminé,  M.  de  Nesselrode  m'a 
répété  :  «  Vous  voyez  que  c'est  à  peu  près  la  même  chose.  —  Oui, 
ai-je  répondu;  cependant  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  lire  est  plus 
complet,  surtout  en  ce  qui  touche  la  Pologne  et  notre  politique  en 
OrieDft.  —  C'est  juste,  mais  M.  de  Kisselef  m'en  parle  dans  une 
autre  dépêche.  » 

«  Le  silence  a  recommencé,  et  comme  il  était  évident  pour  moi 
que  M.  de  Nesselrode  ne  voulait  pas  prolonger  cette  entrevue,  je 
me  suis  levé.  Alors  il  m'a  dit  ces  mots:  «  Quand  on  s'explique  avec 
cette  franchise  et  cette  sincérité,  c'est  le  moyen  de  s'entendre.  » 

«  Voici,  monsieur,  tout  ce  que  j'ai  pu  savoir  de  l'effet  produit  sur 
l'empereur  et  son  cabinet  par  l'arrivée  des  dépêches  de  M.  de  Kisselef. 

«  Le  vice-chancelier  a  déliré  savoir  comment  j'avais  été  reçu  au 
cercle  de  la  cour  et  ce  que  l'empereur  m'avait  dit.  Je  l'ai  mis  au 
courant.  C'est  la  première  fois  que  sa  majesté  m'a  parlé  de  M.  de 
Barante.  Si  elle  avait  jusqu'ici  gardé  le  silence  sur  son  compte,  ce 
n'était  point  par  indifférence  :  votre  excellence  sait  quelle  estime 
l'empereur  professe  pour  l'ambassadeur  du  roi. 

«  Enfin,  monsieur,  voici  ce  qui  me  paraît  le  plus  important:  hier 
une  personne  en  qui  j'ai  confiance  m'a  parlé  du  départ  de  M.  de 
Pahlen,  qui  aura  lieu  dans  une  semaine.  Il  passera  quinze  jours  en 
Courlande  et  se  rendra  de  là  à  Carlsbad  vers  la  fin  de  mai.  Cette 
personne  m'a  dit  qu'elle  savait,  et  elle  peut  le  savoir,  que  l'empe- 
reur était  dans  de  bonnes  dispositions,  que  le  retour  des  ambassa- 
deurs dépendsiit  maintenant  beaucoup  de  nous,  qu'on  ne  devait  pas 
exiger  que  l'empereur  fit  des  avances,  mais  que,  si  nous  consentions 
à  faire  rencontrer  à  temps  M.  de  Barante  avec  M.  de  Pahlen  à  Carls- 
bad, elle  croyait  pouvoir  me  dire  qu'avant  peu  M.  de  Pahlen  serait 
à  Paris  et  M.  de  Barante  à  Pétersbourg. 

«  Comme  j'ai  demandé  à  cette  personne  si  elle  avait  quelques 
données  nouvelles  pour  me  parler  ainsi,  elle  m'a  répondu  affirmati- 
vement... 


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AO  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

«  P.-5.,  3  mai,  à  deux  heures. 

(c  J*arrive  du  cercle  de  la  cour  tenu  à  l'occasion  de  la  fête  de  sa 
majesté  Timpératrice.  L'empereur,  en  s'approchant  de  moi,  m'a  dit: 
«  Bonjour,  mon  cher,  avez-vous  quelque  chose  de  nouveau  de  Pa- 
ris? —  Rien,  sire,  depuis  le  courrier  que  j'ai  reçu  il  y  a  huit  jours. 
—  Quand  verrons-nous  M.  de  Barante?  »>  Un  peu  étonné  de  cette 
question  si  inattendue,  j*ai  regardé  sa  majesté;  elle  souriait,  j'ai 
souri  aussi,  et  après  un  moment  d'hésitation  je  lui  ai  répondu  que 
je  n'en  savais  encore  rien.  Son  sourire  a  continué,  et  l'empereur  a 
passé  en  faisant  un  signe  d'intelligence  qui  semblait  dire  que  nous 
nous  entendions. 

a  II  faut  qu'il  se  soit  opéré  un  bien  grand  changement  pour  que  sa 
majesté  m'ait  adressé  une  pareille  question  pendant  le  cercle.  De  sa 
part,  ce  sont  des  avances,  et  sûrement  c'est  ainsi  qu'il  le  considère. 
Probablement  qu'en  m'interrogeant  ainsi  l'empereur  pensait  que  j'a- 
vais connaissance  des  conversations  qu'il  doit  avoir  eues  avec  M.  de 
Nesselrode  et  des  dépêches  qu'il  a  fait  écrire  à  Paris,  tandis  que  M.  de 
Nesselrode,  que  je  venais  de  saluer,  ne  m'en  avait  rien  dit. 

u  Maintenant  si,  comme  je  le  crois,  il  s'imagine  que  la  glace  est 
rompue,  il  doit  être  impatient  de  connaître  ce  que  nous  ferons, 
comment  nous  accueillerons  les  dépêches  qu'on  envoie  aujourd'hui 
à  Paris.  J'ignore  ce  qu'il  a  fait  de  son  côté,  j'ignore  quels  ordres 
sont  donnés  à  M.  de  Pahlen;  mais  il  me  paraît  que  votre  conversa- 
tion avec  M.  de  Kisselef  a  déterminé  chez  lui  quelque  résolution. 
L'impératrice  m'a  demandé  aussi  des  nouvelles  de  M.  de  Barante.  » 

BL  d'André  se  trompait,  l'empereur  Nicolas  n'avait  point  pris  de 
résolution  nouvelle;  mais  à  en  juger  par  le  langage  de  son  ministre, 
ses  dispositions  persistaient  à  se  montrer  favorables  en  même  temps 
qu'immobiles.  J'écrivis  le  20  mai  au  baron  d'André  : 

f(  Les  communications  que  m'avait  faites  M.  de  Kisselef  et  la  con- 
versation que  j'avais  eue  avec  lui  le  6  avril  dernier  en  ont  amené 
de  nouvelles.  Il  est  venu  le  1 A  de  ce  mois  me  donner  lecture  de 
deux  dépèches  et  d'une  lettre  particulière  de  M.  le  comte  de  Nes- 
selrode en  date  du  2  mai. 

<(  La  première  dépêche  roule  sur  la  conclusion  des  affaires  de  Ser- 
vie. H.  de  Nesselrode  nous  remercie  de  nouveau  de  notre  attitude 
impartiale  et  réservée.  U  affirme  que  la  Russie  était  pleinement  dans 
son  droit  et  nous  envoie  un  mémorandum  destiné  à  l'établir.  En 
rendant  justice  à  notre  équité,  il  proteste  d'ailleurs  contre  ce  que 
j'avais  dit  le  6  avril  à  M.  de  Kisselef  sur  les  efforts  du  cabinet  russe 
en  1840  pour  nous  brouiller  avec  l'Angleterre. 

a  fai  accepté  les  remerclmens  de  M.  de  Nesselrode,  et  j'ai  main- 


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LE   ROI  LOUIS-PHILIPPE   ET  L*  EMPEREUR  NICOLAS.  41 

tenu  mon  dire  sur  1840.  «Permettez,  ai-je  dît,  que  je  garde  le  mérite 
de  notre  impartialité  en  1843.  Je  ne  puis  douter  du  travail  de  votre 
cabinet  en  1840  pour  amener  ou  aggraver  notre  dissidence  avec 
l'Angleterre.  L'empereur  en  a  témoigné  hautement  sa  satisfaction. 
M.  de  Barante  me  Ta  mandé  dans  le  temps.  Nous  n'avons  pas  voulu 
vous  rendre  la  pareille  en  poussant  à  votre  brouillerie  avec  la  Porte. 
Nous  n  avons  pas  imité  1840,  mais  nous  ne  l'avons  pas  oublié.  » 

«  La  seconde  dépêche  se  rapporte  aux  affaires  de  Grèce.  M.  de 
Nesselrode  se  félicite  du  concert  des  trois  cours,  approuve  complè- 
tement nos  vues,  et  me  communique  les  nouvelles  instructions  qu'il 
a  adressées  à  M.  de  Catacazy  pour  lui  prescrire  de  seconder  en  tout 
ses  deux  collègues  et  d'agir  selon  les  ordres  de  la  conférence  de 
Londres. 

«  Je  me  suis  félicité  à  mon  tour  de  la  bonne  intelligence  des  trois 
cours,  et  j'ai  témoigné  mon  désir  que  M.  de  Catacazy  se  conformât 
pleinement  aux  excellentes  instructions  qu'il  recevait.  Insistez  sur 
ce  point  auprès  de  M.  de  Nesselrode.  A  Athènes,  plus  que  partout 
ailleurs,  les  relations  personnelles  des  agens,  leur  manie  de  patro- 
nage, leur  facilité  à  se  laisser  entraîner  dans  les  passions  et  les  que- 
relles des  coteries  locales,  ont  bien  souvent  altéré  la  politique  de 
leurs  gouvernemens  et  aggravé  le  mal  qu'ils  étaient  chargés  de 
combattre.  Il  ne  conviendrait,  je  pense,  à  la  Russie  pas  plus  qu'à 
nous  que  la  Grèce  fût  bouleversée  et  devînt  le  théâtre  de  désordres 
très  embarrassans  d'abord  et  bientôt  très  graves.  Pour  que  L'action 
commune  de  nos  représentans  soit  efficace,  il  est  indispensable  que 
leurs. procédés  de  tous  les  momens,  leurs  conversations  familières 
avec  la  clientèle  grecque  qui  les  entoure,  soient  en  harmonie  avec 
leur  attitude  et  leurs  paroles  officielles.  Quand  trois  grands  cabinets 
se  disent  sérieusement  qu'ils  veulent  la  même  chose,  je  ne  com- 
prendrais pas  qu'ils  ne  vinssent  pas  à  bout  de  l'accomplir,  et  qu'ils 
se  laissassent  détourner  de  leur  but  ou  embarrasser  dans  leur  route 
par  des  habitudes  ou  des  manies  d' agens  secondaires.  C'est  pour- 
tant là  notre  écueil  à  Athènes.  Je  le  signale  aussi  à  Londres,  et  je 
prie  qu'on  adresse  à  sir  Edmond  Lyons  les  mêmes  recommandations. 

((  Après  ces  deux  dépêches,  M.  de  Kisselef  m'a  donné  à  lire  une 
longue  lettre  particulière  de  M.  de  Nesselrode  en  réponse  à  notre 
conversation  du  5  avril.  J'ai  tort  de  dire  en  réponse,  car  cette  lettre 
ne  répond  point  directement  à  ce  que  j'avais  dit  à  M.  de  Kisselef  sur 
l'attitude  et  les  procédés  de  l'empereur  envers  le  roi  et  la  France 
depuis  1830.  M.  de  Nesselrode  y  commence  par  m'engager  à  ne  plus 
revenir  sur  ce  qui  a  eu  lieu  entre  nos  deux  gouvernemens  avant  la 
formation  du  cabinet  actuel.  C'est  du  passé,  dit-il,  et  M.  Guizot  n'y 
est  pour  rien.  M.  de  Nesselrode  ne  demande  pas  mieux,  lui,  que  de 
n'en  plus  parler  et  de  partu:  d'aujourd'hui  comme  d'une  époque 


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A2  BEYUE  DES  DEUX  MONDES* 

nouvelle.  Il  expose  ensuite,  avec  détail  et  habilement,  deux  idées  : 
1^  par  quels  motifs  le  cabinet  russe  ne  nous  a  pas  fait  de  plus  fré- 
quentes et  plus  intimes  communications  sur  les  affaires  européennes; 
2*  quels  changemens  sont  survenus,  depuis  1840,  dans  les  relations 
des  grandes  puissances,  notamment  de  la  France  et  de  l'Angleterre, 
et  pourquoi  nous  faisons  bien  de  suivre  aujourd'hui  la  bonne  poli- 
tique, c'est-à-dire  de  ne  chercher  à  brouiller  la  Russie  avec  per- 
sonne, attendu  que  nous  ne  retrouverions  pas,  avec  l'Angleterre, 
l'alliance  intime  que  des  circonstances  particulières,  entre  autres  la 
présence  d'un  cabinet  whig,  avaient  amenée  de  1830  à  18A0,  mais 
qui  ne  saurait  se  renouer  aujourd'hui. 

«  M.  de  Nesselrode  met  beaucoup  de  soin  à  développer  ceci  :  évi- 
demment l'idée  du  rétablissement  de  l'intimité  entre  la  France  et 
TAngleterre  le  préoccupe,  et  il  désirerait  nous  en  démontrer  et  s'en 
démontrer  à  lui-même  l'impossibilité.  Je  n'ai  fait  aucune  observa- 
tion à  ce  sujet. 

«  Du  reste,  M.  de  Kisselef,  qui  m'avait  à  peine  interrompu  deux 
ou  trois  fois  par  quelques  paroles,  m'a  promis  de  transmettre,  avec 
une  scrupuleuse  exactitude,  à  M.  de  Nesselrode  ce  que  je  venais  de 
lui  dire.  Je  ne  saurais  trop  me  louer  du  langage  du  vice-chancelier 
de  l'empereur  à  mon  égard  :  j'y  ai  trouvé  ce  qui  m'honore,  ce  qui 
me  touche  le  plus,  une  estime  sérieuse,  gravement  et  simplement 
exprimée.  Je  désire  ^ue  vous  témoigniez  à  M.  de  Nesselrode  com- 
bien j'y  suis  sensible.  » 

Pendant  que  cette  correspondance  entre  Paris  et  Saint-Péters- 
bourg suivait  son  cours,  le  baron  Edmond  de  Bussierre,  alors  mi- 
nistre du  roi  à  Dresde,  m'écrivit  le  14  juin  18A8  : 

«  M.  le  comte  de  Pahlen  est  à  Dresde  depuis  trois  jours.  Il  a  mis 
un  empressement  obligeant  à  venir  me  chercher  dès  son  arrivée.  Il 
a  diné  hier  chez  moi  avec  M.  de  Zeschau  et  tous  mes  collègues.  Il 
part  demain  pour  Carlsbad.  Nous  n'avons  pas  échangé  un  seul  mot 
sur  ses  projets  ultérieurs.  Je  sais  toutefois  que  l'espoir  de  rencon- 
trer M.  de  Barante  en  Bohême  le  préoccupe  assez  vivement;  plu- 
sieurs personnes,  évidemment  chargées  par  lui  de  me  pressentir 
sur  la  probabilité  de  cette  rencontre,  m'ont  fort  inutilement  assailli 
de  questions;  on  ne  les  a  pas  épargnées  davantage  à  M.  Ernest  de 
Barante.  Il  est  certain,  d'après  tout  ce  qui  nous  revient  de  Péters- 
bourg,  qu'on  y  sent  le  besoin  d'un  retour  à  de  meilleurs  rapports, 
et  que  la  situation  actuelle  pèse  à  l'empereur  lui-même;  il  n'en  est 
pas  encore  au  point  de  venir  sincèrement  à  nous,  mais  il  ne  veut 
pas  qu'on  croie  en  Europe  que  la  porte  lui  soit  définitivement  fer- 
mée; cette  impossibilité  trop  éclatante  d'un  accord  avec  la  France 


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LE   ROI   LOUIS-PHILIPPE   ET  L* EMPEREUR   KICOLAS.  A3 

affaiblit  les  ressorts  et  fausse  les  combinaisons  de  sa  politique;  il 
s'en  trouve  amoindri  sur  tous  les  points,  et  particulièrement  dans 
ses  relations  avec  la  Prusse. 

«  Ce  sera,  sans  aucun  doute,  un  motif  de  plus  aux  yeux  de  votre 
excellence  pour  ne  rien  faire  qu'à  de  très  bonnes  conditions.  Un 
rapprochement  auquel  le  gouvernement  du  roi  semblerait  se  prêter 
avec  trop  de  facilité  produirait  un  effet  fâcheux  en  Allertiagne.  On 
y  sait  à  merveille  combien  la  Russie  désire  ce  rapprochement;  on 
trouve  donc  tout  naturel  qu'elle  en  fasse  les  frais.  » 

Le  15  juin,  après  avoir  reçu  ma  lettre  du  20  mai,  le  baron  d'An- 
dré m'écrivit  ; 

«  Monsieur, 

«  Dès  que  le  courrier  Alliot  m'eut  remis  vos  dépêches,  je  deman- 
dai à  voir  M.  de  Nesselrode.  Je  lui  parlai  du  nouvel  entretien  que 
vous  aviez  eu  avec  M.  de  Kisselef ,  et  après  avoir  échangé  quelques 
paroles,  je  laissai  au  vice-chancelier  votre  lettre  particulière  du 
20  mai,  afin  qu'il  pût  la  lire  à  loisir  et  la  montrer  à  l'empereur.  En 
la  prenant,  M.  de  Nesselrode  me  dit  qu'il  craignait  que  nous  n'al- 
lassions un  peu  vite.  Je  répondis  au  vice-chancelier  qu'il  valait 
mieux  s'expliquer  et  prévoir  les  conséquences  de  toute  démarche 
avant  de  l'entreprendre ,  qu'il  serait  fâcheux,  par  exemple,  de  voir 
les  ambassadeurs  retourner  à  leur  poste  sans  savoir  préalablement 
sur  quoi  compter. 

«  —  Mais  remarquez,  me  dit  M.  de  Nesselrode,  qu'il  n'a  jamais 
été  question  du  retour  des  ambassadeurs  dans  mes  lettres,  et  que 
c'est  M.  Guizot  qui,  le  premier,  en  a  parlé  à  M.  de  Kisselef. 

«  —  Je  sais  très  bien,  monsieur  le  comte,  que  chacun  de  nous  a 
la  prétention  de  ne  point  faire  des  avances;  mais  si  M.  Guizot  a  parlé 
des  ambassadeurs  à  M.  de  Kisselef,  c'est  parce  qu'il  a  voulu  ré- 
pondre à  ce  que  sa  majesté  m'a  fait  l'honneur  de  me  dire  au  cercle 
de  la  cour  lorsqu'elle  m'a  demandé  quand  reviendrait  M.  de  Barante. 

«  En  quittant  M.  de  Nesselrode,  il  m'a  promis  de  me  faire  savoir 
quand  il  pourrait  me  rendre  ma  lettre.  Douze  jours  se  sont  écoulés 
depuis.  Pendant  ce  temps,  j'ai  cherché  à  connaître  quelle  avait  été 
d'abord  l'impression  produite  sur  l'empereur  par  les  dépêches  ve- 
nues de  Paris.  Ce  que  j'en  ai  appris  m'a  fait  voir  aussitôt  qu'elles 
avaient  modifié  les  dispositions  de  sa  majesté.  Vous  voyez  que  les 
choses  sont  complètement  changées. 

«  Maintenant,  m'a-t-on  dit,  c'est  une  question  qu'il  faut  laisser 
en  repos,  sauf  à  la  reprendre  plus  tard.  Les  affaires  générales  doivent 
amener  la  solution  des  affaires  personnelles.  Si  les  ambassadeurs 
avaient  repris  leur  poste,  il  est  probable  que  l'empereur,  abandon- 


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&&  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nant  peu  à  peu  ses  préjugés,  serait  arrivé  à  une  appréciation  plus 
juste  des  convenances  et  de  ses  véritables  intérêts. 

«  Mes  informations  et  cette  opinion  n'avaient  point  cependant  un 
caractère  assez  positif  pour  les  communiquer  à  votre  excellence 
avant  d'avoir  obtenu  le  second  rendez-vous  que  m'avait  annoncé 
M.  de  Njesselrode.  Je  savais  qu'il  avait  vu  l'empereur,  qu'il  devait 
le  revoir  encore,  et  j'attendais.  Hier  enfin,  j'ai  été  prié  de  passer 
chez  lui.  Il  m'a  d'abord  donné  à  lire  une  dépêche  sur  les  affaires  de 
Grèce  dont  vous  aurez  connaissance.  Je  lui  ai  demandé  ensuite  s'il 
n'avait  rien  de  plus  à  m' apprendre.  «  Non,  voilà  tout.  —  Cepen- 
dant?... —  Je  n'ai  rien  à  vous  dire.  » 

«  Après  un  moment  de  silence,  M.  de  Nesselrode  m'a  pourtant 
raconté  qu'il  allait  écrire  à  M.  de  Kisselef  une  lettre  qui  serait  com- 
muniquée à  votre  excellence,  et  qui  répondrait  à  votre  lettre  par- 
ticulière du  20  mai.  «  Entre  nous,  a  continué  le  vice  -  chancelier, 
rappelant  ce  qu'il  m'avait  dit  dans  mon  premier  entretien,  je  crois 
que  voti'e  gouvernement  a  été  un  peu  trop  vite.  Pour  le  moment,  il 
n'y  a  point  à  s'occuper  de  quelques-unes  des  questions  qui  ont  été 
agitées  dans  les  lettres  particulières  que  vous  m'avez  données  à  lire. 
L'empereur  a  trouvé  qu'on  lui  imposait  des  conditions,  et  cela  a  dé- 
truit le  bon  effet  du  premier  compte-rendu.  Au  reste,  a-t-il  ajouté, 
si  les  choses  sont  gâtées,  elles  sont  loin  de  l'être  à  tout  jamais,  et  à 
la  première  occasion  on  pourra  les  reprendre.  » 

tt  J'ai  répondu  à  M.  de  Nesselrode  que  je  regrettais  beaucoup  que 
l'empereur  eût  donné  une  aussi  fausse  interprétation  aux  intentions 
du  gouvernement  du  roi  en  admettant  qu'on  voulait  lui  imposer 
des  conditions,  que  j'affirmais  que  vous  n'aviez  eu  d'autre  pensée 
que  celle  de  vous  expliquer  franchement  et  dignement,  afin  de  ne 
point  exposer  à  des  mécomptes,  faute  de  s'être  mal  compris,  les 
souverains  de  deux  grands  états. 

«  M.  de  Nesselrode,  qui  ne  peut  assurément  partager  l'opinion  de 
l'empereur,  et  qui  connaît  tout  comme  nous  la  vraie  cause  de  cette 
si  grande  susceptibilité,  a  préféré  ne  rien  dire  de  plus,  et  terminer 
ainsi  notre  entretien. 

«  Quelques  confidences  récentes  me  feraient  supposer  que  l'em- 
pereur laissera  croire  à  son  entourage  qu'on  a  voulu  lui  mettre  le 
marché  à  la  main,  et  que,  s'il  n'y  a  pas  rapprochement  entre  les 
deux  pays,  c'est  plutôt  au  gouvernement  du  roi  qu'il  faut  en  attri- 
buer la  cause.  Je  ne  comprends  pas  comment  de  bonne  foi  on  pour- 
rait maintenir  une  pareille  assertion,  qui  ne  saurait  avoir  été  mise 
en  avant,  si  elle  l'a  été  réellement,  que  pour  masquer  un  amour- 
propre  excessif,  contre  lequel,  depuis  douze  ans,  tout  raisonnement 
vient  se  briser.  » 


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LE  ROI  LOUIS-PHILIPPE   ET   L'EBIPEEEUR  NICOLAS.  A5 

Je  jugeai  que  le  moment  était  venu  de  mettre  fin,  par  une  décla- 
ration précise  des  intentions  du  roi  et  de  son  gouvernement,  à  des 
conversations  qui  semblaient  devoir  se  prolonger  indéfiniment  et 
toujours  sans  résultat.  J'écrivis  donc  le  8  juillet  au  baron  d'André  : 

«  Monsieur  le  baron, 

«  Aussitôt  après  l'arrivée  de  M.  de  Breteuil,  vous  irez  trouver 
M.  le  comte  de  Nesselrode  et  vous  lui  donnerez  à  lire  la  dépêche  ci- 
jointe.  Pour  peu  qu'il  vous  témoigne  le  désir  de  la  faire  connaître  à 
l'empereur,  vous  prendrez  sur  vous  de  la  lui  laisser.  Je  désire 
qu'elle  soit  mise  textuellement  sous  les  yeux  de  l'empereur. 

«  Je  n'ai  rien  à  y  ajouter  pour  vous-même.  Si  M.  de  Nesselrode 
engage  avec  vous  quelque  conversation ,  la  dépêche  vous  indique 
clairement  dans  quel  esprit  et  sur  quel  ton  parfaitement*  simple, 
tranquille  et  froid,  vous  y  devez  entrer.  Laissez  sentir  que,  bien  que 
la  modération  générale  de  notre  conduite  n'en  doive  être  nullement 
altérée,  il  y  a  là  cependant  une  question  et  un  fait  dont  l'importance 
politique  est  grande  et  inévitable.  » 

tt  M.  Guizot  à  M,  le  baron  (T André, 

«  Paris,  8  juillet  1843. 

«  Monsieur  le  baron, 

«  M.  de  Kisselef  est  venu  le  27  juin  me  donner  communication 
d'ime  dépêche  de  M.  le  comte  de  Nesselrode,  en  date  du  lA  du* 
*mëme  mois,  qui  répond  à  mes  entretiens  des  5  avril  et  lA  mai  avec 
M.  le  chargé  d'aflaires  de  Russie,  entretiens  que  je  vous  ai  fait  con- 
naître par  mes  lettres  particulières  des  25  avril  et  20  mai. 

«  M.  le  comte  de  Nesselrode  paraît  penser  que  j'ai  pris  l'initiative 
de  ces  entretiens  et  des  explications  auxquelles  ils  m'ont  conduit, 
notamment  en  ce  qui  concerne  le  retour  des  ambassadeurs  à  Paris 
et  à  Saint-Pétersbourg.  Je  me  suis  arrêté  en  lisant  ce  passage  de  sa 
dépêche,  et  j'ai  rappelé  à  M.  de  Kisselef  que  la  première  origine  de 
nos  entretiens  avait  été  la  phrase  par  laquelle,  dans  sa  dépêche  du 
21  mars,  M.  le  comte  de  Nesselrode,  en  le  chargeant  de  me  félici- 
ter du  résultat  de  la  discussion  sur  les  fonds  secrets,  me  supposât 
envers  la  Russie  des  dispositions  peu  favorables.  Je  ne  pouvais  évi- 
demment passer  sous  silence  cette  supposition,  et  ne  pas  m'expli- 
<pier  sur  mes  dispositions  ainsi  méconnues  ou  mal  comprises.  Si 
M.  le  comte  de  Nesselrode  n'avait  fait  que  m'adresser  les  félicita- 
tions par  lesquelles  se  terminait  sa  dépêche,  je  n'aui*ais  songé  à 
rien  de  plus  qu'à  l'en  remercier;  mais,  en  m'attribuant  envers  la 
Russie  des  dispositions  peu  favorables,  il  m'imposait  l'absolue  né- 
cessité de  désavouer  cette  supposition,  et  de  ne  laisser  lieu,  sur 
mes  sentimens  et  sur  leurs  motifs,  à  aucun  doute,  à  aucune  mé- 


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46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prise.  Ainsi  ont  été  amenés  mon  premier  entretien  avec- M.  de  Kisse- 
lef  et  les  explications  que  j'y  ai  données. 

((  Quant  au  retour  des  ambassadeurs,  l'empereur  vous  ayant  de- 
mandé le  3  mai  au  cercle  de  la  cour  :  «  Quand  reverrons-nous 
M.  de  Barante?  »  je  pouvais  encore  moins  me  dispenser  de  répon- 
dre, dans  mon  second  entretien,  à  une  question  si  positive,  et  je 
n'y  pouvais  répondre  sans  exprimer  avec  une  complète  franchise  la 
pensée  du  gouvernement  du  roi  à  cet  égard  et  ses  motifs. 

({  Je  n'ai  rappelé  ces  détails  à  M.  de  Kisselef,  et  je  n'y  reviens 
avec  vous  aujourd'hui  que  parce  que  M.  de  Nesselrode  dit  à  deux 
ou  trois  reprises,  dans  sa  dépêche,  que  j'ai  pris  l'initiative  .des  ex- 
plications, que  je  les  ai  données  spontanément.  J'aurais  pu  les  don- 
ner spontanément,  car  elles  n'avaient  d'autre  but  que  de  mettre 
les  relations  des  deux  cours  sur  un  pied  de  parfaite  vérité  et  de  di- 
gnité mutuelle;  mais  il  est  de  fait  que  j'ai  été  amené  à  les  donner, 
et  par  l'obligeant  reproche  que  me  faisait  M.  de  Nesselrode  dans  sa 
dépêche  du  21  mars,  et  par  la  bienveillante  question  que  l'empe- 
reur vous  a  adressée  le  3  mai.  Je  n'aurais  pu,  sans  manquer  à  moQ 
devoir  et  à  la  convenance,  passer  sous  silence  de  telles  paroles. 

u  M.  le  comte  de  Nesselrode  pense  qu'après  être  entrés  dans  les 
explications  que  je  rappelle,  nous  avons  été  trop  pressés  d'en  at- 
teindre le  but  et  trop  péremptoires  dans  notre  langage.  Si  les  am- 
bassadeui's  étaient  revenus  K  leur  poste,  l'amélioration  des  rela- 
tions entre  les  deux  cours  aurait  pu  arriver  successivement  et  sans 
bruit.  Nous  avons  voulu  une  certitude  trop  positive  et  trop  soudaine. 

((  Ici  encore  j'ai  interrompu  ma  lecture  :  «  Je  ne  saurais,  ai-je 
dit  à  M.  de  Kisselef,  accepter  ce  reproche;  à  mon  avis,  ce  que  j'ai 
fait  aurait  du  être  fait,  ce  que  j'ai  dit  aurait  dû  être  dit  il  y  a  douze 
ans.  Dans  les  questions  où  la  dignité  est  intéressée,  on  ne  saurait 
s'expliquer  trop  franchement,  ni  trop  tôt;  elles  ne  doivent  jamais 
être  livrées  i  des  chances  douteuses,  ni  laissées  à  la  merci  de  per- 
sonne. Sans  le  rétxbliisement  de  bonnes  et  régulières  relations  entre 
les  deux  souverains  et  les  deux  cours,  le  retour  des  ambassadeurs 
eût  manjU'^  de  vérité  et  de  convenance.  Le  roi  a  mieux  aimé  s'en 
tenir  aux  chargés  d'affaires.  » 

((  L'empereur,  poursuit  M.  le  comte  de  Nesselrode  dans  sa  dé- 
pèche, ne  peut  accepter  des  conditions  ainsi  péremptoirement  indi- 
quées. Puisque,  dans  l'état  actuel  des  relations,  le  roi  préfère  des 
chargés  d'afl^.ires,  l'empereur  s'en  remet  à  lui  de  ce  qui  lui  convient 
à  cet  égard. 

«  Nous  n'avons  jamais  songé,  aî-je  dit,  à  imposer  des  conditions. 
Quand  on  ne  den^ande  que  ce  qui  vous  est  du,  ce  ne  sont  pas  des 
conditions  qu'on  impose,  c'est  scn  droit  qu'on  réclame.  Nous  avons 
dit  simpleiiieat,  fran:heni3nt,  et  dans  un  esprit  sincère,  ce  que 


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LE  BOI  LODIS-PHILIPPE   ET   l'eMPEREUB   NICOLAS.  Û7 

nous  regardons  comme  imposé,  point  à  Tempereur,  mais  à  nous- 
mêmes,  par  notre  propre  dignité.  » 

c(  La  dépâche  se  termine  par  la  déclaration  que  les  dispositions  du 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  quant  aux  relations  et  aux  affaires 
-des  deux  pays,  demeureront  également  bienveillantes.  J'ai  tenu  à 
M,  de  Kisselef  le  môme  langage.  Le  gouvernement  du  roi  a  déjà 
prouvé  qu'il  savait  tenir  sa  politique  en  dehors,  je  pourrais  dire 
au-dessus  de  toute  impression  purement  personnelle.  Il  continuera 
d'agir,  en  toute  circonstance,  avec  la  même  modération  et  la  même 
impartialité.  Il  ne  voit,  en  général,  dans  les  intérêts  respectifs  de  la 
France  et  de  la  Russie  que  des  motifs  de  bonne  intelligence  entre 
les  deux  pays,  et  si,  depuis  douze  ans,  leurs  rapports  n'ont  pas 
toujours  présenté  ce  caractère,  c'est-que  les  relations  des  deux  sou- 
verains et  des  deux  cours  n'étaient  pas  en  complète  harmonie  avec 
ce  fait  essentiel.  La  régularité  de  ces  relations,  et  M.  le  comte  de 
Nesselrode  petit  se  rappeler  que  nous  l'avons  souvent  fait  pressen- 
tir, est  donc  elle-même  une  question  grave  et  qui  importe  à  la 
politique  des  deux  états.  Le  gouvernement  du  roi  a  accepté  l'occa- 
sion, qui  lui  a  été  offerte,  de  s'en  expliquer  avec  une  sérieuse  fran- 
chise, et  dans  l'intérêt  de  l'ordre  monarchique  européen  comme 
pour  sa  piropre  dignité,  il  maintiendra  ce  qu'il  regardé  comme  le 
droit  et  la  haute  convenance  des  trônes.  » 

Ainsi  se  termina  cette  correspondance.  Les  deux  ambassadeurs  ne 
retournèrent  point  à  leurs  postes;  des  chargés  d'affaires  continuè- 
rent seuls  de  résider  à  Paris  et  à  Saint-Pétersbourg.  A  en  juger  par 
les  apparences,  la  situation  respective  des  deux  souverains  restait 
la  môme;  au  fond,  elle  était  fort  changée  :  l'empereur  Nicolas  s'était 
montré  embarrassé  dans  son  obstination,  et  le  roi  Louis-Philippe 
ferme  dans  sa  modération.  Au  lieu  de  subir  en  silence  une  attitude 
inconvenante,  nous  en  avions  hautement  témoigné  notre  sentiment, 
et  nous  avions  déterminé  nous-mêmes  la  forme  et  la  mesure  des  re- 
lations entre  les  deux  souverains.  La  dignité  était  gardée  sans  que 
la  politique  fût  compromise.  C'était  là  le  but  que  j'avais  saisi  l'oc- 
casion de  poursuivre.  Dans  les  deux  dernières  années  de  mon  mi- 
nistère, en  18A6  et  1847,  quelques  indices  me  donnèrent  lieu  de 
croire  que  l'empereur  Nicolas,  tout  en  y  persistant,  regrettait  de  plus 
en  plus  son  attitude,  et  pensait  presque  tout  haut  qu'en  lui  succé- 
dant, son  fils  en  devrait  changer.  Dans  la  situation  où  le  gouverne- 
ment du  roi  s'était  placé ,  il  pouvait  très  convenablement  attendre. 

GUIZOT. 


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LES 


MINEURS  DU  HARZ 


SOUVENIRS  d'un  voyage  DANS  l' ALLEMAGNE  DU  NORD. 


De  toutes  les  provinces  naturelles  de  l'Allemagne,  il  n'en  est  au- 
cune qui  soit  plus  nettement  délimitée  que  le  Uarz.  Cette  ré^oa 
montagneuse  surgissant  au  milieu  d'un  pays  de  plaines  doit  à  cet 
isolement  son  antique  réputation;  son  nom  a  été  célébré  par  les 
plus  grands  poètes,  et  depuis  longtemps  un  voyage  dans  le  Harz  est 
pour  un  véritable  Allemand,  ou  même  pour  celui  qui  veut  bien  con- 
naître l'Allemagne,  une  sorte  de  pèlerinage  obligé.  Les  caractères 
particuliers  de  ce  pays  de  mines,  la  singulière  organisation  sociale 
qu'on  y  trouve  en  vigueur  depuis  des  siècles,  les  mœurs  qu'on  y 
observe,  tout  contribue  à  justifier  cette  curiosité  sympathique  dont 
le  Harz  est  l'objet.  Aussi,  parcourant,  il  y  a  quelques  mois,  l'Alle- 
magne du  nord,  je  visitai  avec  un  intérêt  particulier  la  pittoresque 
contrée  que  domine  la  pâle  cime  du  Brocken. 

Le  voyageur  qui,  du  pont  d'un  navire,  aperçoit,  après  une  longue 
traversée,  les  lignes  bleuâtres  qui  annoncent  la  terre,  n'éprouve 
guère  plus  de  satisfaction  que  je  n'en  ressentis  quand  je  me  trouvai 
pour  la  première  fois  en  face  de  la  chaîne  du  Harz,  après  avoir  tra* 
versé  les  plaines  interminables  du  Hanovre  et  du  duché  de  Bruns- 
wick. Les  montagnes  sont  comme  les  iles  des  continens;  l'Océan  est 
à  peine  plus  uni  que  les  immenses  surfaces  du  nord  de  l'Allemagne  : 
rien  n'y  distrait  l'esprit,  devenu  la  proie  d'un  ennui  oppressif;  nulle 
vie,  nulle  animation.  A  la  vue  de  ces  horizons  si  bas,  on  se  demande 
instinctivement  de  combien  de  mètres  la  plaine  aunût  à  descendre 


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LES   MINEURS   DU   HÀBZ.  A9 

pour  que  les  eaux  de  la  Mer  du  Nord,  qui  jadis  l'a  nivelée,  vinssent 
reconquérir  en  un  instant  le  vaste  territoire  qu'elles  ont  abandonné. 
Les  chemins  de  fer  ne  se  piquent  pas  de  vitesse  au-delà  du  Rhin,  et 
jamais  je  ne  les  trouvai  aussi  lents  qu'entre  Hanovre  et  la  lisière  du 
Harz.  D'un  œil  fatigué,  je  voyais  passer  comme  en  rêve  et  tour- 
noyer les  maigres  pâturages,  les  landes  où  le  sol,  çà  et  là  retourné, 
laisse  apercevoir  une  terre  noire  et  tourbeuse,  les  ailes  des  moulins 
à  vent,  les  bois  de  sapins  où  parfois  se  détachait  sur  un  fond  noir 
quelque  maison  de  forestier  solitaire  avec  des  tuiles  rouges  et  des 
solives  enluminées,  les  interminables  champs  de  blé,  parfois  un  ber- 
ger surpris  dans  sa  pose  immobile,  couvert  d'une  longue  capote  de 
toile  blanche  rehaussée  de  quelques  ornemens  de  couleur.  Dans  ces 
monotones  régions,  les  noms  seuls  ont  quelque  éloquence.  Comment 
s'arrêter  par  exemple  à  Wolfenbûttel  sans  se  souvenir  que  Lessing 
passa  une  longue  partie  de  sa  vie  dans  la  fameuse  bibliothèque 
grand- ducale,  si  riche  en  souvenirs  de  Luther? 

Je  quittai  le  chemin  de  fer,  non  sans  un  vif  sentiment  de  plaisir, 
&  la  petite  ville  de  Winenburg,  et  montai  en  voiture  pour  me  rendre 
à  Goslar,  en  ti'aversant  la  région  qui  borde  le  Harz.  Des  lignes  de 
collines  aux  ondulations  très  marquées  s'allongent  comme'autant  de 
ceintures  en  avant  de  la  chaîne  principale,  et  l'on  passe  ainsi  de  la 
plaine  aux  vraies  montagnes  par  une  transition  naturelle.  C'est 
alors  que  le  Harz  apparaît  avec  ses  formes  rondes  et  écrasées, 
qui  s'étagent  les  unes  derrière  les  autres  jusqu'au  Brocken.  Celui- 
ci,  pareil  à  un  bouclier  rond,  montre  sa  cime  grise  et  nue  au-dessus 
de  la  ligne  des  forêts,  toute  coupée  d'ombres  profondes  et  de  reflets 
veloutés.  Cette  vue  panoramique,  qui  permet  d'embrasser  dans  un 
seul  regard  tout  le  massif  montagneux,  se  rétrécit  à  mesure  qu'on 
approche.  £n  arrivant  à  Goslar,  on  n'aperçoit  plus  que  le  Rammels- 
berg  et  quelques  autres  crêtes  moins  élevées.  Au  fond,  derrière 
les  clochers  et  les  tourelles  de  la  ville,  s'ouvre  la  vallée  dont  les 
plans  entre-croisés  reculent,  dans  une  ombre  transparente,  à  l'inté- 
rieur de  la  chaîne.  La  lourde  masse  du  Rammelsberg  donne  quel- 
que chose  de  sévère  et  presque  d'effrayant  à  un  paysage  autrement 
plein  de  grâce.  C'est  bien  ainsi  qu'on  peut  se  figurer  une  montagne 
toute  pénétrée  de  métaux.  Depuis  mille  ans,  on  en  a  tiré  vraisem- 
blablement pour  AOO  millions  de  francs.  De  loin,  on  aperçoit  sur  la 
croupe  du  mont  des  taches  grises  qui  descendent  jusqu'aux  pentes 
inférieures  :  ce  sont  les  haldesy  où  l'on  sépare,  au  sortir  de  la  mine, 
les  parties  métalliques  des  parties  stériles.  Ces  dernières  sont  reje- 
tées et  forment  à  la  longue  d'immenses  talus  de  pierres  souvent  pa- 
reils à  une  fortification  gigantesque. 

Dans  tous  les  défilés  où  une  vallée  du  Harz  débouche  sur  les  plames 


TOME  XXU« 


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50  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

du  nord,  une  ville  existe  de  temps  immémorial.  Goslar  est  située 
Bxnsiy  et  il  n'est  pas  de  cité  plus  charmante  ni  plus  riche  en  souve- 
nirs. Les  rues  qui  montent  et  descendent  sous  de  fortes  pentes,  les 
ruisseaux  d'eau  limpide  qui  courent  dans  de  petits  canaux,  tout  rap- 
pelle déjà  la  montagne;  mais  le  paysage  n'a  pas  encore  la  tristesse 
et  la  froide  solennité  du  Harz  lui-même.  Il  s'y  mêle  quelque  chose 
de  riant  et  d'animé.  Si  la  vue  est  bornée  d'un  côté  par  de  hautes 
cimes,  de  l'autre  s'ouvrent  encore  de  vastes  horizons.  Les  souvenirs 
du  saint-empire  romain  sont  toujours  vivans  à  Goslar  :  l'aigle  héral- 
dique s'y  montre  partout.  Je  m'arrêtai  à  contempler  un  de  ces  aigles, 
tout  en  cuivre,  armé  des  ailes  les  plus  étranges,  et  placé  sur  une 
fontaine  en  bronze  dont  l'âge  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Peut- 
être  les  premiers  blocs  métalliques  tirés  du  Rammelsberg  ont-ils 
9ervi  à  fondre  ce  bassin  où  l'eau  coule  depuis  tant  de  siècles.  Sur  la 
même  place  que  cette  fontaine  mystérieuse  s'élèvent  le  RatlûiauSy 
bâti  par  l'empereur  Lothaire  et  terminé  à  la  fin  du  xu®  siècle,  et  le 
Kaiserworthy  charmant  spécimen  de  l'architecture  gothique  en  bois. 
Huit  statues  d'empereurs  sculptées  au  couteau  en  décorent  la  fa- 
.  çade.  Les  figures  les  plus  grimaçantes  se  tordent  aux  pieds  de  ces 
graves  personnages,  tous  armés  de  l'épée  et  le  globe  à  la  main.  Cet 
édifice  ravissant  sert,  hélas!  d'auberge,  et  l'on  peut,  pour  un  prix 
des  plus  modiques,  s'installer  dans  les  chambres  de  la  jolie  tourelle 
que  de  fiers  chevaliers  et  des  empereurs  ont  autrefois  habitée.  De 
ma  fenêtre  gothique,  je  regardais  les  maisons  en  bois  de  Goslar, 
avec  leurs  poutres  découpées  et  peintes,  leurs  toits  aux  formes  an- 
guleuses et  saillantes,  et  je  pouvais  facilement  me  croire  transporté 
en  plein  monde  féodal. 

La  capitale  de  l'Ober-Harz,  c'est-à-dire  de  la  région  montueuse 
où  sont  les  mines  que  j'allais  visiter,  Clausthal ,  est  à  quelques 
heures  de  Goslar.  A  mesure  qu'on  s'élève  dans  les  montagnes,  les 
sombres  flèches  des  sapins  donnent  des  tons  plus  sévères  et  plus 
durs  au  paysage.  On  avance  lentement  par  de  longues  montées  et 
des  descentes  que  la  prudence  des  conducteui-s  rendrait  également 
fastidieuses ,  si  l'on  pouvait  s'ennuyer  dans  ces  beaux  chemins  qui 
serpentent  entre  les  rochers,  au  fond  des  vallées  ou  sur  le  flanc  des 
montagnes.  On  entend  gronder  les  torrens,  dont  le  bruit  frais  trouble 
seul  ces  solitudes  :  quelquefois  les  sapins  atteignent  une  hauteur 
énorme,  et  sous  leurs  cimes  entremêlées  la  forêt  n'offre  que  des 
profondeurs  obscures  où  se  détachent  les  lignes  pâles  des  troncs 
dépouillés,  tandis  qu'au  sommet  s'étale  une  magnifique  végétation. 
Les  montagnes  que  la  hache  a  dénudées,  et  que  recouvre  une  nou- 
velle culture,  ressemblent  à  de  vastes  jardins,  et  les  jeunes  plants, 
pareils  à  des  bouquets  du  vert  le  plus  tendi^e,  y  sont  distribués  avec 


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LES  MINEURS   DU   HARZ.  6i 

une  régularité  qu'un  artiste  a  le  droit  de  trouver  déplaisante.  Tou- 
tefois les  perspectives  y  sont  des  plus  variées  :  on  respire  Tair  plus 
frais  et  plus  léger  des  hauteurs,  on  s'enivre  de  cette  odeur  pénétrante 
et  sauvage  propre  aux  bois  résineux;  enfin,  sans  analyser  toutes 
ces  sensations,  on  s'abandonne  à  ce  charme  tout  particulier  des 
montagnes,  dont  aucun  langage  ne  saurait  exprimer  la  saveur  vir- 
ginale et,  si  Ton. osait  le  dire,  l'énergique  douceur.  Je  me  mis  par 
degrés  en  harmonie  avec  ces  paysages  nouveaux  :  je  regardais  les 
grandes  masses  de  schiste  qui  Composent  le  Harz,  et  dont  les  lignes 
parallèles  apparaissent  sans  cesse  rongées  par  les  eaux,  comme  les 
feuillets  d'un  livre  monumental.  Chaque  roche  a  son  caractère  pit- 
toresque qui  lui  est  propre  :  les  gypses,  les  calcaires,  les  marbres, 
offrent  des  tons  chauds  resplendissans;  le  schiste  au  contraire,  qui 
se  décompose  en  boue  noire,  a  quelque  chose  de  sombre  et  de  mo- 
notone. Cette  impression,  que  j'ai  reçue  dans  l'Ardenne,  dans  cer- 
taines parties  des  Alpes,  je  l'éprouvai  plus  vivement  encore  dans  le 
Harz. 

En  approchant  de  Clausthal,  on  remarque  dans  les  anfractuosités 
des  vallées  des  étangs  retenus  par  des  digues  fort  élevées  :  ce  sont 
les  réservoirs  de  l'eau  destinée  aux  mines;  on  l'économise  et  on  l'em- 
magasine avec  le  plus  grand  soin  :  c'est  la  seule  force  qu'on  puisse 
utiliser  pour  faire  mouvoir  les  pompes  d'épuisement  et  les  machines 
d'extraction,  ainsi  que  les  appareils  divers  employés  dans  les  ate- 
liers métallurgiques.  J'arrivai  enfin  à  Zellerfeld,  puis  à  Clausthal. 
La  rue  principale,  qui  n'est  autre  que  la  route  elle-même,  s'étend 
sur  une  très  grande  longueur;  elle  est  bordée  de  maisons  propres, 
bâties  en  bois,  et  d'ordinaire  à  deux  étages.  Les  fenêtres  sont  pres- 
que toujours  décorées  de  quelques  pots  de  fleurs,  derrière  lesquels 
on  aperçoit  la  figure  blonde  et  étonnée  d'un  enfant,  souvent  un 
mineur  fuuiant  tranquillement  sa  pipe  et  jetant  sur  la  voiture  qui 
passe  un  regard  mélancolique.  Une  fois  à  Clausthal,  je  me  trouvais 
sur  le  théâtre  de  mes  recherches,  et  ce  n'était  plus  l'aspect  seule- 
ment du  pays,  c'étaient  aussi  les  conditions  d'existence  des  popu- 
lations que  j'allais  étudier.  Tout  en  explorant  les  richesses  de  ce 
district  métallurgique  du  Harz,  depuis  longtemps  célèbre,  je  m'é- 
tais pronjis  d'observer,  dans  son  action  sur  la  vie  sociale,  le  ré- 
gime économique  tout  spécial  qui  s'y  maintient  depuis  tant  d'an- 
nées. 

La  contrée  sur  laquelle  ce  curieux  régime  étend  son  action  se  di- 
vise en  deux  parties,  en  deux  zones  si  l'on  veut  :  la  zone  occidentale 
nommée  VOber-IIarz  ou  Harz  supérieur,  qui  comprend  les  hautes 
montagnes  de  la  chaîne,  —  la  zone  orientale,  Y  Unter-Harz  ou  Harz 
inférieur,  qui  se  rattache,  par  des  plateaux  de  plus  en  plus  abaissés, 


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52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  pays  de  Mansfeld.  C'est  sur  TOber-Harz,  c'est-à-dire  sur  la  prin- 
cipale région  minière,  que  se  concentrera  notre  attention. 

L'Allemagne ,  dans  le  classement  des  mines  et  des  districts  de 
rOber-Harz,  a  donné  une  nouvelle  preuve  de  la  fâcheuse  tendance 
qui  la  porte  à  multiplier  les  divisions  géographiques.  On  ne  s'éton- 
nera donc  pas  si,  même  en  ne  s'occupant  ici  que  de  l'Ober-Harz,  il 
faut,  dans  le  cadre  ainsi  limité,  tenir  compte  encore  de  diverses  sub- 
divisions. Ainsi  deux  groupes  administratifs  distincts  s'y  présentent; 
l'un,  sous  le  nom  de  Communion-Unier-HarZy  désigne  la  région  de 
rOber-Harz  la  moins  élevée,  c'est-à-dire  le  district  métallurgique 
de  Goslar  et  du  Rammelsberg.  Il  y  a  ensuite  l'Ober-Harz  propre- 
ment dit,  dont  le  centi*e  est  la  petite  ville  de  Clausthal,  choisie  pour 
point  de  départ  de  mes  excursions  dans  les  montagnes.  Ce  n'e3t  pas 
tout  :  le  dernier  groupe  se  partage  en  trois  districts,  Clausthal, 
Zellerfeld  et  Andreasberg,  subdivisés  eux-mêmes  en  régions  mi- 
nières {revier)  qu'on  désigne  généralement  par  le  nom  du  principal 
filon  qui  les  traverse  (1).  L'histoire  de  ces  divers  districts  au  point 
de  vue  métallurgique  peut  se  résumer  en  quelques  mots.  Les  mines 
de  Clausthal  et  de  Zellerfeld  étaient  déjà  très  prospères  au  commen- 
cement du  xiv""  siècle.  A  cette  époque,  la  peste  ravagea  le  Harz,  et 
les  mines  furent  abandonnées.  Cent  ans  se  passèrent  avant  qu'on 
reprît  les  travaux.  La  mine  d* Andreasberg  fut  la  première  à  laquelle 
s'attaqua  de  nouveau  Ténergique  activité  des  populations  du  Harz. 
Les  deux  filons  qu'on  y  exploita  d'abord  formaient  la  figure  connue 
sous  le  nom  de  croix  de  SaifU-André  ;  de  là  cette  désignation  que 
reçut  la  mine  au  xvi*  siècle  et  qu'elle  conserve  aujourd'hui.  Dans  le 
district  de  Zellerfeld,  ce  fut  dans  les  mines  de  Lautenthal  que  re- 

(1)  On  voudra  sans  doute  connaître  ces  noms.  Les  citer,  c*est  en  effet  passer  en  revue 
les  principaux  filons  du  Harz. 

District  de  Clausthal,  —  On  y  trouve  :  1°  le  revier  du  filon  Burgstâdter  supérieur,  com- 
prenant cinq  mines  :  Dorothée,  Caroline,  Bergmannslrost  (consolation  du  mineur).  Gobe 
Gottes  (don  de  Dieu)  et  Rosenbusch  (buisson  de  roses)  ;  2°  le  revier  du  filon  Biirgstàdler 
moyen,  avec  les  mines  d'  Elisabeth,  de  la  vieille  et  de  la  jeune  Marguerite;  3°  le  revier 
du  filon  Bdrgstaiter  inférieur,  avec  Anna  Éléonore,  Kranich,  comte  George-Guillaume, 
roi  Guillaume,  reine  ChaHotU;  4»  le  revier  du  filon  nommé  Rosenhôfer,  trayersé  par  les 
mines  tour  de  Rosenhof,  Alt-Segen,  SUber-Segen;  5*»  le  reoier  du  filon  BergwerkwM- 
fart  (pèlerinage  du  mineur)  avec  une  seule  mine  qui  porte  le  même  nom. 

District  de  Zellerfeld,  —  Il  se  divise  :  1°  en  revier  de  Zellerfeld,  comprenant  les  mines 
de  Silberring  et  silberschnurr  {bague  et  ceinture  d'argent)^  Regenbogen  (arc-en-del), 
MianeSophie  et  Htilfe  Gottes  ( secours ^e  Dieu)  ;  2  '  revier  de  Lautenthal  avec  les  mines 
de  Lautenthals  Gliick  {bonheur  de  Lautenthal)  et  Comte-Auguste, 

District  d* Andreasberg,  —  Il  comprend  :  1'»  le  revier  intérieur  traversé  par  les  mines 
de  Catherine  Neufang,  Samson,  Bergmannstrost,  Gnade  Gottes  {grâce  de  Dieu)  et 
Abendrôthê  {rougeur  du  soir)\  2'  le  revier  extérieur  avec  les  mines  d'Andreaskreux  et 
de  F^icitas, 


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LES   MINEDAS   DU   HARZ.  53 

commencèrent  les  travaux,  un  peu  plus  tard  que  dans  le  district 
d'Ândreasberg.  Quant  aux  mines  de  Claustbal,  aujourd'hui  les  plus 
importantes,  on  n'en  reprit  l'exploitation  que  vers  le  milieu  du 
XVI*  siècle.  Clausthal  est  regardé  à  bon  droit  comme  le  chef-lieu 
administratif  et  le  centre  scientifique  du  pays. 

Nous  venons  de  parler  des  filons  et  des  mines  du  Harz  :  en  quoi 
consistent  les  richesses  métallurgiques  de  cette  contrée,  et  d'abord 
que  faut-il  entendre  par  un  filon  de  mine?  Aux  premiers  âges  de 
notre  planète,  des  fentes  se  creusèrent  daiis  la  partie  solide  de 
l'écorce  terrestre.  Des  matières  minérales  vinrent  s'y  accumuler,  à 
peu  près  comme  aujourd'hui  encore  des  dépôts  se  forment  dans  les 
conduits  traversés  par  les  eaux  thermales,  mais  avec  une  puissance 
dont  rien  ne  peut  donner  de  nos  jours  une  idée  complète.  Ces  fentes^ 
chargées  des  richesses  minérales  les  plus  variées,  sont  ce  que  l'on 
nomme  des  filons.  Le  rôle  de  l'industrie  humaine  en  présence  de 
ces  dépôts,  de  ces  amas  précieux,  est  de  les  épuiser  le  plus  acti- 
vement possible,  pour  threr  les  métaux  des  gangues  ou  substances 
infertiles  qui  les  enveloppent.  On  découpe  la  masse  du  filon  par  un 
système  habilement  combiné  de  puits  et  de  galeries  qui  permettent 
d'en  abattre  successivement  toutes  les  parties.  Chaque  mine  est  un 
petit  monde  à  part.  Pour  en  ouvrir  une,  on  comnience  par  creuser 
un  puits  du  fond  duquel  on  dirige  une  galerie  horizontale  vers  le 
filon.  Quand  on  le  trouve  exploitable,  on  approfondit  le  puits,  et  à 
un  niveau  inférieur,  à  20  mètres  environ  plus  bas,  on  va  rejoindre 
la  masse  métallifère  par  une  seconde  galerie  perpendiculau*e  à  la 
direction  du  filon.  On  abat  ensuite,  en  commençant  par  la  galerie 
inférieure,  tout  ce  qui  se  trouve  compris  entre  ces  deux  niveaux.  On 
pousse  à  cet  effet,  dans  la  direction  même  du  filon  atteint,  une  ga- 
lerie dont  la  partie  supérieure  est  fortement  consolidée  avec  des 
pièces  de  bois  rondes  qu'on  recouvre  de  tiges  plus  minces.  Après 
avoir  servi  de  plafond  aux  mineurs,  ce  boisage  sert  ensuite  de 
plancher,  et  on  procède  ainsi,  par  degrés  successifs  et  superposés, 
jusqu'à  ce  qu'on  ait  rejoint  le  niveau  supérieur.  Cette  opération  ter- 
minée, le  filon  ne  contient  plus  qu'une  série  de  planchers  étages 
entre  lesquels  demeurent  accumulées  les  parties  les  plus  stériles  de 
la  gangue,  que  l'on  ne  tire  point  de  la  mine.  Le  puits  principal, 
d'où  partent  les  deux  galeries  horizontales  entre  lesquelles  se  con- 
centre l'exploitation,  sert  en  même  temps  à  l'entrée  des  mineurs  et 
à  l'extraction  du  minerai.  Il  renferme  aussi  les  pompes  à  l'aide  des- 
quelles on  retire  les  eaux  qui  s'amassent  au  fond  des  mines.  Pour 
être  dispensé  de  pomper  l'eau  jusqu'à  l'orifice  même  des  mines,  on 
'a  depuis  longtemps  creusé  de  véritables  tunnels  ou  égouts  souter- 
rains, oii  les  eaux  élevées  du  fond  de  la  mine  se  déversent  à  une 


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bk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

assez  grande  distance  <iu  sol,  pour  être  conduites  dans  la  partie  in- 
férieure d'une  vallée.  Ce  véritable  drainage,  qui  exige  à  de  telles 
profondeurs  des  travaux  très  dispendieux,  permet  d'économiser  la 
force  motrice  qui  met  en  mouvement  les  pesantes  pompes  et  les 
machines  à  colonne  d'eau  du  Harz. 

Les  minerais  du  Harz  sont  très  divers,  et  Ton  ne  peut  les  séparer 
qu'à  l'aide  des  artifices  les  plus  ingénieux  de  la  mécanique  et  de  la 
métallurgie.  Le  principal  minerai  des  filons  de  l'Ober-Harz  est  du 
minerai  de  plomb  argentifère  (galène  argentifère)  plus  ou  moins 
mélangé  d'une  petite  quantité  de  minerai  de  cuivre.  A  Andreasberg 
même,  il  y  a  de  véritables  minerais  d'argent.  Toutes  les  usines  d'ar- 
gent du  Harz  réunies  produisent  aujourd'hui  annuellement  de  45,000 
à  46,000  marcs  d'argent,  valant  de  2,173,750  fr.  à  2,222,250  fr.; 
584,625  kilogr.  de  litharge  ou  oxyde  de  plomb,  valant  203,125  fr.; 
3,539,860  kilogr.  de  plomb,  valant  1,183,904  fr.;  42,093  kilogr. 
de  cuivre,  valant  121,375  fr.,  et  12,162  kilogr.  d'arsenic,  valant 
7,501  fr.  Le  chiffre  total  de  cette  production  atteint  3,738,155  fr. 
Les  usines  d'argent  sont  concentrées  à  Glausthal,  à  Lautenthal,  à 
Altenau  et  à  Andreasberg.  Ces  hutte  (c'est  le  nom  qu'on  donne  aux 
usines  métallurgiques  en  allemand)  remontent  à  une  très  haute 
antiquité  :  celle  de  Clausthal,  bâtie  à  une  demi-lieue  de  cette  ville 
et  la  plus  importante  de  toutes,  date  de  1554.  Tout  autour  des  bâ- 
timens  où  l'on  traite  les  minerais,  la  végétation  est  frappée  de  mort; 
quelques  touffes  de  gazon  jauni  recouvrent  seulement  çà  et  là  les 
noires  roches  schisteuses.  Des  cheminées  des  usines  s'élèvent  des 
fumées  blanches  qui  déroulent  lourdement  leurs  ondes  empoison- 
nées ;  dans  d'immenses  hangars  ouverts  de  tous  côtés  sont  accumu- 
lés sous  une  légère  toiture  les  minerais  grillés.  Le  grillage  a  pour 
but  d'oxyder  les  sulfures  métalliques;  c'est  une  des  ph^es  du  trai- 
tement métallurgique.  11  s'échappe  toute  l'année  de  ces  hangars 
d'épaisses  vapeurs  sulfureuses  qui  se  traînent  tout  le  long  de  la 
vallée,  qu'elles  dénudent  et  corrodent. 

Outre  les  mines  et  usines  de  plomb  argentifère ,  le  Harz  possède 
aussi  des  usines  à  fer.  Ces  minerais,  d'une  exploitation  facile,  se  ren- 
contrent à  Lehrbach,  sur  le  chemin  de  Clausthal  à  Osterode,  dans 
les  belles  forêts  qui  recouvrent  les  pentes  de  Flberg,  auprès  de 
Grund;  mais  les  exploitations  le^  plus  importantes  sont  de  l'autre 
côté  du  Brocken,  dans  la  région  plus  basse  et  plus  monotone  qui 
entoure  Elbingerode.  La  production  totale  de  la  fonte  et  du  fer 
s'est  élevée  en  1854  à  la  somme  de  1,647,285  francs. 

Enfin  l'exploitation  des  forêts  du  Harz  est  en  quelque  sorte  une 
troisième  branche  de  l'industrie  métallurgique  :  on  emploie  dans 
les  mines  une  immense  quantité  de  bois  de  soutènement,  et  chaque 


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LES   MINEURS  DU   HÂRZ.  && 

année  on  ne  prépare  pas  moins  de  200,000  mètres  cubes  de  char- 
bon pour  les  usines.  A  chaque  instant,  lorsqu'on  parcourt  les  mon- 
tagnes, on  rencontre  les  forestiers  occupés  aux  travaux  divers  de  la 
silviculture ,  et  Ton  aperçoit  les  fumées  qui  sortent  lentement, 
par  de  petits  soupiraux,  des  tas  arrondis  où,  sous  une  couche  de 
terre,  s'opère  la  lente  conversion  du  bois  en  charbon.  Les,  pins 
[abies  excelsa)  recouvrent  les  quatre  cinquièmes  de  la  surface  boisée 
du  Harz.  Ce  n'est  que  sur  les  versans  inférieurs  que  d'autres  es- 
sences se  mêlent  aux  arbres  résineux.  Les  forêts  de  pin  sont  aména- 
gées par  révolutions  de  cent  vingt  années.  L'administration  des 
mines,  après  avoir  pourvu  à  tous  ses  besoins,  vend  encore  des 
planches  et  des  bois  de  construction  pour  la  somme  de  150,000  fr. 
environ  chaque  année. 

La  division  du  travail  dans  le  Harz  comprend  ainsi  trois  termes 
principaux  :  la  métallurgie  du  plomb  et  de  l'argent,  la  métallurgie 
du  fer,  et  la  silviculture.  Cette  division  a  été  conservée  dans  l'or- 
ganisation économique  du  district.  Les  mineurs  et  les  usiniers  qui 
retirent  ou  traitent  les  minerais  d'argent,  ceux  qui  sont  occupés  dans 
les  mines  de  fer  et  les  forges,  enfin  la  population  éparse  des  fores- 
tiers et  des  charbonniers,  forment  des  familles  ou  corporations  dif- 
férentes. Chacune  a  ses  coutumes,  son  organisation  spéciale,  et 
jusqu'à  un  costume  distinct  (1).  Cette  petite  société  de  travailleurs 
vit  sous  un  régime  économique  qui  s'est  perpétué  sans  notable  mo- 
dification depuis  le  moyen  âge.  Le  principe  qui  sert  de  base  à  ce 
régime  est  le  patronage  et  l'autorité  de  l'état  :  mines,  forêts,  usines, 
le  sol  aussi  bien  que  le  sous-sol,  tout  appartient  au  souverain.  Les 
filons  métallifères  sont,  il  est  vrai,  concédés  à  des  compagnies  d'ac- 
tionnaires; mais  depuis  un  temps  immémorial  ils  sont  exploités  par 
les  employés  de  l'état.  Chacune  des  mines  du  Harz  est  représentée 
par  cent  vingt-huit  actions  {kuxcn)  :  dans  ce  nombre,  celles  qui  ap- 
partiennent à  des  particuliers  peuvent  se  subdiviser  jusqu'à  l'infmi, 
puisqu'il  y  a  des  parts  qui  ne  valent  que  les  vingt-huit  millièmes 
d'une  action.  Ces  actions  ou  parts  d'actions  privées  sont  soumises 
aux  chances  de  bénéfice  et  de  perte  ;  cependant,  sur  les  cent  vin^- 

(1)  Ces  costumes  retracent,  par  mille  détails  symboliques,  les  incidens  du  travail  habi- 
tuel des  mines,  des  usines  ou  des  forêts;  les  couleurs  noire,  blanche  et  verte  y  domi- 
nent Je  n*eus  pas  Toccafiion  de  voir  ces  habits  de  gala  dans  le  Harz;  mais  un  heureux 
hasard  me  conduisit  peu  de  temps  après  en  Saxe,  à  Freiberg,  dans  FErzgebirge,  au  mo- 
ment de  la  visite  du  roi  Jean  et  du  grand-duc  de  Toscane.  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir 
rien  vu  d'aussi  bizarre  que  les  troupes  de  mineurs,  d'usiniers  et  de  forestiers  réunies 
pour  défiler  devant  leur  souverain.  Les  têtes  enveloppées  de  coiffes  blanches  et  recou- 
vertes de  grands  feutres  noirs  ou  de  cylindres  verts  avec  des  plumes,  les  culottes 
courtes  avec  genouillères ,  les  habits  serrés  à  la  taille  et  ornés  d'épaulettes  de  mineur, 
les  petits  tabliers  en  cuir,  les  instrumens  variés  portés  par  les  diverses  corporations, 
tout  cela  formait  un  ensemble  des  plus  pittoresques. 


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56  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

huit  actions,  il  y  en  a  quatre,  garanties  contre  toute  perte,  qui  sont 
la  propriété  des  villes  et  des  églises  du  Harz. 

L'état  a  racheté  peu  à  peu  les  actions  des  particuliers;  il  ne  reste 
plus  que  cinq  mines  d'argent  où  ceux-ci  conservent  des  intérêts,  et 
leur  part,  qui  aujourd'hui  vaut  environ  un  million,  sera  bientôt  en- 
tièrement rachetée.  En  attendant,  on  se  contente  de  leur  distribuer 
des  bénéfices;  les  actionnaires  n'ont  aucim  contrôle  sur  l'exploita- 
tion des  mines,  et  ne  peuvent  même  y  descendre  sans  un  permis 
des  autorités.  Us  consentent  d'autant  plus  volontiers  au  rachat  que 
leur  part  est  soumise  à  des  charges  très  onéreuses.  L'état  prélève 
pour  la  caisse  des  mines  un  dixième  des  recettes  :  c'est  ce  qu'on 
nomme  caisse  de  la  dîme;  il  garde  en  outre  un  neuvième  pour  l'en- 
tretien et  la  construction  des  galeries  d'écoulement  qui  desservent 
toutes  les  mines;  enfin  il  oblige  les  actionnaires  à  lui  abandonner 
les  métaux  à  un  prix  fixe  et  très  peu  rémunérateur.  Les  actionnaires 
ne  reçoivent  que  &0  francs  pour  un  kilogramme  d'argent,  qui,  dans 
le  commerce,  se  vend  environ  60  francs;  le  plomb  leur  est  acheté 
au  taux  de  9  francs  les  50  kilogrammes,  c'est-à-dire  la  moitié  de  ce 
qu'il  vaut  :  j'ajouterai  qu'ils  sont  encore  obligés  de  payer  les  salaires 
des  maîtres  mineurs,  et  que,  pour  compenser  tous  ces  sacrifices, 
l'état  ne  leur  fournit  gratuitement  que  le  bois  et  le  combustible. 

11  est  permis  de  considérer  l'état  comme  le  propriétaire  réel  des 
mines  du  Harz,  comme  le  seul  maître  du  district,  le  seul  régula- 
teur des  salaires,  des  heures  de  travail,  des  prix,  des  conditions  de 
l'exploitation,  en  im  mot  comme  l'arbitre  absolu  du  sort  de  tous  les 
habitans.  Si  cette  souveraineté  s'exerçait  par  l'organe  de  la  bureau- 
cratie et  de  la  centralisation,  il  en  résulterait,  on  peut  l'affirmer 
hardiment,  un  état  de  choses  intolérable  ;  mais  la  souveraineté  est 
en  quelque  sorte  toute  nominale  :  le  Harz  se  gouverne  lui-même. 
Les  agens  qui  exercent  le  pouvoir  ne  sont  point  des  administrateurs 
lointains,  inabordables,  enfermés  derrière  le  triple  rempart  du  for- 
malisme, de  la  morgue  et  de  l'ignorance  :  ce  sont  des  hommes  qui 
vivent  parmi  les  ouvriers,  qui  ont  grandi  souvent  au  milieu  d'eux, 
qui  se  sont  élevés  lentement  et  péniblement  dans  la  hiérarchie  com- 
pliquée du  travaU,  qui  connaissent,  pour  les  avoir  partagés,  les  souf- 
frances et  les  dangers  de  leurs  subordonnés.  Il  s'établit  ainsi  entre 
les  ouvriers  et  les  maîtres  un  lien  qui  n'a  rien  de  la  raideur  des  rela- 
tions officielles.  Dans  la  solitude  des  montagnes,  les  mœurs  prennent 
sans  effort  quelque  chose  de  simple  et  de  patriarcal.  Bien  souvent, 
j'ai  pu  l'observer,  c'est  l'ingénieur  qui  le  premier,  quand  il  ren- 
contre un  mineur,  le  salue  du  glûck  auf  (1)  traditionnel  dans  les 


(1)  Glikk  auf,  ces  mots  ne  peuvent  guère  se  traduire  littéralement;  «  sortie  heureuse  !  » 
en  donne  à  peu  près  le  sens,  mab  n*en  rend  pas  la  force  et  le  tour. 


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LES  MINEURS  DU   HABZ.  57 

districts  métallurgiques  de  toute  TAUemagne.  On  ne  peut  demeurer 
quelque  temps  dans  le  Harz  sans  être  touché  de  la  bonté  avec  la- 
quelle les  employés  de  tout  rang  traitent  les  mineurs,  et  di\.  respect 
affectueux  que  ceux-ci  témoignent  à  leurs  supérieurs. 

La  bienveillance  des  mœurs,  les  rapports  presque  paternels  qui 
s'établissent  entre  maîtres  et  ouvriers,  atténuent  ce  qu'il  y  a  d'ex- 
cessif dans  la  toute-puissance  de  l'état;  mais  une  autre  raison  con- 
tribue encore  à  faire  accepter  plus  facilement  cette  souveraine  au- 
torité. Chacun  sait  en  effet  qu'elle  ne  s'exerce  qu'en  faveur  de  la 
population  ouvrière  du  Harz.  On  ne  se  propose  pas  uniquement  d'en- 
voyer dans  les  caisses  du  Hanovre  le  riche  produit  des  mines,  on  ne 
vise  pas  à  de  larges  et  rapides  bénéfices;  le  principal  but  qu'on  pour- 
suit, c'est  de  produire  assez  chaque  année  pour  couvrir  toutes  les 
dépenses  et  pour  fournir  du  travail  à  tous  les  habitans.  Aussi  l'ex- 
ploitation n'avance-t-elle  qu'avec  prudence  et  lenteur.  La  richesse 
minérale  des  montagnes  du  Harz  n'est  pas  illimitée  :  les  filons  sont 
à  peu  près  parfaitement  connus;  on  sait  jusqu'où  ils  3'étendent,  et 
l'on  en  poursuit  avec  soin  toutes  les  ramifications.  Il  y  a  toujours 
un  certain  ensemble  méthodique  de  travaux  tout  préparé  pour  un 
grand  nombre  d'années.  L'abatage,  c'est-à-dire  l'enlèvement  des 
matières  utiles,  est  assuré  pour  une  période  de  cinquante  ans.  Les 
massifs  qui  renferment  les  métaux  précieux  sont  découpés  par  un 
système  convenable  de  gajeries,  et  n'attendent  que  le  pic  et  le  fleuret 
du  mineur.  Une  compagnie  particulière  voudrait  récolter  tout  d'un 
coup  cette  riche  moisson,  un  gouvernement  besoigneux  serait  tenté 
d'en  faire  autant;  mais  le  gouvernement  hanovrien  a  toujours  con- 
sidéré les  richesses  du  Harz  comme  un  trésor  qu'il  ne  lui  apparte- 
nait pas  de  gaspiller  :  il  pourrait  en  tirer  des  revenus  considérables 
en  épuisant  les  mines,  et  il  ne  le  fait  pas.  Je  tiens  du  directeur  des 
travaux  du  Harz  qu'une  mine  nommée  Hûlfe  Gotles^  secours  de  Dieu 
(un  grand  nombre  d'entre  elles  ont  des  noms  aussi  expressifs),  qui 
donne  Aujourd'hui  200,000  francs  de  bénéfice  annuel,  pourrait  très 
facilement  rapporter  un  million.  C'est  ainsi  qu'on  ménage  les  res- 
sources à  l'aide  desquelles  le  Harz  peut  subvenir  à  tous  ses  besoins. 
Cette  province  ne  coûte  absolument  rien  au  trésor  hanovrien.  Le  pro- 
duit des  usmes  métallurgiques  sert  à  payer  les  fonctionnaires,  suffit 
aux  dépenses  qu'entraînent  la  construction  et  la  réparation  des  rou- 
tes, l'entretien  des  usines,  l'aménagement  des  immenses  forêts  qui 
fournissent  le  combustible  et  le  bois  de  soutènement  des  mines. 
Dne  fois  seulement  l'on  tenta  de  donner  à  l'exploitation  des  mines 
une  impulsion  assez  vigoureuse  pour  obtenir  des  bénéfices  consi- 
dérables :  ce  fut  pendant  la  période  de  l'occupation  française,  tan- 
dis que  le  Harz  faisait  partie  de  l'éphémère  royaume  de  Westpha- 


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58  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lie;  mais  le  Harz  trouva  un  appui  et  un  défenseur  très  chaleureux 
dans  un  éminent  ingénieur  français,  M.  Héron  de  Villefosse.  Il 
éprouva  promptement  pour  les  douces  et  laborieuses  populations  de 
ces  montagnes  une  sympathie  que  ressentent  tous  ceux  qui  les  ha- 
bitent ou  les  ont  seulement  parcourues;  il  empêcha  qu'on  ne  ruinât 
les  mines,  et  avec  elles  toutes  les  espérances  de  ceux  qui  en  vivent. 
Aussi  son  nom  est-il  vénéré  dans  le  Harz,  et  aujourd'hui  encore  on 
ne  le  prononce  qu'avec  un  sentiment  d'affection  dont  l'expression 
est  bien  faite  pour  toucher  le  voyageur  français. 

Le  gouvernement  du  district  est  confié  au  conseil  des  mines,  qui 
jouit  d'une  autorité  souveraine.  Ce  conseil  est  présidé  par  un  gou- 
verneur, le  seul  personnage  qui  représente  directement  la  couronne. 
n  se  compose  de  cinq  membres,  dont  l'un  représente  l'intérêt  des 
mines  et  usines  à  plomb,  argent  et  cuivre;  le  second,  l'intérêt  des 
mines  et  usines  à  fer;  le  troisième,  celui  des  forêts;  le  quatrième 
s'occupe  des  questions  d'administration  proprement  dites,  et  le  cin- 
quième de  toutes  les  matières  litigieuses.  Tous  les  ans,  le  conseil 
élabore  un  projet  de  budget,  et  fait  les  propositions  qui  concernent 
les  grands  travaux  conçus  dans  des  vues  d'avenir.  Le  budget  est 
voté  d'ordinaire,  sans  nulle  opposition,  par  les  chambres  hano- 
vriennes.  Le  Harz  même  envoie  deux  députés  à  la  chambre  basse  : 
ils  sont  nommés  par  les  magistrats  municipaux  et  par  un  nombre 
double  d'habitans  des  communes,  choisis  eux-mêmes  par  tous  ceux 
qui  possèdent  une  maison  ou  paient  des  impôts  directs.  Un  simple 
mineur  peut  ainsi  être  électeur  au  premier  et  même  au  second  degré. 

En  protégeant  les  intérêts  du  Harz,  Tétat  rend  un  service  indirect 
aux  provinces  qui  entourent  cette  région,  et  leur  assure  un  marché 
permanent.  La  montagne  ne  produit  en  effet  presque  rien  de  ce  qui 
est  nécessaire  à  l'alimentation  de  ses  nombreux  habitans  :  les  forêts 
la  recouvrent  presque  entièrement  (1).  L'état,  qui  en  est  proprié- 
taire, ne  les  défriche  pas,  et  songe  au  contraire  à  en  étendre  la 
surface,  tant  sont  grands  les  besoins  des  mines  sous  ce  rapport.  On 
entend  souvent  dire  dans  le  Harz  qu'il  y  a  au  fond  des  mines  des 
forêts  plus  considérables  que  celles  de  la  superficie  :  cet  adage  ne 
parait  plus  exagéré  quand  on  voit  l'immense  quantité  de  bois  em- 
ployée pour  soutenir  les  galeries  où  se  fait  le  travail  souterrain,  et 
qu'on  calcule  la  longueur  totale  de  toutes  ces  galeries. 

(I)  Â  cbxé  de  200,000  morgen  de  bois  (52,420  hectares),  il  y  a  seulement  20,000  mor- 
gen  (5,242  hectares)  environ  de  terrains  réservés  pour  les  cultures,  les  villes  et  les 
villages;  encore  les  conditions  de  la  propriété  y  sont-elles  des  plus  singulières  :  Tétat 
ne  fait  en  quelque  sorte  que  concéder  ces  terrains,  et  il  peut  les  racheter  à  très  bas  prix 
pour  faire  des  fouilles,  élever  des  bàtimens,  et  en  général  toutes  les  fois  qu*il  en  a 
besoin  dans  Tintérèt  de  Tindustrie  métallurgique. 


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XES   MINEURS  DU   HARZ.        ,  59 

L'aspect  du  pays  montre  assez  combien  sont  faibles  ses  Ressources 
d'alimentation.  Autour  des  villages,  on  n'aperçoit  le  plus  souvent 
que  quelques  pâturages.  Les  maisons  sont  entourées  de  petits  jardins 
où  Ton  cultive  quelques  légumes.  Le  terrain  schisteux  est  pauvre,  et, 
à  mesure  qu'oiI  s'élève,  l'altitude  du  sol  restreint  de  plus  en  plus  les 
cultures.  Aux  environs  de  Clausthal,  situé  à  560  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer,  la  pomme  de  terre  est  encore  cultivée  de  loin 
en  loin;  mais  dans  les  régions  plus  hautes  on  ne  trouve  plus  ni  les 
sapins  de  la  forêt  ni  les  graminées  des  prairies  :  dés  herbes  raides 
et  des  bruyères  y  couvrent  le  sol  d'un  sombre  manteau;  çà  et  là 
d'énormes  tas  de  tourbe  noire,  découpée  en  briquettes  qu'on  fait  sé- 
cher à  l'àir,  interrompent  seuls  la  monotonie  de  ces  landes  élevées. 
Je  traversai  une  de  ces  tourbières  en  franchissant  le  Bruchberg, 
montagne  qui  sépare  Clausthal  d'Andreasberg;  le  plateau  qui  la  cou- 
ronne n^est  qu'à  300  mètres  environ  au-dessous  de  la  cime  du  Broc- 
ken.  A  cette  hauteur,  le  vent  soufflait  avec  violence;  le  ciel,  de  tous 
côtés  découvert,  était  sombre  et  traversé  de  nuées  menaçantes  et 
capricieusement  éclairées.  La  vue  s'étendait  au  loin  dans  les  plis 
d'un  grand  nombre  de  vallées,  et  pouvait  suivre  les  croupes  sombres 
et  arrondies  des  montagnes.  Je  me  rappelle  encore  l'impression 
d'isolement  et  de  tristesse  que  j'éprouvai  en  ce  lieu  :  rien  n'y  rap- 
pelait plus  l'homme,  sauf  la  fumée  lointaine  de  quelques  usines  ca- 
chées dans  un  recoin  de  la  montagne. 

Maintenant  qu'on  connaît  les  rapports  généraux  de  l'état  avec  les 
corporations  du  Harz,  je  voudrais  montrer  quels  sont  pour  les  indi- 
vidus eux-mêmes  les  résultats  de  cette  organisation  sociale,  fondée 
sur  le  patronage  et  le  droit  au  travail.  Pour  cela,  il  faut  indiquer  les 
conditions  particulières  que  subissent  tant  d'existences  vouées  aux 
travaux  les  plus  durs  et  les  plus  périlleux. 

Les  enfans  des  mineurs  reçoivent  dans  les  écoles  les  élémens  de 
l'Instruction  primaire;  leur  éducation  religieuse  se  fait  dans  le 
temple  luthérien.  On  les  voit  partir  le  matin  pour  aller  souvent  à  une 
grande  distance,  un  livre  et  une  ardoise  sous  le  bras,  avec  cette  gra- 
vité précoce  particulière  aux  enfans  qui  sont  habitués  de  très  bonne 
heure  à  se  passer  de  guides  et  à  se  suffire  à  eux-mêmes.  L'enfance 
se  partage  ainsi  entre  l'école  et  le  foyer  domestique.  La  mère  vaque 
seule  à  tous  les  soins  du  ménage,  et  le  père,  revenu  de  la  mine,  reste 
au  logis  dans  un  complet  repos,  qui  lui  est  bien  nécessaire  après  son 
pénible  travail.  Cette  vie  intérieure  et  paisible  a  sa  poésie  et  ses  tou- 
chans  épisodes,  souvent  reproduits  dans  des  gravures  qu'on  voit 
presqtie  partout  dans  le  Harz.  L'une  de  ces  compositions  naïves  m'a 
toujours  frappé  :  on  y  voit  le  mineur  en  costume  de  travail,  ses 
outils  au  côté,  quittant  la  chambre  où  s'écoulent  toutes  les  heures 


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60  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fortunées  de  sa  vie.  Une  petite  horloge  en  bois,  quelques  gravures 
enluminées,  ornent  seules  les  murs;  mais  sur  le  sol  des  enfans  se 
roulent  parmi  des  jouets,  et  la  jeune  mère  présente  au  mineur  son 
dernier  né,  dont  les  petits  bras  semblent  chercher  le  baiser  d'adieu. 
Ce  dessm  me  rappelait  les  célèbres  adieux  d'Andromâque  et  d'Hec- 
tor; j'y  retrouvais  les  mêmes  sentimens,  la  sombre  inquiétude  qui 
naît  de  l'idée  d'une  mort  peut-être  prochaine,  l'enfance  mêlant  ses 
grâces  ignorantes  aux  troubles  de  Tâge  mûr.  Ce  qui  donne  au  poème 
homérique  une  jeunesse  étemelle,  n'est-ce  pas  la  peinture  de  pas- 
sions que  l'homme  éprouvera  toujours,  dans  tous  les  pays,  tant 
qu'il  saura  aimer  et  souffrir? 

A  quatorze  ans,  les  petits  garçons  commencent  leur  apprehtissage 
dans  les  haldesy  à  l'orifice  des  puits.  Dans  le  filon,  les  matières  mé- 
talliques et  les  matières  stériles  sont  mélangées  et  juxtaposées;  en 
outre  l'on  ne  peut  abattre  le  filon  sans  arracher  une  partie  de  la 
roche  où  il  se  ramifie.  Les  enfans  examinent  donc  un  à  un  tous  les 
morceaux  qui  sortent  du  puits;  ils  apprennent  à  y  distinguer  tous 
les  minéraux,  et  séparent  en  tas  différons  ceux  où  domine  une  sub- 
stance particulière  :  le  plomb  argentifère,  le  minerai  de  cuivre  ou 
le  minerai  de  zinc.  Ce  n'est  pas  encore  assez  :  parmi  les  minerais 
de  plomb  et  d'argent,  il  faut  classer  ensemble  les  morceaux  de  ri- 
chesse à  peu  près  pareille.  Ce  premier  travail,  si  rebutant,  si  en- 
nuyeux, est  la  base  même  des  opérations  si  complexes  auxquelles 
sont  soumis  les  minerais;  mais  l'enfant  qui  s'y  livre  a  du  moins  le 
bénéfice  du  grand  air.  Les  haldes  où  se  fait  cette  opération  de  triage 
sont  établis  sur  le  flanc  de  pittoresques  vallées,  au  milieu  des  sapins, 
sur  des  hauteurs  d'où  l'œil  peut  plonger  dans  les  horizons  sinueux 
des  montagnes.  Commencée  dans  les  haldes  des  mines,  l'éducation 
pratique  du  jeune  mineur  se  continue  dans  les  ateliers  où  le  minerai 
est  préparé  pour  la  fusion.  Ces  ateliers  sont  situés  au  fond  des  val- 
lées, échelonnés  les  uns  au-dessous  des  autres,  et  reçoivent  successi- 
vement l'eau  dont  ils  empruntent  la  force  mécanique.  On  a  écrit  bien 
des  volumes,  et  l'on  en  écrira  sans  doute  encore  beaucoup,  sur  ces 
curieux  établissemens  :  le  problème  qu'on  cherche  à  y  résoudre  aussi 
complètement  que  possible  consiste  à  séparer  les  matières  stériles 
et  la  matière  féconde  ou  métallique  qui  se  trouvent  mélangées  dans 
les  fragmens  apportés  des  haldes.  Ces  procédés  de  séparation  doi- 
vent être  assez  économiques  pour  qu'on  puisse  encore  exploiter  avec 
avantage  des  minerais  d'une  extrême  pauvreté,  où  l'argent  n'entre 
plus  que  dans  une  proportion  tout  à  fait  insignifiante.  Ils  sont  tous 
fondés  sur  un  principe  très  simple,  sur  la  résistance  inégale  qu'op- 
posent à  un  courant  d'eau  ime  substance  lourde  et  une  substance  lé- 
gère, plus  facile  par  conséquent  à  soulever  ou  à  emporter.  Le  mi- 


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LES  MINEUBS  DU  HARZ.  '  61 

nerai  est  écrasé  sous  Teau,  dans  une  rigole  où  tombent  et  retombent 
sans  cesse  des  espèces  de  massues.  Vous  fuyez  rapidement  le  va- 
carme étourdissant  de  ces  bocards^  et  l'on  vous  montre  le  minerai 
agité  danâ  des  cribles  de  toute  sorte,  où  les  morceaux  se  séparent 
par  ordre  de  richesse  et  de  grosseur.  Il  ne  i*este  bientôt  que  des 
fragmens  bons  à  porter  au  four,  et  des  parties  si  fines  qu'elles  de- 
viennent boueuses,  mais  auxqueHes  il  faut  encore  ravir  le  minerai 
qu'elles  renferment.  Vous  voyez  cette  boue  descendre  en  couche 
légère,  lavée  par  une  nappe  d'eau  qui  coule  sans  cesse,  sur  une 
sorte  de  plan  incliné  nommé  table  à  secousses^  auquel  un  mécanisme 
très  simple  imprime  un  constant  mouvement  d'agitation.  Des  en- 
fans,  le  balai  à  la  main,  vont  sans  cesse  d'un  bout  à  l'autre  de  ces 
tables  pour  rejeter  la  boue  terreuse,  et  de  temps  en  temps  recueil- 
lent la  boue  métallique,  qui,  plus' lourde  et  moins  facile  à  entraî- 
ner, s'amasse  à  part.  Déjà  pourtant  ces  simples  appareils  disparais- 
sent, et  il  n'y  aura  bientôt  plus  besoin  de  bras  dans  ces  ateliers.  Là 
comme  partout  ailleurs,  la  machine  remplace  l'homme.  On  a  déjà 
établi  au  Harz  des  mécanismes  qui  se  renvoient  le  minerai  les  uns 
aux  autres  dans  un  état  de  pureté  de  plus  en  plus  avancé.  Le  mor- 
ceau de  filon  entre  d'un  côté  dans  le  bocard;  de  l'autre,  après  une 
longue  suite  d'épurations,  sort  une  boue  presque  impalpable,  qui  ne 
contient  plus  de  substance  riche  :  tout  ce  qui  est  métallique  est  re- 
tenu en  chemin  à  l'état  de  fragmens  plus  ou  moins  ténus.  L'eau  fait 
marcher  tous  les  in telligens^  mécanismes  de  ces  ateliei*s  étages,  et 
on  n'y  emploie  plus  que  des  surveillans  pour  en  régler  le  jeu  et  les 
réparer  au  besoin  (1).  Chaque  progrès  de  ce  genre  est  un  bienfait 
pour  toute  la  population  ouvrière,  car,  en  diminuant  les  frais  gé- 
néraux de  l'exploitation  des  mines,  on  arrive  à  pouvoir  utiliser  des 
minerais  de  plus  en  plus  pauvres,  et  par  conséquent  on  rejette  vers 
un  avenir  plus  lo'mtain  le  moment  où  les  mines  seront  épuisées. 
C'est  pour  ainsi  dire  un  nouveau  bail  séculaire  avec  les  filons  de  la 
montagne. 

Le  jeune  mmeur,  après  avoir  terminé  son  apprentissage  dans  les 
ateliers  extérieurs  des  mines,  commence  enfin  son  existence  sou- 
terraine :  chaque  semaine,  il  doit  descendre  six  fois  dans  les  mines 
et  y  demeurer  pendant  huit  heures;  il  arrive  à  l'entrée  du  puits  en 
costume  de  travail,  avec  un  bonnet  de  feutre  épais  pour  garantir 
la  tête  contre  les  coups ,  et  autour  des  reins  un  morceau  de  cuir 
pour  travailler  assis  dans  des  terres  mouillées  par  des  eaux  vitrioli- 

(i)  L*administratîon,  très  préoccupée  des  perfectionnemens  qu'il  convient  d'apporter 
dans  la  préparation  mécanique  des  minerais,  venait,  au  moment  où  je  passai  dans  le 
Harz,  de  faire  construire,  pour  les  soumettre  à  l'essai,  les  machines  les  plus  perfec- 
tionnées qu'on  emploie  dans  divers  pays;  quelques-unes  fonctionnaient  d^à. 


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62       '         BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ques.  Un  habit  de  toile  grise,  une  petite  lampe  qu'on  suspend  par  un 
crochet,  des  outils  de  forage  complètent  son  équipement.  Quand  les 
mines  n'ont  pas  une  profondeur  excessive,  on  y  descend  simplement 
par  des  échelles.  Tout  le  long  du  puits  creusé  dans  le  rocher  sont 
de  petits  planchers  reliés  par  des  échelles  droites;  on  descend  sur 
l'une  d'elles  et  Ton  arrive  sur  le  plancher  inférieur,  percé  d'un  trou 
assez  large  p3ur  laisser  pasier  un  homme;  on  descend  par  ce  trou 
sur  l'échelle  suivante,  et  aiiisi  de  suite.  Qu'on  se  figure  un  tel  exer- 
cice prolongé  pendant  une  ou  deux  heures;  les  barreaux  des  échelles 
sont  sales  et  fangeux,  l'eau  suinte  de  toutes  parts,  lai  lampe  fumeuse 
ne  jette  qu'une  lueur  rouge  et  vacillante.  L'on  descend,  l'on  descend 
toujours,  et  le  mmeur  est  déjà  épuisé  avant  de  commencer  son  véri- 
table travail.  La  montée  et  la  descente  ne  sont  pas  la  partie  la  moins 
pénible  de  son  existence;  ce  n'est  pas  une  distance  de  quelques  mè- 
tres qui  le  sépare  de  son  chantier,  ce  sont  des  distances  eflrayantes 
de  plusieurs  centaines  de  mètres.  A  Andreasberg,  localité  depuis 
longtemps  célèbre  pour  ses  minerais  d'argent,  le  puits  Samson,  le 
plus  profond  qui  existe  au  monde,  descend  à  230  mètres  au-dessous 
du  niveau  de  la  Mer  du  Nord  et  à  791  mètres  au-dessous  du  sol.  Le 
puits  du  comte  George-Guillaume,  à  Glausthal,  a  60&  mètres  de 
profondeur. 

Une  invention  extrêmement  ingénieuse  qui  remonte  à  l'année 
1833  a  diminué  en  grande  partie  la  fatigue  des  descentes  et  des 
ascensions  perpétuelles  :  c'est  celle  des  machines  nommées  fahr- 
kunst,  f)n  la  doit  à  un  simple  bergmeister  (maître  mineur)  du  Harz 
nommé  Dôrell.  Qu'on  imagine  deux  tiges  en  bois  descendant  dans 
toute  la  profondeur  d'un  puits  de  mine;  de  distance  en  distance  sont 
fixés  à  ces  tiges  de  petits  planchers  où  un  homme  peut  se  tenir  debout 
en  gardant  sa  main  accrochée  à  un  crampon  de  fer.  Pendant  que  l'une 
de  ces  tiges  monte,  l'autre  descend,  et  ce  mouvement  alternatif  est 
entretenu  par  une  machine  hydraulique  installée  à  Torifice  du  puits. 
Qu'on  se  représente  un  mineur  juché  le  long  d'une  de  ces  tiges  :  il 
descend  d'abord  sur  cette  tige  ;  puis,  au  moment  où  elle  va  remon- 
ter, il  la  quitte  subitement,  et,  faisant  un  simple  pas  de  côté,  met  le 
pied  sur  un  des  planchers  de  la  tige  voisine  qui  vient  à  l'instant 
opportun  se  présenter  à  lui.  Pour  exécuter  ce  mouvement  avec  sé- 
curité, il  saisit  d'abord  le  crampon  en  fer  qui  doit  lui  servir  de 
nouveau  support,  puis  pose  immédiatement  le  pied  sur  le  plancher 
correspondant*  Qu'arrive-t-il  au  moment  où  il  a  changé  de  position? 
C'est  que  la  tige  à  laquelle  il  est  suspendu  commence  à  descendre  : 
il  descend  avec  elle  et  exécute  la  même  manœuvre  'quand  elle  a 
atteint  le  bout  de  sa  course.  Il  profite  ainsi  du  mouvement  alterna- 
tif des  deux  tiges,  et,  passant  sans  cesse  de  l'une  à  l'autre,  descend 


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LES  MINEURS  DU   HABZ.  63 

par  des  pas  successifs  jusqu'au  fand  de  la  mine.  On  remonte  abso'-- 
lument  de  la  même  manière.  Cet  exercice  est  très  simple,  et  avec 
un  peu  d'habitude  on  finit  par  se  promener  sur  le  fahrkunst  sans 
beaucoup  Se  fatigue;  seulement  il  faut  une  attention  très  soutenue 
pour  porter  régulièrement  le  corps  de  côté  et  ne  pas  se  laisser 
prendre  en  quelque  sorte  entre  les  deux  mouvemens  ;  il  faut  aussi 
se  tenir  bien  droit  afin  de  ne  point  se  heurter  contre  les  parois  du 
puits.  Aujourd'hui  les  fahrkunst  sont  établis  au  YUvt  dans  toutes  les 
mines  dont  la  profondeur  est  très  considérable. 

Arrivé  dans  les  galeries  souterraines,  le  mineur  se  dirige  souvent 
par  un  véritable  dédale  vers  le  point  où  il  attaque  le  filon,  et  pen- 
dant huit  heures  il  est  oocupé  à  forer  des  trous  dans  la  roche  pour 
la  faire  sauter  à  la  poudre.  Quand  toutes  les  précautions  ont  été 
prises  et  qu'il  vient  d'allumer  la  mèche,  il  s'éloigne  rapidement  et 
attend  l'explosion  en  avertissant  tous  ceux  qu'il  rencontre.  On  entend 
bientôt  un  bruit  sourd  :  dès  que  le  nuage  de  vapeurs  s'est  un  peu 
dissipé,  le  mineur  va  détacher  de  la  roche  à  grands  coups  de  maillet 
tous  les  débris  qui  y  adhèrent  encore  ;  il  sépare  les  morceaux  qui 
contiennent  une  portion  de  filon  de  ceux  qui  sont  tout  à  fait  stériles 
et  qui  servent  à  combler  les  anciennes  galeries  épuisées.  Le  minerai, 
placé  dans  de  petits  chars  qu'on  nomme  chiens  de  mincy  est  porté, 
par  des  chemins  de  fer,  à  l'orifice  des  puits,  d'où  on  l'extrait. 

Il  arrive  quelquefois  que  la  charge  de  poudre  fait  explosion  pen- 
dant que  le  mineur  est  encore  au  milieu  de  ses  préparatifs,  surtout 
au  moment  où  il  retire  du  trou  de  forage  déjà  rempli  de  poudre 
la  tige  en  fer  qui  doit  donner  place  à  la  mèche,  et  qui  peut  faire 
jaillir  une  étincelle  au  frottement  de  la  pierre.  Le  malheureux  ou- 
vrier est  alors  brûlé,  mutilé  et  souvent  tué  sous  les  débris  qui  l'écra- 
sent. Je  rencontrai  un  jour  au  milieu  d'un  vallon  solitaire,  sur  la 
route  de  Lautenthal  à  Grund,  un  pauvre  homme  horriblement  défi- 
guré :  il  me  raconta  qu'il  avait  été  brûlé  par  une  semblable  explo- 
sion et  n'avait  échappé  que  par  miracle.  Il  était  infirme  et  incapable 
de  travail,  passait  sa  vie  à  garder  des  vaches  dans  la  forêt,  et  ofl'rait 
des  bouquets  de  fraises  aux  rares  voyageurs  qui  traversent  cette  par- 
tie de  la  montagne. 

Faut-il  s'étonner  de  la  joie  que  le  mineur  ressent  à  quitter  les 
sombres  abîmes  où  son  labeur  l'appelle?  Un  dessin  bien  connu  daqs 
le  Harz  représente  le  mineur  à  ce  moment  souhaité  :  il  vient  de 
sortir  du  puits,  il  se  tient  debout,  ôte  son  bonnet  comme  pour  prier 
et  regarde  le  ciel  :  Gluck  auf!  Rentré  pour  seize  heures  dans  sa 
famille,  il  n'éprouve  qu'un  besoin,  celui  du  repos.  On  a  souvent 
essayé  d'introduire  parmi  la  population  ouvrière  des  industries  de 
montagne  qui  pourraient,  en  donnant  une  occupation  aux  mineurs 


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6&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

durant  leurs  momens  perdus,  leur  permettre  de  gagner  davantage 
et  d'introduire  un  peu  de  bien-être  dans  leur  vie  domestique.  Ces 
essais  n'ont  jamais  réussi.  Tous  les  soins  de  la  maison  sont  aban- 
donnés à  la  femme  :  c'est  elle  qui  va  chercher  les  provisions,  sou- 
vent à  de  très  longues  distances;  elle  s'occupe  seule  de  tous  les 
détails  du  ménage.  Le  mineur  passe  le  temps  devant  sa  fenêtre , 
presque  toujours  ornée  de  quelques  fleurs;  quelquefois  il  s'amuse 
à  élever  des  oiseaux.  Les  occupations  qui  permettent  la  rêverie 
sont  les  seules  qui  lui  conviennent.  Il  fume  pendant  de  longues 
heures  sans  parler,  et  sa  taciturnité  crott  à  mesure  qu'il  a  travaillé 
plus  longtemps  dans  les  mines.  Jeune,  on  le  voit  encore  gai,  alerte, 
remuant;  peu  à  peu  il  tombe  dans  une  mélancolie  qui  n'a  rien  de 
sombre,  mais  qui  s'étend  autour  de  lui  comme  un  voile  et  se  trahit 
par  le  sérieux  du  visage  et  la  gravité  de  ses  rares  propos. 

Le  mineur  du  Harz  est  pourtant  délivré  du  souci  le  plus  cruel  qui 
tourmente  presque  partout  l'ouvrier:  il  n'a  jamais  à  craindre  que  le 
travail  lui  manque;  il  sait  que  l'abatage  est  préparé  dans  les  mines 
pour  une  période  plus  longue  que  sa  propre  existence,  et  que  l'ad- 
ministration s'impose  comme  loi  de  ne  jamais  interrompre  le  tra- 
vail. 11  jouit  donc  d'une  sécurité  complète  et  peut  attendre  l'avefair 
avec  tranquillité.  La  sollicitude  de  l'état  a  multiplié,  pour  augmen- 
ter encore  cette  confiance,  les  institutions  de  prévoyance  :  il  existe 
trois  caisses  de  secours  et  de  retraite:  l'une  {Knap^cliafls  kasse) 
pour  les  ouvriers  mineurs  proprement  dits;  l'autre  {Hàtt'enbùcksen 
kasse)  pour  les  ouvriers  des  fonderies;  la  troisième  {Invaliden  kas$e) 
pour  les  forestiers,  charbonniers  et  ouvriers  secondaires,  tels  que 
charretiers,  maçons,  serruriers,  etc.  Les  mineurs  reçoivent  en 
moyenne  12  ou  13  francs  par  semaine  (ce  salaire  peut  s'élever  jus- 
qu'à 20  francs);  sur  cette  somme,  on  leur  retient  3  ou  A  centimes 
{bûrfismgeld)  pour  la  caisse  des  mines,  qui  s'alimente  d'ailleurs  à 
d'autres  sources.  L'administration  y  verse  annuellement  pour  chaque 
mine  une  somme  proportionnelle  au  nombre  des  bras  qu'elle  em- 
ploie; cette  somme  [supplementfgeld)  est  de  1  à  3  fr.  par  trimestre 
et  par  ouvrier.  Enfin  on  affecte  à  la  caisse  le  produit  des  matières 
très  pauvres  qui  ne  sont  lavées  que  lorsqu'il  y  a  surabondance  d'eau, 
et  les  recettes  extraordinaires  provenant  des  amendes,  des  remises 
de  l'état,  des  dons  des  visiteurs,  etc.  Grâce  à  l'établissement  de 
ces  caisses,  l'ouvrier  malade  ou  blessé  reçoit  gratuitement  les  soins 
d'un  médecin  et  les  remèdes  :  pendant  quinze  jours,  on  lui  donne 
son  salaire  habituel;  après  ce  terme,  on  lui  remet  indéfiniment  3  fr. 
71  cent,  par  semaine,  jusqu'à  ce  qu'il  meure  ou  se  rétablisse.  La 
même  somme  est  allouée  à  l'ouvrier  devenu  incapable  de  travailler; 
toutes  les  fois  même  qu'un  mineur,  pour  cause  de  maladie  ou  par 


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LES  MINEUBS  DU   HARZ.  65 

incapacité  de  travail,  ne  reçoit  plus  un  salaire,  mais  un  secours,  on 
y  ajoute  &6  centimes  par  semaine  pour  chaque  enfant  au-dessous 
de  quatorze  ans;  sa  pension,  en  cas  de  nàort,  est  réversible  par  moi- 
tié sur  sa  femme  :  on  compte  au  Harz  un  nombre  considérable  de  ces 
veuves.  Assurées  d'une  retraite,  elles  atteignent  d'ordinaire,  comme 
le  directeur  des  mines  me  le  faisait  observer  avec  un  peu  de  ma- 
lice, un  âge  très  avancé.  Qui  sait  si  la  vue  dfe  quelques-unes  d'entre 
elles  n'a  pas  inspiré  à  Goethe  l'idée  de  sa  danse  des  sorcières  au  som- 
met du  Brocken,  dans  la  fameuse  nuit  de  Walpurgis? 

Dans  les  familles  du  Harz,  le  nombre  des  enfans  ne  dépasse  ja- 
mais deux  ou  trois.  La  perspective  d'un  travail  assuré  devrait  pour- 
tant agir  comme  un  stimulant  sur  le  mouvement  de  la  population  ; 
mais  d'autres  causes  plus  puissantes  opèrent  en  sens  inverse.  En 
premier  lieu,  les  mariages,  à  cause  de  la  conscription  militaire  (1), 
ne  sont  permis  qu'à  l'âge  de  vingt-sept  ans.  Cette  restriction,  qui 
paraît  aussi  avoir  pour  but  d'empêcher  l'accroissement  trop  rapide 
de  la  population,  a  une  certaine  efficacité  dans  ces  montagnes,  où  la 
vie  est  simple  et  sévère,  où  les  habitations  sont  éloignées  les  unes 
des  autres,  où  la  religion  luthérienne  a  conservé  beaucoup  d'em- 
pire sur  les  âmes;  l'on  sait  garder  dans  le  Harz  une  promesse  pen- 
dant de  longues  années,  et  l'espérance  y  est  moins  impatiente  qu'en 
d'autres  pays.  On  y  constate  pourtant  un  assez  grand  nombre  de 
naissances  illégitimes;  mais  les  fautes  ne  dégénèrent  pas  en  désor- 
dre, et  le  mariage  couvre  toujours  les  erreurs  du  passé  d'un  pardon 
religieux. 

•  On  s'explique  sans  peine  ce  faible  développement  de  la  popula- 
tion rien  qu'à  vohr  la  constitution  physique  des  montagnards  du 
Harz  :  ils  sont  peu  robustes,  faute  d'une  nourriture  assez  substan- 
tielle, et  en  raison  de  la  nature  particulière  des  travaux  auxquels 
ils  se  livrent.  Le  séjour  prolongé  à  de  très  grandes  profondeurs  sou- 
terraines développe,  malgré  tous  les  soins  pris  pour  ventiler  les 
mines,  une  maladie  particulière  des  bronches;  rahr  impur  ne  pro- 
duit dans  le  poumon  qu'une  combustion  incomplète,  et  les  autopsies 
montrent  d'ordinaire  cet  organe  charbonné.  Les  usiniers,  qui  tra- 
vaillent dans  les  ateliers  métallurgiques,  sont  sujets  à  des  maladies 
particulières.  Le  contraste  des  températures  les  soumet  à  de  rudes 
épreuves.  L'hiver,  après  avoir  travaillé,  souvent  à  moitié  nus,  de- 
vant les  fourneaux  d'où  sort  la  lave  ardente  des  métaux,  ils  retour- 
nent dans  leurs  chaumières  sous  des  bises  glaciales  et  au  milieu 
des  neiges.  Dans  les  usines,  ils  respirent  d'ailleurs  les  vapeurs  du 

(1)  I^s  habitans  da  Harz,  longtemps  exempts  du  service  militaire,  ont  depuis  quel- 
ques années  perdu  ce  privilège.  Ce  sont  d^excellens  soldats,  agiles  et  intelligens. 


TOMB  xixi.  5 


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66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plomb,  qui  engendrent  de  douloureuses  et  horribles  nialadies.  Faut- 
il  s'étonner  que,  dans  de  telles  circonstances,  la  vie  moyenne  des 
mineurs  n'atteigne  que  quarante-cinq  ans,  celle  des  usiniers  qua- 
rante-deux? Il  est  tout  simple  que  Ton  s'applique  à  soulager  le  sort 
de  populations  dont  la  destinée  est  si  inide.  Tandis  que  les  insti- 
tutions de  prévoyance  débarrassent  l'esprit  des  ouvriei's  du  souci 
rongeur  de  l'avenir,  l'administration  prend  toutes  les  mesures  pro- 
pres à  augmenter  leur  bien-être.  Le  blé  leur  est  vendu  à  un  cours 
constamment  inférieur  au  cours  même  des  années  d'abondance  :  en 
moyenne,  on  peut  estimer  que  la  population  ne  le  paie  que  moitié 
prix.  Tandis  que  sur  les  marchés  d'Osterode  et  de  Wolfenbuttel  le 
prix  du  blé  varie  entre  15  et  35  fr.,  l'administration  le  livre  tou- 
jours à  13  francs  22  cent,  l'hectolitre.  Chaque  célibataire  en  reçoit 
36  kilogrammes  par  mois,  chaque  ménage  le  double.  Le  sacrifice 
fait  par  l'administration  pour  couvrir  la  différence  entre  le  prix 
d'achat  et  le  prix  de  vente  s'est  élevé  à  1,177,162  fr.  du  l'»"  janvier 
1834  au  l*' janvier  1850,  en  moyenne  par  conséquent  k  73,572  fr. 
par  an.  Cette  dépense  est  supportée  en  partie  par  les  actionnaires 
des  mines,  en  partie  par  la  caisse  des  mines,  alimentée  comme  on 
l'a  vu  plus  haut.  Le  blé  est  moulu  et  conservé  dans  des  dépôts  pour 
les  ouvriers  employés  dans  les  mines  et  usines  d'argent;  on  a  établi 
des  dépôts  de  grains  pour  les  ouvriers  des  mines  et  usines  k  fer  et 
pour  les  forestiers,  enfin  des  dépôts  d'avoine  pour  les  conducteurs 
de  voitures,  qui  se  trouvent  ainsi  protégés  contre  une  élévation 
excessive  des  prix. 

L'ouvrier  mineur  jouit  d'un  autre  privilège  en  ce  qui  touche  la 
propriété  des  terrains  et  des  maisons.  Quand  un  ouvrier  meurt,  le 
mineur  qui  désire  acheter  sa  maison  a  la  préférence  sur  toute  autre 
personne,  et  n'a  même  pas  besoin  de  posséder  le  capital  d'achat. 
L'administration  le  lui  prête  à  â  pour  100  d'intérêt,  et  il  se  libère 
peu  à  peu  par  annuités.  L'état,  il  est  vrai,  conserve  son  droit  ab- 
solu d'expropriation  dans  l'intérêt  des  mines,  et  le  mineur  doit  plu- 
tôt être  considéré  comme  un  locataire  que  comme  un  propriétaire 
véritable. 

Adopté  dès  sa  naissance  par  l'état,  élevé  dans  ses  écoles,  plus 
tard  aidé  et  soutenu  par  lui  pendant  l'âge  mûr  et  la  vieillesse,  si  la 
vieillesse  arrive,  le  mineur  du  Harz  est,  on  peut  le  dire,  dans  une 
permanente  tutelle.  Il  est  délivré  des  préoccupations  les  plus  amères 
du  prolétariat,  passe  sa  vie  paisible  et  régulière  dans  une  pauvreté 
décente  et  sans  angoisses,  et,  s'il  n'a  que  peu  de  jouissances,  il  sait 
du  moins  qu'elles  lui  sont  assurées  et  garanties.  Il  y  a  des  personnes 
dont  j'honore  beaucoup  les  convictions,  parce  que  je  les  crois  sin- 
cères, qui  envisagent  un  semblable  état  de  choses  comme  l'idéal  du 


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LES   MINEURS   DU   HABZ.  67 

bien-être,  et  voient  dans  le  patronage  et  dans  une  hiérarchie  inflexible 
les  formes  sociales  les  plus  parfaites  et  les  plus  propres  à  assurer  de 
grands  résultats.  Tavoue,  pour  ma  part,  que  dans  les  choses  humaines 
c'est  moins  Tœuvre  accomplie  qui  me  préoccupe  que  l'agent  de  cette 
œuvre.  Il  est  possible  que  sans  la  forte  organisation  du  Harz,  sans 
ces  hautes  vues  d'ensemble  qui  se  révèlent  dans  l'exploitation  des 
forêts  comme  des  mines ,  et  qui  font  concourir  chaque  membre  à 
un  but  général  et  commun,  toute  société  humaine  fût  impossible 
dans  ces  solitudes  ;  mais  il  sera  toujours  permis  de  soupçonner  que 
la  tristesse  et  la  langueur  qui  régnent  sur  la  population  du  pays  ne 
s'expliquent  pas  seulement  par  un  travail  dur  et  fatigant,  par  la  vie 
souterraine,  par  les  maladies  qu  elle  engendre.  Le  mal  dont,  sans 
le  savoir,  tant  d'hommes  souffrent  dans  ces  montagnes,  tient  peut- 
être,  en  partie  du  moins,  à  la  savante  organisati(5n  du  travail  qu'on 
y  a  mise  en  pratique.  La  source  féconde  de  l'espérance  est  tarie.  Il 
n'y  a  rien  d'obscur,  rien  d'inconnu  dans  l'avenir  d'un  mineur  du 
Harz.  Client  de  l'administration,  il  lui  doit  ses  forces  et  son  labeur, 
il  passera  toute  sa  vie  à  d'énormes  profondeurs.  Le  monde  souter- 
rain, avec  ses  dédales,  ses  noires  galeries,  deviendra  le  sien;  il  n'en 
sortira  que  pour  respirer  quelques  heures  seulement  l'air  et  les  par- 
fums de  la  montagne.  Il  ne  connaît  pas  non  plus  ces  chances  redouta- 
bles qui  mettent  un  homme  aux  prises  avec  la  misère,  mais  peuvent 
aussi  le  conduire  à  la  richesse.  L'épargne  ne  peut  même  pas  lui  ap- 
porter une  véritable  aisance.  Son  salaire  reçu,  il  en  dépense  en  un 
ou  deux  jours  la  meilleure  pai-t;  le  reste  du  temps,  il  vit  mal.  L'as- 
sistance de  l'état,  dont  il  est  sûr  en  cas  d'accident  et  de  maladie, 
l'empêche  de  se  préoccuper  de  l'avenir  et  de  chercher  une  condition 
meilleure.  Il  ne  connaît  pas  non  plus  les  désordres  qui  régnent  dans 
un  si  grand  nombre  de  districts  industriels,  il  ne  s'enivre  jamais,  se 
fait  une  loi  de  ne  point  boire  d'eau-de-vie  dans  les  mines.  Ses  plai- 
sirs mêmes  ont  quelque  chose  de  retenu  et  de  décent.  Entre  un 
passé  et  un  avenir  tout  semblables,  également  tristes  et  pénibles, 
il  se  réfugie  dans  la  contemplation  :  il  aime  les  fumées  énervantes 
du  tabac,  les  émotions  vagues  que  procure  la  musique.  Les  sociétés 
chorales  sont  en  honneur  dans  le  Harz  comme  dans  tout  le  reste  de 
l'Allemagne,  et  pendant  la  belle  saison  des  musiciens  viennent  don- 
ner des  concerts  devant  les  portes  de  Clausthal  et  de  Zellerfeld.  Je 
fus  un  matin  réveillé  par  une  de  ces  petites  troupes  ambulantes. 
J'ignore  quels  étaient  les  airs  qui  parvenaient  à  mon  oreille  à  tra- 
vers le  voile  d'un  demi-sommeil,  mais  je  sais  qu'ils  avaient  une 
douceur,  une  simplicité,  une  étrangeté  particulières.  Ces  artistes 
forains  gardaient  sans  doute  pour  les  joyeux  villages  de  la  plaine 
les  valses  au  rhythme  entraînant;  leur  musique  aux  formes  vieillie» 


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68  BEVCE  DES  MtX  MONDES. 

était  empreinte  d'une  mélancolie  pénétrante,  qui  semblait  s'inspirer 
de  ce  ciel  froid,  encore  à  demi  assombri  par  les  brumes  matinales. 

Ce  tableau  de  la  vie  du  Harz  ne  serait  pas  complet,  si  l'on  ne  fai-' 
sait  connaître  les  objections  les  plus  importantes  que. soulève  l'or- 
ganisation du  travail  dans  ces  montagnes.  Il  y  a  longtemps  qu'on 
l'a  dit,  les  usines  de  ce  district  métallurgique  donneraient  à  l'in- 
dustrie privée  des  bénéfices  bien  supérieurs  à  ceux  que  l'état  en  re- 
tire. Les  partisans  de  l'administration  répondent,  il  est  vrai,  que,  sons 
le  régime  de  compagnies  particulières  avides  de  profits,  une  courte  • 
période  de  prospérité  attirerait  au.  Harz  une  population  très  nom- 
breuse, mais  serait  bientôt  suivie  d'une  période  de  décadence,  de 
ruine  et  de  misère.  Leur  remarque  est  fondée;  toutefois  maintenir 
le  système  actuel,  c'est  reculer  la  difficulté  sans  la  vaincre.  Le  temps 
viendra  forcément 'où  l'épuisement  des  mines  du  Harz  obligera  les 
habitans  à  s'expatrier  et  à  chercher  dans  d'autres  pays  le  travail 
que  l'état  ne  pourra  plus  leur  garantir.  Qu'arrivera-t-il  alors?  C'est 
que  l'état  ne  se  trouvera  pas  en  mesure  de  subvenir  à  leurs  besoins 
et  de  leur  donner  une  aide  efficace,  parce  que  la  richesse  extraite 
graduellement  et  méthodiquement  des  mines  ne  sera  plus  dans  ses 
mains. 

Supposons  au  contraire,  en  forçant  les  idées  pour  mieux  les  faire 
comprendre,  que  du  jour  au  lendemain  l'on  puisse  extraire  toute  la 
richesse  disséminée  dans  le  réseau  des  veines  métalliques  du  Harz; 
cette  masse  de  métaux  s'ajouterait  immédiatement  à  la  richesse  so- 
ciale, et  puisque  la  vie  du  Harz  est  une  sorte  d'utopie  réalisée,  qui 
empêcherait  l'état,  distributeur  de  cette  richesse,  de  la  répartir 
parmi  les  habitans  de  la  montagne,  et  de  leur  fournir  les  moyens 
de  fonder  des  établissemens  nouveaux ,  désormais  soustraits  à  son 
patronage?  Une  partie  des  habitans,  sans  quitter  le  pays  oix  se  sont 
écoulées  leurs  premières  années,  s'adonneraient  à  la  silviculture, 
dont  les  produits,  n'étant  plus  nécessa*u*es  aux  mines,  seraient  ven- 
dus avec  profit  hors  du  district.  Quelques-uns  pourraient  utiliser 
leur  capital  en  fondant  des  industries  de  montagne  et  en  tirant 
parti  des  chutes  d'eau,  dont  toute  la  force  est  aujourd'hui  réservée 
aux  mines  et  aux  ateliers  métallurgiques;  d'autres,  je  veux  bien 
l'admettre,  seraient  peut-être  réduits  à  émigrer,  mais  ils  s'expatrie- 
raient dans  les  conditions  les  plus  favorables,  avec  un  capital  d'éta- 
blissement tout  prêt.  Dira-t-on  qu'un  état  ne  peut  adopter  des  me- 
sures dont  le  dernier  effet  serait  de  le  priver  d'un  certain  nombre 
d'habitans?  Mais  il  est  certain  qu'une  population  peu  nombreuse  et 
riche  est  préférable  à  une  population  pullulante  et  misérable,  et 
que  le  gouvernement  d'une  société  ne  doit  avoir  d'autre  objet  que 
le  bien-être  de  ceux  qui  la  composent.  Le  Harz  d'ailleurs  n'est  pas 


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LES   MINEURS   DU   HARZ.  69 

toute  r Allemagne,  et  quel  Allemand  croit  émigrer  tant  qu'il  reste 
dans  les  limites  de  la  confédération  germanique? 

Quel  peut  être  l'avenir  d'un  district  voué  à  une  industrie  dont  le 
terme  est  fatalement  fixé  par  la  nature  elle-même?  En  un  tel  pro- 
blème, un  grand  principe  domine  toutes  les  considérations  de  dé- 
tail. Partout  où  se  trouve  une  source  de  richesse,  il  faut  se  hâter 
d'en  faire  jouir  la  société,  parce  que  la  richesse  est  féconde,  et  plus 
tôt  elle  entre  en  circulation,  plus  rapidement  elle  se  multiplie. 
Quand  un  capital  se  reproduit  lui-même  en  vertu  de  certaines  lois 
naturelles,  on  comprend  aisément  qu'on  ne  le  dépense  qu'en  tenant 
compte  de  ces  lois  :  c'est  ainsi  qu'on  n'abat  pas  une  forêt  entière 
d'un  seul  coup ,  qu'on  observe,  pour  en  tirer  le  meilleur  parti  pos- 
sible, les  règles  posées  par  la  science  et  par  une  longue  observa- 
tion; mais  le  capital  enfoui  dans  des  mines  d'argent  et  de  plomb 
n'est  pas  de  ceux  qui  se  reproduisent,  et  la  nature  ne  remplit  plus 
les  filons  que  l'homme  a  vidés.  En  pareil  cas,  un  système  d'exploi- 
tation restreinte  est  un  contre-sens  économique,  et  dans  le  Harz  en 
particulier  il  aboutit  à  ce  singulier  résultat,  qu'établi  pour  satis- 
faire tous  les  intérêts,  il  n'en  satisfait  en  définitive  aucun,  puisqu'il 
ne  donne  la  richesse  ni  aux  individus,  ni  à  Tétat. 

Y  a-t-il  quelque  grand  intérêt  social,  relatif  à  la  production  des 
métaux  précieux,  qu'on  puisse  invoquer  dans  cette  affaire?  Au- 
cun assurément,  car  la  production  du  Harz^est  tout  à  fait  insigni- 
fiante, comparée  à  celle  des  autres  pays  qui  possèdent  des  mines 
d'argent.  C'est  une  goutte  d'eau  dans  la  mer.  Lors  même  qu'il  n'en 
serait  point  ainsi,  la  valeur  des  argumens  que  l'on  peut  invoquer 
contre  le  système  d'exploitation  restreinte  du  Harz  ne  serait  nulle- 
ment infirmée.  Quel  que  soit  le  degré  de  richesse  des  filons  du 
Harz,  ce  qui  importe,  c'est  que  cette  richesse  soit  promptement 
rendue  disponible.  Si  quelqu'un  doutait  de  cette  vérité,  qu'il  réflé- 
chisse à  l'heureuse  révolution  produite  par  la  découverte  des  mines 
d'or  de  l'Australie  et  de  la  Californie.  On  vient,  assure-t-on,  de 
trouver  dans  ce  dernier  pays  des  filons  d'argent  d'une  immense 
étendue  et  d'une  fabuleuse  richesse  :  ne  devons-nous  pas  désirer  de 
les  voir  exploités  aussitôt  que  possible?  N'importe-t-il  pas  qu'au 
déluge  d'or  des  dernières  années  succède  un  déluge  d'argent? 

Si  au  point  de  vue  de  l'économie  politique  on  peut  adresser  des 
critiques  à  l'administration  du  Harz,  elle  ne  mérite,  au  point  de  vue 
technique,  que  des  éloges.  Elle  ne  s'endort  pas  dans  la  routine, 
comme  des  écrivains  injustes  et  superficiels  l'ont  quelquefois  pré- 
tendu. Elle  a  introduit  depuis  quelques  années  des  innovations  re- 
marquables dans  les  opérations  métallurgiques,  dans  celle  notam- 
ment qui  a  pour  but  de  séparer  l'argent  du  plomb,  avec  lequel  il  est 


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70  REVUE   DES   DEUX  MOiNDES. 

mélangé.  Si  elle  n'a  pas  modifié  ses  fours  et  sa  méthode  princi- 
pale, c'est  que  tous  les  essais  ont  démontré  qu'il  n'y  avait  rien  de 
plus  convenable  pour  les  minerais  du  Harz.  Aujourd'hui  le  dédale 
souterrain  des  mines  de  Clausthal  et  de  Zellerfeld  est  épuisé  à 
l'aide  d'une  grande  galerie  d'écoulement  {Georg  stollen)  {\)  qui  a 
près  de  trois  lieues  de  longueur  et  va  abautir  à  Grund,  sur  les  con- 
fins occidentaux  du  Harz.  Gela  n'empêche  pas  que,  pour  ouvrir  aux 
mines  un  nouvel  avenir  et  obtenir  l'écoulement  des  eaux  à  un  ni- 
veau encore  plus  profond,  et  par  conséquent  en  utilisant  moins  de 
force  mécanique,  on  ne  construise  aujourd'hui  une  nouvelle  galerie, 
nommée  Ernest- Auguste,  à  100  mètres  au-dessous  de  Tancienne.  Ge 
tunnel  aura  20  kilomètres  de  longueur,  et  on  espère  l'achever  en 
1875,  après  vingt-cinq  ans  de  travaux.  L'école  des  mines  de  Glaus- 
tbal  est  depuis  longtemps  un  centre  scientifique  important.  Des 
élèves  y  viennent  de  toutes  les  parties  de  l'Allemagne  et  même  de 
l'étranger.  Pendant  l'hiver,  enfermés  dans  les  neiges  sur  le  pla- 
teau solitaire  de  Glausthal,  rien  ne  les  distrait  de  leurs  études.  En 
été,  la  monotonie  de  leur  existence  n'est  interrompue  que  par  de 
rapides  excursions  dans  les  pittoresques  vallées  du  Harz  et  par  des 
visites  aux  petites  villes  placées  sur  la  lisière  de  la  montagne  et  de 
la  plaine.  A  Ocker  par  exemple,  ils  vont  visiter  la  plus  grande  fa- 
brique d'acide  sulfurique  qui  existe  dans  toute  l'Allemagne.  Gette 
petite  ville  d' Ocker,  où  l'on  traite  les  minerais  sortis  du  Rammels- 
berg,  se  trouve  à  l'extrémité  de  T admirable  vallée  qui  porte  le  même 
nom. 

G* est  dans  ces  curieuses  villes  du  pourtour  de  la  chaîne  que  la 
vie  du  Harz  se  montre  sous  un  nouveau  caractère.  Servant  de  trait 
d'union  entre  la  plaine  et  la  montagne,  elles  vivent  principalement 
dd  commerce  de  détail,  et  profitent  aussi  du  passage  des  nombreux 
voyageurs  qui  vont  visiter  le  Harz.  La  plupart  sont  en  même  temps 
des  villes  de  bains  et  des  lieux  de  plaisance  très  fréquentés  par  les 
habitans  du  nord  de  l'Allemagne,  qui  ne  sont  pas  assez  riches  pour 
aller  jusqu'aux  Alpas  oa  pour  voyager  sur  les  bords  du  Rhin.  Elles  ont 
un  air  de  bien-être  et  de  prospérité  tranquille  qui  contraste  avec  la 
sévérité  des  montagnes.  Non  loin  d' Ocker,  le  seul  de  ces  villages  qui 
diffère  d'aspect,  à  cause  de  ses  établissemens  insalubres,  enveloppés 
d'acres  vapeurs  vitrioliques,  est  la  petite  ville  de  Harzburg,  ancienne 
résidence  impériale.  Là  s'ouvre  la  belle  vallée  de  la  Radau.  Je  me 
souviens  encore  d'une  promenade  faite  au  sommet  d'une  colline  qui 
domine  cette  petite  ville.  Devant  moi  s'étendait  la  plaine  allemande 

(1)  Le  niveau  d*écoulement  est  à  248  mètres  de  profondeur  dans  les  mines  Dorothée 
et  Caroline.  La  galerie  George  est  navigable  et  a  coûté  1,545,532  francs;  elle  a  été  con- 
struite de  1777  à  1799. 


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LES   MINEURS   DU   HABZ.  71 

dorée  par  un  soleil  ardent.  Une  musique  qui  jouait  dans  la  vallée, 
sur  la  promenade  des  baigneurs,  m'envoyait  ses  accens  affaiblis.  Du 
côté  de  la  montagne,  la  verdure  sombre  des  pins  se  mêlait  aux  tons 
adoucis  des  ormes  et  des  hêtres.  Tout  ce  paysage  avait  une  harmo- 
nie incomparable  et  des  lignes  d'une  surprenante  beauté.  C'est  à 
Harzburg  que  le  chemin  de  fer  qui  court  parallèlement  au  Harz 
amène  la  plupart  des  voyageurs  qui  veulent  entreprendre  la  facile 
ascension  du  Brocken.  Parmi  les  autres  villes  du  pourtour  du  Harz, 
j'ai  déjà  nommé  Grund,  située  au  pied  de  Tlberg,  à  l'extrémité  oc- 
cidentale de  la  chaîne.  Sur  le  bord  méridional,  j'aperçus  seulement 
de  loin  Osterode,  au  milieu  de  ses  blanches  collines  de  gypse,  et  je 
ne  m'arrêtai  qu'à  lUfeld,  bâti  au  milieu  des  porphyres  et  encadré 
dans  un  paysage  plein  de  grâce. 

Je  quittai  cette  petite  ville  pour  traverser  encore  une  fois  tout  le 
Harz,  du  sud  au  nord,  dans  la  région  moins  pittoresque  et  beaucoup 
plus  triste  qui  s'étend  à  l'est  du  Brocken.  D'immenses  plateaux  on- 
dulés, à  demi  défrichés,  au  sol  pauvre  et  misérable,  entourent  la 
région  d'Elbingerode.  Je  sortis  du  Harz  par  Blankenburg,  petite 
ville  bâtie  dans  une  situation  pittoresque  au  pied  de  la  montagne. 
De  la  rampé  inclinée  qui  y  conduit,  on  jouit  d'une  vue  admirable. 
Dans  la  plaine  s'élèvent  des  lignes  de  monticules  pareils  à  de  grands 
murs  cyclopéens  :  ce  sont  les  murailles  du  diable ^  masses  de  grès 
régulières  qui  prennent  de  loin  l'aspect  fantastique  de  fortifications 
démantelées  et  de  vieilles  tours  en  ruines.  Le  vieux  château  de  Blan- 
kenburg a  pendant  deux  ans  servi  d'asile  à  Louis  XVIII.  Appuyé 
contre  la  haute  muraille  du  Harz,  il  domine  cette  grande  plaine  de 
l'Allemagne  du  nord  ofi  dans  mainte  bataille  sanglante  se  décidèrent 
les  destinées  de  l'Europe.  Au  moment  où  je  quittai  Halberstadt,  un 
furieux  orage  avait  éclaté  :  la  pluie  tombait  par  torrens,  et  je  n'en^ 
trevis  qu'à  travers  un  voile  les  pittoresques  murailles  du  diable. 
En  me  retournant,  je  n'apercevais  déjà  plus  la  montagne,  et  le  Harz, 
qui  m'était  apparu  dans  un  jour  plein  de  calme  et  de  douceur,  dis- 
parut rapidement  derrière  les  nuées  sombres  qui  avaient  envahi 
tout  le  ciel,  sans  que  je  pusse  lui  adresser  un  dernier  adieu. 

Auguste  Laugel. 


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DE 


LA  STATISTIQUE  ENIFRANCE 


Slaiittique  de  la  France  comparée  avec  la  auêm  était  de  l'Europe,  par  11.  Maurice  Block. 


La  statistique  est  une  étude  aride,  ennuyeuse  et  peu  sûre.  Mal- 
heureusement il  est  impossible  de  s'en  passer;  il  faut  donc  savoir 
gré  aux  esprits  patiens  qui  s'y  livrent  et  encourager  leurs  travaux. 
La  statistique  ne  saurait  pourtant,  malgré  ses  récentes  prétentions, 
prendre  rang  parmi  les  sciences.  Elle  vient  en  aide  à  toutes  les 
sciences,  elle  leur  apporte  des  faits  et  des  chiffres  qui  servent  en 
quelque  sorte  d'exposés  des  motifs  aux  lois  que  celles-ci  découvrent 
et  proclament;  elle  place  souvent  la  preuve  à  côté  de  l'hypothèse,  la 
solution  en  regard  du  problème.  Voilà  quelle  est  son  utilité,  bien  pré- 
cieuse certainement.  Cette  ambition  doit  lui  suffire.  Ainsi  pratiquée, 
avec  la  conscience  de  ses  erreurs  possibles  et  de  ses  nombreuses 
illusions,  la  statistique  mérite  nos  égards  et  notre  gratitude.  Il  im- 
porte à  la  science  qu'elle  se  perfectionne,  absolument  de  la  même 
façon  qu'il  importe  à  l'industrie  de  voir  s'améliorer  son  outillage. 

Ces  réflexions  me  sont  inspirées  par  l'aspect,  je  n'ose  dire  par 
la  lecture  complète  de  deux  gros  volumes  qui  viennent  d'être  pu- 
bliés sur  la  statistique  de  la  France.  L'auteur,  M.  Maurice  Block,  que 
de  nombreux  travaux  économiques  recommandent  à  l'estime  des  sa- 
vans,  a  le  bon  esprit  de  ne  pas  se  méprendre  sur  la  destinée  qui  est 
réservée  aux  ouvrages  de  statistique.  Ces  ouvrages  sont  faits  plu- 
tôt pour  être  consultés  que  pour  être  lus;  l'attrait  leur  manque,  et 
même  parmi  les  statisticiens  doués  d'imagination,  comme  il  s'en 
rencontre,  aucun  n'a  trouvé  le  secret  de  rendre  la  statistique  amu- 
sante. M.  Block  a  recueilli  aux  sources  les  plus  sûres,  qui  s'alimen- 
tent parfois  ailleurs  que  dans  les  régions  officielles,  les  chiffres  qui 
expriment  la  situation  matérielle  et  morale  de  notre  pays;  il  a 


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LA   STATISTIQUE   EN  FBANCE.  73 

groupé  méthodiquement  toutes  les  informations  qui  se  rapportent 
aux  finances,  à  l'agriculture,  au  commerce,  à  l'industrie,  aux  in- 
stitutions charitables;  il  a  comparé,  quand  il  Ta  pu,  les  chiffres 
français  avec  les  chiffres  fournis  par  les  documens  étrangers.  C'est 
un  immense  travail  de  recherches,  qui  a  sans  doute  coûté  bien  des 
veilles.  Il  y  a  là  de  quoi  désarmer  les  esprits  les  plus  prévenus  à 
l'endroit  de  la  statistique,  et  quand  on  a  pu  surmonter  le  premier 
sentiment  d'effroi  qu'inspire  la  vue  de  tant  de  chiffres  entassés,  on 
arrive  à  trouver  quelque  intérêt  dans  cette  étude  aride  et  à  discerner 
la  lumière,  qui,  voilée  le  plus  souvent  par  les  moyennes,  apparaît 
quelquefois  resplendissante  dans  les  totaux.  Un  tel  livre  ne  s'analyse 
pas,  mais  il  fournit  l'occasion  de  considérer  de  plus  près  les  prin- 
cipaux faits  qui  s'accomplissent  dans  notre  organisation  sociale  et 
économique,  de  relever  les  progrès  ou  le  ralentissement  de  la  pros- 
périté générale,  en  un  mot  de  rechercher,  à  travers  les  chiffres,  l'in- 
fluence heureuse  ou  funeste  de  la  politique  ou  de  la  législation, 
doit  se  défier  de  la  statistique  quand  elle  est  faite  en  vue  d'appuyer 
une  thèse  ou  un  système,  car  chacun  sait,  par  expérience,  combien, 
avec  ses  apparences  rigoureuses,  elle  se  montre  docile,  flexible  et 
accommodante  pour  l'esprit  de  parti  ;  mais  elle  mérite  plus  de  con- 
fiance quand  elle  se  présente  seule,  dégagée  de  commentaires,  à 
peu  près  nue,  comme  il  convient  à  la  vérité.  C'est  ainsi  qu'elle  se 
produit  4ans  l'ouvrage  qui  est  sous  nos  yeux;  elle  ne  porte  point  de 
voiles  que  nous  soyons  obligés  de  déchirer. 

Il  est  assez  difficile  de  s'orienter  dans  cette  forêt  de  chiffres!  Écrire 
la  statistique  générale  de  la  France,  c'est  recueillir  dans  l'amas 
poudreux  de  nos  annales  administratives  tous  les  chiffres  qui  se  rap- 
portent à  d'innombrables  séries  de  faits,  c'est  extraire  la  quintessence 
de  ces  milliers  d'in-quarto  de  toutes  couleurs  qui  sont  sortis  depuis 
plusieurs  années  des  presses  ofiicielles.  On  ne  prodiguait  pas  ainsi 
les  documens  sous  le  premier  empire.  L'empereur  Napoléon,  qui 
cependant  a  fait  à  la  statistique  l'honneur  d'une  bonne  et  juste  dé- 
finition en  l'appelant  le  budget  des  choses^  n'en  usait  qu'avec  une 
grande  sobriété.  Après  lui,  sous  le  gouvernement  constitutionnel, 
lorsque  les  assemblées  législatives  voulurent  qu'on  leur  rendît  compte 
des  affaires  du  pays,  la  mode  anglaise  des  blue-books  périodiques 
pénétra  peu  à  peu  dans  chaque  ministère.  Les  députés  demandaient 
la  lumière,  on  les  éblouit  par  des  chiffres  au  point  de  les  aveugler. 
La  statistique  coula  à  pleins  bords,  et  la  France  ne  tarda  pas  à  éga- 
ler l'Angleterre  pour  ce  genre  de  littérature  parlementaire,  qui  four- 
nissait aux  mécontens  comme  aux  satisfaits  d'inépuisables  sujets 
d'argumentation.  Quoi  qu'il  en  soit,  grâce  à  ce  flot  toujours  grossi 
et  plus  ou  moins  limpide  des  publications  officielles,  grâce  au  zèle 
compilateur  de  quelques  spécialistes  qui  s'adonnèrent  à  la  statis- 


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7i  RfiTUE   DES   DEUX   MONDES. 

tique  de  même  que  certains  médecins  se  livrent  plus  particulière- 
ment à  Tétude  d'une  maladie,  on  est  arrivé  à  composer  un  vaste 
ensemble  de  documens,  qui  après  tout  peuvent  être  fort  utiles. 
Il  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde  d'accomplir  une  pareille  tâche. 
Félicitons- nous  encore  une  fois  de  trouver  dans  M.  Block  un  ob- 
servateur consciencieux  et  sagacé,  que  l'habitude  de  manier  les  in- 
quarto  administratifs  a  familiarisé  avec  les  difficultés  de  la  statisti- 
que, qui  connaît  l'art  de  vérifier  les  chiffres,  et  qui,  en  les  divisant 
ou  en  les  rapprochant  avec  méthode,  nous  épargne  autant  d'ennuis 
que  de  recherches.  Grâce  à  lui,  nous  pouvons  en  quelques  pages 
condenser  le  résumé  des  informations  que  la  statistique  a  publiées 
sur  différens  points  qui  ont  appelé  particulièrement,  dans  ces  der- 
nières années,  l' attention  des  économistes. 

En  première  ligne  se  présentent  les  chiffres  qui  concernent  le 
mouvement  de  la  population.  Les  dénombremens  réguliers  sont  de 
date  assez  récente.  On  signale  bien,  à  la  fin  du  xvii*  siècle,  une  en- 
quête effectuée  par  les  intendans  de  province  d'après  les  instruc- 
tions de  Vauban,  qui  a  publié  dans  la  Dixme  royale  les  résultats  de 
ce  travail;  mais  l'administration  ne  possédait  pas  alors  les  ressources 
nécessaires  pour  obtenir  des  calculs  exacts.  Il  en  fut  de  même  pen- 
dant le  cours  du  xviu*  siècle;  on  ne  produisit,  à  des  intervalles  in- 
égaux, que  des  évaluations  très  hypothétiques.  En  1791,  l'assemblée 
nationale  prescrivit  un  recensement  général  qui  devait  être  opéré  par 
les  soins  des  municipalités  :  l'exécution  de  cette  mesure  fut  entra- 
vée par  les  désordres  révolutionnaires,  et  ce  fut  seulement  en  1801 
qu'eut  lieu,  sous  la  direction  des  préfets,  le  premier  recensement 
officiel,  qui  constata  pour  la  France  une  population  de  27  millions 
d'habitans.  A  partir  de  1821,  le  recensement  a  été  fait  régulière 
ment  tous  les  cinq  ans;  basé  d'abord  sur  le  domicile,  ce  qui  laissait 
en  dehors  la  population  flottante,  il  est,  depuis  18&1,  basé  sur  la 
résidence,  et  par  un  nouveau  perfectionnement,  appliqué  en  18&0, 
il  s'exécute  le  même  jour  dans  toutes  les  communes.  On  est  ainsi 
arrivé  à  des  résultats  presque  certains,  et  l'on  peut  avoir  confiance 
dans  les  chiffres  que  l'administration  publie.  Cependant,  dès  que  l'on 
veut  établir  des  comparaisons,  il  faut  tenir  compte  de  la  différence 
des  procédés  successivement  employés  sous  peine  de  s'exposer  à  de 
gravés  erreurs.  Par  exemple,  de  1801  à  1806,  la  population,  d'a- 
près les  chiffres  officiels,  se  serait  accrue  de  1,758,000  habitans,  soit 
de  351,000  par  année;  c'est  l'augmentation  la  plus  forte  qui  ait  été 
constatée.  Or,  si  l'on  considère  que  cette  période  a  été  en  partie 
remplie  par  la  guerre,  on  doit  se  défier  d  un  tel  résultat.  Il  est  à 
supposer  que  le  recensement  de  1801 ,  le  premier  qui  ait  été  effec- 
tué, laissait  de  nombreuses  lacunes,  et  que  le  recensement  de  1806, 
fait  avec  plus  de  soin  et  d'expérience,  a  été  plus  complet.  Pour  être 


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LA   STATISTIQUE    EN    FRANCE.  75 

exacte,  la  comparaison  ne  doit  porter  que  sur  des  périodes  aux- 
quelles les  mêmes  procédés  d'enquête  ont  été  appliqués  :  ce  serait 
à  partir  de  1841,  et  mieux  de  1846,  qu  il  conviendrait  de  relever 
les  chiffres  de  la  population  pour  en  tirer  des  déductions  utiles. 

De  1841  à  1846,  la  population  de  la  France  s'est  accrue  de 
236,000  habitans  par  année;  de  1846  à  1851,  l'augmentation  a  été 
de  76,000,  et  de  1851  à  1856  de  51,000  seulement.  Le  chiffre  total 
était  en  1856,  date  du  dernier  recensement  officiel,  de  36,039,000. 
Il  y  a  donc  eu,  depuis  1846,  un  ralentissement  très  marqué  dans  le 
mouvement  normal  de  la  population.  Nous  avons  eu,  durant  ces 
périodes,  une  révolution,  plusieurs  mauvaises  récoltes,  la  guerre 
de  Grimée,  le  choléra.  Parmi  ces  causes  de  ralentissement,  il  en  est 
qui  paraissent  indépendantes  de  l'action  du  gouvernement.  Néan- 
moins les  révélations  statistiques  enseignent  combien  il  importe  d'or- 
ganiser les  institutions  hygiéniques  et  de  veiller  à  la  législation  sur 
les  céréales,  en  même  temps  qu'elles  signalent,  au  point  de  vue  de 
la  prospérité  générale,  les  tristes  résultats  des  guerres  les  plus  glo- 
rieuses. La  publication  du  recensement  de  1856  a  produit,  on  s'en 
souvient,  une  impression  douloureuse.  Cette  émotion  est  demeurée 
à  peu  près  stérile.  Nous  n'avons  pas  eu  de  nouvelles  révolutions  :  si 
nous  avons  eu  une  nouvelle  guerre,  on  peut  dire  que  la  politique  a 
recueilli  ou  recueillera  le  prix  des  victoires  remportées  dans  la  cam- 
pagne d'Italie;  mais  a-t-on  organisé  la  médecine  dans  les  communes 
rurales,  où  les  épidémies  font  d'ordinaire  tant  de  ravages?  A-t-on  ré- 
visé la  législation  sur  les  grains?  Des  essais  ont  été  tentés,  rien  n'a 
encore  abouti.  Ce  sont  là  les  réformes  que  l'économie  politique,  s' ap- 
puyant sur  les  chiffres  de  la  statistique,  peut  réclamer.  Alors  que  les 
conséquences  des  épidémies  et  des  mauvaises  récoltes  se  manifestent 
si  clairement,  il  n'est  plus  permis  d'ajourner  les  mesures  législatives 
ou  réglementaires  qui  peuvent  les  atténuer.  De  son  côté,  la  politique 
guerrière  doit  faire  ses  réflexions  et  placer,  en  regard  des  avantages 
qu'elle  convoite,  les  pertes  qu'elle  risque  d'infliger  au  pays. 

Si  1*00  jette  les  regards  sur  les  autres  pays,  on  remarque  presque 
partout  une  augmentation  beaucoup  plus  considérable  dans  les  chif- 
fres de  la  population.  Nous  pouvons  citer  la  Belgique,  la  Prusse, 
r Autriche,  l'Angleterre,  l'Espagne,  surtout  la  Russie  et  les  États- 
Unis.  La  population  de  la  Russie  a  presque  doublé  depuis  le  com- 
mencement de  ce  siècle,  celle  des  États-Unis  a  sextuplé  ;  mais,  dans 
ces  rapprochemens ,  il  faut  nécessairement  se  rendre  compte  de  la 
densité  de  la  population.  Ainsi  la  France  possède  près  de  7,000  habi- 
tans par  myriamètre  carré,  la  Russie  1,200>  les  Etats-Unis  272  seu- 
lement. Dans  les  pays  qui  sont  depuis  longtemps  habités  et  civilisés, 
l'accroissement  de  la  population,  considérée  soit  absolument,  soit 
proportionnellement  à  l'étendue  du  territoire/  devient  de  plus  en 


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76  REVDE  DES  DE0X  MONDES. 

plus  faible;  les  places  sont  prises  sur  le  sol,  et  quelques-uns  de  ces 
pays  voient  même  s'échapper  un  courant  d'émigration  qui  maintient 
au  juste  niveau  le  nombre  des  babitans.  Dans  les  pays  au  contraire 
où  les  espaces  sont  vastes  et  libres,  comme  aux  États-Unis  et  en 
Russie,  l'augmentation  se  produit  avec  une  énergie  toujours  crois- 
sante. Si  donc  l'on  s'en  tenait  uniquement  aux  chiffres,  si  l'on  rai- 
sonnait sur  les  mouvemens  de  la  population  sans  prendre  en  con- 
sidération l'argument  de  densité  et  les  conditions  géographiques  qui 
varient  dans  chaque  état,  on  s'exposerait  à  tirer  des  faits  apparens 
les  conclusions  les  plus  fausses.  Il  est  impossible  de  ne  pas  se  préoc- 
cuper de  l'augmentation  rapide  que  présente  la  population  de  la 
Russie  :  la  politique  doit  avoir  l'œil  ouvert  sur  cette  immense  ag- 
glomération d'hommes  qui  se  forme  à  l'est  de  l'Europe;  mais  le  fait 
s'explique  par  des  conditions  naturelles,  et  d'ailleurs  le  nombre 
seul  ne  constitue  pas  la  puissance.  L'avantage  n'est  pas  au  pays 
qui  est  le  plus  peuplé,  mais  à  celui  qui  est  le  mieux  peuplé.  Sous 
ce  rapport,  la  Russie  demeure  encore  bien  loin  en  arrière  des  pays 
où  la  population,  également  répartie  et  suffisamment  condensée, 
s'accrott  dans  de  moindres  proportions.  Un  autre  fait  essentiel  à 
signaler  résulte  des  chiffres  que  produit  la  statistique,  c'est  que 
l'accroissement  de  la  population  est  complètement  indépendant  de 
la  constitution  politique  des  états.  Sous  le  régime  despotique  comme 
sous  le  régime  le  plus  libéral,  en  Russie  comme  dans  la  grande  ré- 
publique de  l'Amérique  du  Nord,  la  population  s'accrott  avec  une 
rapidité  également  prodigieuse.  Dans  certsûns  pays  de  l'Italie,  où 
le  gouvernement  et  le  mode  d'administration  provoquent  de  si  vives 
critiques  et  même  des  révolutions,  la  population  est  plus  dense  et 
elle  augmente  plus  vite  que  dans  certains  pays,  par  exemple  en 
France,  en  Prusse,  en  Suisse,  où  l'organisation  politique  et  admi- 
nistrative est  plus  perfectionnée.  Là  ce  n'est  point  une  conséquence 
de  la  géographie  et  de  l'étendue  du  sol  disponible;  c'est  le  fait  du 
climat,  des  mœurs,  des  conditions  de  la  vie  matérielle,  des  prin- 
cipes qui  régissent  la  famille  :  problèmes  complexes  et  difficiles, 
que  nous  nous  bornons  à  indiquer  d'après  les  données  de  la  sta- 
tistique, et  que  celle-ci  n'est  point  appelée  à  résoudre.  On  voit 
combien  les  comparaisons  sont  vaines,  puisque  les  mêmes  faits  se 
manifestent  dans  les  situations  les  plus  opposées  et  que  les  résul- 
tats purement  numériques  se  trouvent  dans  cesse  en  contradiction 
avec  les  spéculations  de  la  science  sociale.  Un  seul  point  nous 
semble  établi  :  c'est  qu'il  ne  faut  pas,  comme  on  le  fait  trop  sou- 
vent, attacher  une  importance  exclusive  à  la  densité  et  à  l'accrois- 
sement proportionnel  de  la  population  pour  apprécier  les  degrés 
relatifs  de  prospérité  et  de  puissance  des  divers  états.  Cette  com- 
par^ûson  entre  des  contrées  placées  dans  des  conditions  différentes 


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LA  STATISTIQUE  EN  FRANCE.  77 

«erait  entachée  de  graves  erreurs.  Il  convient  d'examiner  chaque 
pays  isolément  et  de  comparer  les  chiffres  relevés  par  période.  En 
conséquence,  il  n'y  a  pas  à  discuter  sur  le  plus  ou  moins  de  densité 
et  d'accroissement  de  la  population  française  comparée  avec  telle 
autre  population  étrangère  :  le  seul  fait  qui  soit  de  nature  à  inspi- 
rer de  sérieuses  réflexions,  c'est  le  ralentissement  très  marqué  qui  a 
-été  signalé,  durant  la  période  décennale  de  18â6-1856,  dans  l'ac- 
croissement de  notre  population,  et,  d'après  les  événemens  qui  ont 
marqué  les  cinq  dernières  années,  il  est  à  craindre  que  le  prochain 
recensement  ne  révèle  pas  une  situation  meilleure. 

Les  chiffres  statistiques  ne  sont  point  nécessaires  pour  démontrer 
que  depuis  vingt  ans  la  population  des  campagnes  diminue  et  se 
porte  vers  les  villes.  Ce  fait  est  ordinairement  la  conséquence  du 
développement  industriel  :  ainsi  le  pays  d'Europe  où  l'on  rencontre 
le  plus  grand  nombre  de  villes  populeuses  est  sans  contredit  l'An- 
gleterre avec  ses  centres  manufacturiers,  qui  se  sont  multipliés  et 
grossis  dans  des  proportions  énormes  :  tel  bourg  qui  ne  possédait 
au  commencement  de  ce  siècle  que  quelques  centaines  d'habitans 
compte  aujourd'hui  plus  de  cent  mille  âmes.  Les  progrès  de  l'in- 
dustrie et  l'extension  des  usines  produiront  en  France  des  résultats 
analogues;  mais  cette  cause  n'est  point  la  seule.  Nos  principales 
villes,  à  l'exemple  de  Paris,  sont  entrées  dans  la  voie  des  agrandis- 
semens  et  des  embellissemens  ;  elles  exécutent  de  nombreux  tra- 
vaux qui  attirent  les  bras  et  les  retiennent  par  l'élévation  des  sa- 
laires. N'a-t-on  point  sous  ce  rapport  dépassé  la  juste  mesure?  S'il 
est  nécessaire  d'assainir  nos  grandes  villes,  faut-il  en  même  temps 
se  lancer  dans  ces  travaux  de  luxe  que  l'on  entreprend  de  tous  cô- 
tés avec  tant  d'ardeur,  et  qui  affectent  non-seulement  les  condi- 
tions de  la  propriété  privée,  mais  encore  les  finances  municipales, 
le  prix  des  denrées,  le  régime  des  salaires?  Cette  précipitation  vers 
le  bien  n'est  pas  sans  péril,  et  l'on  peut  dire  que,  parmi  les  ouvriers 
employés  au  renouvellement  de  nos  villes,  il  en  est  un,  le  plus  sûr, 
le  plus  patient  de  tous,  qui  n'obtient  pas  les  égards  qu'il  mérite  : 
c'est  le  temps.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  transformation,  peut-être 
trop  rapide,  amène  un  brusque  déplacement  de  la  population  ;  celle- 
ci  afllue  dans  les  villes,  l'équilibre  est  rompu  au  détriment  des  cam- 
pagnes. Or  ce  mouvement  artificiel  et  irrégulier  ne  saurait  être  en- 
visagé de  la  même  manière  que  le  mouvement  naturel  et  normal 
produit  par  les  progrès  de  l'industrie  manufacturière.  11  imprime  çà 
et  là  de  vives  secousses,  qui  troublent  l'harmonie  générale  des  si- 
tuations et  précipitent  les  lentes  évolutions  des  faits  économiques. 
On  doit  donc  y  prendre  garde,  car,  autour  des  grands  centres,  l'a- 
griculture commence  à  souffrir  sérieusement  du  manque  de  bras. 
Dans  cet  état  de  choses,  il  n'existe  pas  d'autre  remède  que  celui  qui 


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78  REVUS   DES   DEUX   M0NDE8. 

a  été  appliqué  en  Angleterre  pour  compenser ^  dans  l'intérêt  des 
campagnes,  la  prépondérance  du  travail  industriel  :  c'est  le  perfec- 
tionnement des  procédés  agricoles.  Les  chiffres  fournis  par  les  der- 
niers recensemens  indiquent  qu'il  y  a  là  un  intérêt  de  premier 
ordre,  auquel  on  ne  saurait  trop  tôt  pourvoir,  et  il  serait  d'ailleurs 
injuste  de  méconnaître  les  efforts  tentés  pai'  le  gouvernement  pour 
encourager  la  découverte  et  l'application  des  machines  agricoles.  Il 
faut  dorénavant  cultiver  le  sol  avec  moins  de  bras  et  obtenir,  avec 
ime  main-d'œuvre  chaque  jour  plus  coûteuse,  des  produits  qui  ne 
coûtent  pas  plus  cher.  Tel  est  le  double  problème  que  le  mouve- 
ment désormais  bien  décidé  de  la  population  nous  oblige  à  résou- 
dre, sous  peine  d'une  crise  plus  ou  moins  prochaine. 

11  est  superflu  d'insister'sur  les  services  que  rendrait,  pour  l'étude 
de  ces  graves  questions,  une  bonne  statistique  agricole.  Combien  il 
serait  utile  de  suivre,  période  par  période,  les  progrès  généraux  de 
la  culture,  de  connaître  l'emploi  du  sol  dans  les  différentes  régions* 
les  frais  de  production  ainsi  que  le  rendement,  l'effectif  du  bétail, 
le  nombre  des  bras  attachés  au  travail  de  la  terre,  l'adoption  plus 
ou  moins  rapide,  plus  ou  moins  intelligente,  des  machines,  des  irri- 
gations, du  drainage  I  Le  gouvernement  a  essayé  de  se  procurer  tous 
ces  renseignemens,  et  il  a  publié  ce  qu'il  a  recueilli.  Sur  beaucoup 
de  points  malheureusement,  la  statistique  officielle  a  été  prise  en  dé- 
faut, et  elle  a  provoqué  de  vives  critiques  (1).  Il  semble  en  effet  que 
le  système  pratiqué  par  l'administration  pour  recueillir  les  rensei- 
gnemens ne  présente  que  de  médiocres  garanties;  l'organisation 
des  commisîsions  cantonales  est  loin  d'être  parfaite;  les  déclarations 
n'étant  pas  toujours  sincères,  le  contrôle  étant  le  plus  souvent  im- 
possible, on  signale  trop  justement  dans  les  chiffres  des  erreurs,  des 
contradictions  choquantes  qui  leur  enlèvent  tout  crédit.  Ce  travail 
est,  à  vrai  dire,  des  plus  difficiles,  et  il  faut  au  moins  savoir  gré  à 
l'administration  d'avoir  entrepris  une  statistique  devant  laquelle  ont 
reculé  d'autres  pays.  On  améliorera  le  système  en  le  simplifiant,  on 
perfectionnera  les  procédés,  on  parviendra  peut-être  à  dissiper  les 
préjugés  et  les  craintes  des  agriculteurs,  de  manière  à  obtenir  des 
déclarations  plus  exactes.  Tout  cela  sera  l'œuvre  du  temps  et  de  la 
patience  des  statisticiens,  qu'il  vaut  mieux  ne  point  décourager  par' 
une  critique  trop  acerbe,  à  la  condition  pourtant  qu'ils  demeureront 
modestes  et  ne  se  retrancheront  pas  derrière  le  rempart  de  l'infail- 
libilité officielle.  Au  surplus,  malgré  les  erreurs  inévitables  qui  se 
rencontrent  dans  les  publications  les  plus  récentes,  on  peut  em- 
prunter sans  trop  de  défiance  aux  documens  administratifs,  contrô- 
lés par  des  recherches  individuelles,  un  certain  nombre  de  faits  qui 

(1)  Voyez  les  Stathtiques  agricoles  de  tu  France,  par  M.  L.  Vil!crmé,  Revue  du 
15  mars  18C0. 


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LA   STATISTIQOE   EN  FRANGE.  70 

expriment  assez  fidèlement  la  situation  de  TagricuTture  française  et 
permettent  de  mesurer  les  progrès  qui  ont  été  accomplis. 

Tout  a  été  dit  sur  la  constitution  de  la  propriété  foncière.  Con- 
trairement aux  faits  observés  en  Angleterre  et  dans  les  pays  où  sub- 
sistent les  vestiges  de  l'organisation  féodale,  la  grande  propriété  est 
réduite  en  France  à  une  faible  proportion  :  elle  représente  à  peine 
le  huitième  de  l'étendue  occupée  par  la  culture.  C'est  la  propriété 
moyenne  et  petite  qui  domine,  et  le  morcellement  du  sol  poursuit 
son  cours.  On  peut  en  juger  par  l'augmentation,  très  exactement 
constatée,  du  nombre  des  cotes  foncières.  En  1815,  on  comptait  dix 
millions  de  cotes,  en  1850  douze  millions  ;  le  chiffre  actuel  appro- 
che de  treize  millions.  De  bons  esprits  se  sont  alarmés  de  cette  pro- 
gression toujours  croissante,  qui  exercerait,  suivant  eux,  la  plus  fâ- 
cheuse influence  sur  la  culture  et  enlèverait  à  la  production  française 
les  avantages  attachés  an  système  des  grandes  exploitations.  On  en 
est  même  venu  à  hasarder  quelques  critiques,  timides  d'abord,  puis 
plus  accentuées,  contre  la  loi  des  successions,  dont  l'effet  certain  est 
de  multiplier  les  morcellemens.  Amenée  sur  ce  terrain,  la  discus- 
sion risque  d'être  éternelle.  Le  régime  des  successions,  tel  qu'il  a 
été  établi  par  le  code  civil,  repose  sur  des  principes  qui  ne  ^e  lais- 
seraient pas  facilement  ébranler,  et  qui  seraient  défendus  au  besoin 
par  les  forces  les  plus  vives  de  la  démocratie,  de  la  société  française. 
Toutes  les  objections,  si  savamment  opposées,  dans  l'intérêt  spécial 
de  l'agriculture,  à  l'égal  partage  des  biens,  se  briseront  contre  l'in- 
vincible résistance  de  nos  sentimens  et  de  nos  mœurs.  Si  le  morcel- 
lement excessif  est  un  mal,  ce  n'est  pas  dans  une  réforme  de  législa- 
tion équivalente  à  une  révolution  sociale  qu'il  faut  chercher  l'unique 
remède.  Du  reste,  la  petite  propriété  ne  manquerait  pas  d'argu- 
mens  pour  répondre  aux  reproches  d'impuissance  qui  lui  sont  adres- 
sés. Elle  pourrait  alléguer  que,  sous  l'empire  de  la  loi  qui  nous  ré- 
git, la  valeur  vénale  du  sol  s'est  accrue  de  plus  du  double  de  1821 
à  1851,  comme  cela  résulte  des  recensemens  effectuési  par  l'ad- 
ministration à  ces  deux  époques,  et  que  le  revenu  net  cadastral  a 
présenté,  entre  les  mêmes  périodes,  une  augmentation  des  deux 
tiers.  Après  avoir  cité  ces  chiffres,  le  rapport  sur  le  projet  de  code 
rural  récemment  élaboré  par  le  sénat  ajoute  :  «  Il  a  été  reconnu  que 
la  valeur  de  la  grande  propriété  s'est  à  peine  accrue  d'un  tiers  ou 
d'un  quart  dans  cet  intervalle  de  trente  ans,  tandis  que  les  terrains 
d'une  qualité  inférieure,  morcelés  et  acquis  presque  exclusivement 
par  les  cultivateurs,  ont  quadruplé  et  même  quintuplé  de  prix.  »  La 
question,  même  au  point  de  vue  particulier  de  l'agriculture,  n'est 
donc  point  décidée  contre  la  petite  propriété,  comme  l'affirment  les 
partisans  de  l'opinion  contraire  en  invoquant  Texemple  du  système 
anglais.  M.  Block,  après  avoir  recueilli  avec  soin  tous  les  documens 


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80  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  peuvent  éclairer  ce  difficile  problème,  s* est  sagement  abstena 
de  prendre  parti  pour  Tune  ou  Vautre  thèse.  En  présence  des  faits 
qu'il  a  constatés,  non-seulement  en  France,  mais  encore  dans  les 
principaux  pays  d'Europe,  il  s'est,  cru  autorisé  à  conclure  contre 
toute  opinion  absolue  en  pareille  matière.  La  moyenne  et  la  petite 
propriété  ont,  comme  la  grande  propriété,  leur  raison  d'être  et 
leurs  avantages.  Ce  qui  importe,  c'est  de  trouver  et  de  maintenir  le 
juste  équilibre  entre  ces  trois  sortes  de  biens  ruraux;  c'est  de  pro- 
pager les  bons  procédés  de  culture,  d'améliorer  les  instrumens  de 
travail  et  de  faciliter  la  circulation  des  capitaux  dans  les  couches 
démocratiques  de  la  petite  propriété.  Les  discussions  de  doctrines 
ne  seraient  ici  d'aucun  secours,  et  le  temps  que  l'on  emploierait  en- 
core à  faire  le  procès  au  code  civil  ne  serait  que  du  temps  perdu. 
Ne  sait-on  pas  quô  le  progrès  agricole  d'un  pays  ne  doit  pas  se 
mesurer  au  nombre  d'hectares  mis  en  culture,  ni  à  la  dimension  des 
propriétés?  Tout  dépend  du  parti  que  l'on  tire  de  la  même  étendue 
de  sol,  du  rendement  de  l'hectare  en  récoltes  et  en  bétail.  A  cet 
égard,  les  chiffres  que  nous  avons  sous  les  yeux  renferment  de  pré- 
cieux élémens  d'appréciation.  Arrêtons-nous  seulement  aux  statis- 
tiques qui  concernent  la  production  du  froment  et  les  bestiaux  :  ces 
deux  exemples  suffiront  pour  attester  qu'après  tout  le  présent  et  l'a- 
venir de  l'agriculture  française  sont  moins  sombres  que  ne  le  pré- 
tendent les  adversaires  systématiques  de  la  loi  sur  les  successions. 
En  1815,  on  comptait  A  millions  1/2  d'hectares  ensemencés  en 
froment,  et  la  production  était  de  39  millions  d'hectolitres.  Par  une 
progression  très  régulière,  le  nombre  des  hectares  avait  atteint  en 
1858  plus  de  6  millions  1/2;  la  production  était  de  110  millions  d'hec- 
tolitres. Deux  conséquences  très-essentielles  ressortent  de  ces  chif- 
fres :  en  premier  lieu,  le  rendement  moyen  par  hectare  a  presque 
doublé  de  1815  à  1858;  il  n'était  que  de  8  hectolitres  1/2  en  1815, 
il  s'est  élevé  pour  1858  à  16  hectolitres  1/2.  Certes  nous  sommes 
encore  loin  d'atteindre,  quant  à  la  moyenne,  le  rendement  anglais; 
mais  le  progrès  n'en  est  pas  moins  certain,  considérable,  surtout  si 
l'on  tient  compte  des  crises  politiques  que  le  pays  a  traversées  et 
de  l'influence  d'une  législation  économique  dont  les  bonnes  inten- 
tions n'ont  pas  été  moins  préjudiciables  pour  l'agriculture  que  pour 
l'industrie.  En  second  lieu,  le  chiffre  total  de  la  production  en  fro- 
ment s'est  accru  dans  une  proportion  plus  forte  que  le  chiffre  de  la 
population  ;  la  consommation  individuelle  a  donc  augmenté,  c'est- 
à-dire  que  la  nourriture  saine  et  substantielle  que  procure  le  pain 
de  froment  remplace  de  plus  en  plus  l'alimentation  grossière  à  la- 
quelle était  condamné  le  peuple  des  campagnes.  Les  résultats  de  la 
statistique  se  trouvent  ici  d'accord  avec  les  observations  générales 
que  chacun  peut  faire  dans  les  différentes  régions  du  territoire.  Lors 


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LA   STATISTIQUE   EN  FRANCE.  81 

môme  que  Ton  éprouverait  quelque  défiance  à  Fendroit  de  ces  chif- 
fres, qui  évidemment  ne  sauraient  prétendre  à  une  exactitude  ab- 
solue, on  serait  forcé  de  reconnaître  que  la  physionomie  agricole  de 
la  France  est  bien  différente  de  celle  qu'a  décrite  Arthur  Young  à  la 
fin  du  dernier  siècle,  et  il  n'est  pas  besoin  de  remonter  au-delà 
d'une  vingtaine  d'années  pour  remarquer  le  contraste  favorable  que 
présente,  sous  le  rapport  du  bien-être,  la  population  de  nos  cam- 
pagnes, si  on  la  compare  avec  la  génération  qui  l'a  précédée. 

Quant  au  prix  de  revient  de  l'hectolitre  de  froment,  c'est  la  pierre 
philosophale  de  la  statistique  agricole.  En  analysant  les  témoignages 
qui  ont  été  entendus  lors  de  l'enquête  ouverte  en  1859  sur  la  légis- 
lation des  céréales,  M.  Block  arrive  à  déterminer  un  prix  moyen  de 
17  fr.  50  cent.;  mais,  il  se  hâte  de  le  déclarer  lui-même,  cette  éva- 
luation ne  repose  point  sur  des  calculs  suffisamment  rigoureux,  et  ce 
n'est  point  ici  le  cas  d'employer  le  procédé  des  moyennes,  si  cher 
aux  statisticiens.  L'agriculteur  qui  ne  peut  abaisser  au-dessous  de 
20  fr.  son  prix  de  revient  sera  médiocrement  consolé  d'apprendre 
que  dans  une  région  plus  favorisée  ses  confrères  sont  en  mesure  de 
produire  le  blé  à  des  conditions  moins  coûteuses,  et  il  ne  concevrait 
pas  que  l'on  adoptât  comme  base  de  discussion  dans  l'étude  d'un 
impôt  le  prix  moyen  qui  pour  lui  serait  tout  à  fait  ruineux.  La  sta- 
tistique est  moins  trompeuse  lorsqu'elle  relève  les  prix  de  vente  qui 
sont  officiellement  constatés  en  vue  de  l'application  des  droits  de 
douane.  Si  Ton  retranche  des  calculs  la  période  décennale  1810-19, 
qui  a  été  presque  entièrement  remplie  par  de  mauvaises  récoltes  et 
pendant  laquelle  le  prix  dé  vente  a  atteint  en  moyenne  près  de  25  fr. 
par  hectolitre,  on  observe  que  depuis  le  commencement  de  ce  siècle 
la  valeur  vénale  du  froment  s'est  accrue  peu  à  peu  par  une  progres- 
sion constante,  de  telle  sorte  que,  de  20  fr.  34  cent,  pour  la  période 
1800-1809,  le  prix  s'est  élevé  à  22  fr.  27  cent,  pour  la  période 
1850-1858.  La  hausse  incontestable  du  prix  de  vente  n'est  que 
l'expression  d'une  hausse  à  peu  près  égale  du  prix  de  revient.  Le 
même  fait  s'est  révélé  pour  les  différentes  branches  de  la  produc- 
tion; le  renchérissement  a  été  général.  Le  prix  de  la  terre  s'est 
élevé  ainsi  que  le  taux  de  la  main-d'œuvre,  et  c'est  ici  que  l'étude 
de  la  statistique  agricole  se  rattache  par  un  lien  étroit  à  la  statis- 
tique de  la  population.  Le  développement  de  l'industrie  manufac- 
turière, la  hausse  du  salaire  dans  les  villes,  l'émigration  des  ha- 
bitans  des  campagnes,  tous  ces  faits  ont  réagi  sur  la  main-d'œuvre 
agricole  en  rendant  celle-ci  plus  rare  et  plus  coûteuse.  Nous  avons 
dit  comment  on  peut  essayer  de  combattre  ou  plutôt  d'enrayer  ce 
mouvement  de  hausse  en  améliorant  les  procédés  de  production; 
quoi  que  l'on  fasse,  on  se  retrouvera  toujours  en  présence  d'un 


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82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prix  de  revient  et  par  conséquent  d'un  prix  de  vente  de  plus  en 
plus  élevés,  ainsi  que  le  démontrent  pour  le  passé  et  l'annoncent 
pour  Tavenir  les  enseignemens  de  la  statistique.  Tant  que  cette 
hausse  demeurera  en  rapport  avec  la  dépréciation  que  subit  d'autre 
part  la  valeur  monétaire,  elle  sera  naturelle,  légitime,  et  on  n'aura 
point  à  s'en  préoccuper. 

Ce  qui  est  fatal  pour  l'agriculture  de  même  que  pour  le  consom- 
mateur, c'est  l'extrême  m*obilité  des  prix  de  vente.  Si  ces  variations 
ne  devaient  être  attribuées  qu'à  l'inconstance  des  récoltes,  il  n'y 
aurait  rien  à  dire,  et  nous  en  serions  réduits  à  nous  courber  avec 
résignation  sous  les  décrets  de  la  Providence;  mais  indépendamment 
de  cette  cause  supérieure,  contre  laquelle  se  débattrait  en  vain  le 
travail  de  l'homme,  n'y  a-t-il  point  des  causes  secondaires  qui  dé- 
pendent de  nous-mêmes,  qui  sont  du  domaine  de  la  législation  et 
des  rëglemens ,  et  dont  il  nous  serait  dès  lors  possible  de  conjurer 
les  fâcheux  effets?  Est-il  bien  sûr  par  exemple  que  le  régime  de 
l'échelle  mobile,  qui  a  été  précisément  institué  pour  combattre  al- 
ternativement la  baisse  et  la  hausse  du  prix  des  grains,  c'est-à-dire 
pour  régulariser  autant  que  possible  le  taux  des  subsistances,  est-il 
bien  sûr  que  ce  régime  ait  atténué  au  moindre  degré  les  crises  d'a- 
vilissement et  de  cherté  contre  lesquelles  il  a  été  établi?  Les  statis- 
tiques de  l'importation  et  de  l'exportation  des  grains  sont  là  pour 
attester  l'inanité  de  ce  prétendu  remède.  Dans  les  années  de  récolte 
surabondante  et  avec  les  prix  les  plus  bas,  l'exportation  s'est  sou- 
vent réduite  aux  chiffres  les  plus  modestes  :  dans  les  périodes  de 
disette,  l'importation  des  céréales  de  Fétranger  s'est  rarement  éle- 
vée aux  chiffres  qui  représentent  aujourd'hui,  en  temps  normal, 
l'introduction  des  blés  en  Angleterre,  où  l'échelle  mobile  a  été  rem- 
placée par  un  régime  de  liberté  presque  complète.  Il  est  même  per- 
mis de  dire  que  notre  loi  de  douane  en  matière  de  céréales  a  pour 
effet  de  précipiter,  suivant  les  cas,  la  hausse  ou  la  baisse  des  prix, 
soit  parce  qu'elle  saisit  le  marché  à  l'improviste,  soit  parce  qu'elle 
crée  la  panique  et  tire  en  quelque  sorte  le  canon  d'alarme.  Que  l'on 
décrète  la  suspension  de  l'échelle  mobile  :  le  décret  équivaut  à  une 
proclamation  de  disette,  et  les  prix  que  l'on  veut  contenir  s'élèvent 
immédiatement  et  bien  au-delà  des  limites  naturelles;  si  au  contraire 
on  lève  à  la  sortie  toutes  les  barrières,  aussitôt  l'agriculteur  s'imagine 
que  la  mesure  de  l'approvisionnement  est  dépassée  dans  d'énormes 
proportions,  et  les  prix  que  l'on  veut  soutenir  tombent  au  plus  bas. 
Du  reste,  le  procès  de  l'échelle  mobile  a  été  récemment  et  solennel- 
lement instruit  au  conseil  d'état;  tout  porte  à  croire  que  cette  in- 
stitution aurait  été  déjà  condamnée,  si  les  habiles  défenseurs  de 
l'échelle  mobile  n'avaient,  en  désespoir  de  cause,  plaidé  les  cir- 
constances politiques  et  sollicité  l'ajournement  de  l'arrêt,  en  s'at- 


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LÀ   STATISTIQUE   EN   FRANCE.  83 

tendrissant  sur  l'ignorance  des  campagnes,  où  Ton  vote  si  bien,  et 
sur  les  préjugés  des  agriculteurs,  qui  ne  pourraient,  dit-on,  s'habi- 
tuer à  un  autre  régime.  Le  gouvernement,  qui,  par  le  traité  conclu 
avec  l'Angleterre,  vient  de  procéder  avec  tant  de  hardiesse  à  la  ré- 
forme des  tarifs  applicables  à  l'industrie,  ne  tardera  sans  doute  pas  à 
reprendre  la  question  du  tarif  des  céréales;  il  aura  plus  de  confiance 
dans  le  bon  sens  des  agriculteurs,  et  ceux-ci  comprendront  que,  s'il 
est  impossible  de  leur  garantir  de  bonnes  récoltes  et  des  prix  régu- 
liers, l'expédient  le  plus  simple  et  le  plus  eflScace  pour  prévenir  ou 
atténuer  les  crises  consiste  précisément  dans  la  liberté  du  com- 
merce, qui  agrandit  le  marché,  diminue,  en  les  partageant,  lespé- 
rils  de  la  hausse  et  de  la  baisse,  et  amortit  les  secousses  par  la  so- 
lidarité qu'elle  crée  entre  les  approvisionnemens  de  tous  les  pays. 
L'expérience  aura  bient6t  confirmé  les  indications  que  contiennent 
sur  ce  point  les  relevés  statistiques. 

Nous  arrivons  à  la  question  du  bétail,  et  pour  ne  pas  compliquer 
outre  mesure  ce  rapide  examen,  je  ne  m'occuperai  que  de  la  race 
bovine.  On  conviendra  qu'il  est  assez  difficile  de  savoir  combien  il 
existe  en  France  de  têtes  de  bétail.  De  quelle  manière  s'effectue  le 
recensement,  et  quelle  confiance  peut-il  inspirer?  Le  paysan  se 
livrera,  lui,  sa  femme  et  ses  enfans,  au  carnet  du  recenseur;  mais 
bien  souvent  il  s'abstiendra  d'associer  son  étable  à  cette  formalité 
administrative.  On  a  rencontré  cet  instinct  de  répugnance  partout 
où  l'on  a  voulu  se  rendre  compte  de  l'existence  du  bétail.  Le  gou- 
vernement anglais,  qui  depuis  quelques  années  essaie  d'organiser 
une  statistique  agricole  et  qui  a  déjà  expérimenté  divers  systèmes, 
s'est  convaincu  de  la  dissimulation  profonde  qui  règne  dans  les  cam- 
pagnes, lorsqu'il  s'agit  de  dénombrer  le  bétail.  Le  cultivateur  ne 
voit  dans  cette  enqpiête  qu'une  arrière-pensée  d'impôt.  L'administra- 
tion française  a-t-elle  été  plus  heureuse?  Il  faudrait  le  croire,  puis- 
qu'elle donne  des  chiffres,  reproduits  dans  l'ouvrage  de  M.  Block, 
pour  les  années  1812,  1829,  1839  et  1852.  Lors  du  recensement 
opéré  en  1852,  elle  a  trouvé  12,159,807  animaux  de  race  bovine, 
nombre  presque  double  de  celui  qui  avait  été  constaté  par  le  recen- 
sement de  1812.  Ce  total  est  merveilleux  de  précision;  les  statisti- 
ciens exacts  ne  se  contentent  pas  des  somnies  rondes  et  ne  nous  font 
point  grâce  des  unités.  L'avouerai -je  cependant?  une  telle  préci- 
sion m'effraie,  sans  qu'il  me  prenne  envie  de  contester  formellement 
les  chiffres,  car  il  me  faudrait  administrer  la  preuve  qu'ils  sont  ou 
trop  faibles  ou  exagérés,  et  mon  embarras  serait  grand.  Heureuse- 
ment il  n'est  pas  nécessaire  de  consulter  les  chiffres  du  dénombre- 
ment officiel  pour  établir  les  progrès  réalisés  dans  la  production  du 
gros  bétail.  11  existe  d'autres  moyens  d'appréciation.  Ainsi,  comme 
le  fait  remarquer  M.  Block ,  il  est  notoire  que  depuis  vingt  ans 


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8&  RETUE   DES  DEUX  MONDES. 

les  prairies  naturelles  et  artificielles  ont  pris  un  grand  développe- 
ment. En  outre  le  poids  moyen  des  bestiaux  présentés  sur  les  mar- 
chés a  évidemment  augmenté  ^  grâce  au  perfectionnement  des  mé- 
thodes d'élevage.  Enfin  la  consommation  de  la  viande  de  boucherie, 
dans  les  campagnes  comme  dans  les  villes,  s'est  sensiblement  ac- 
crue. La  consommation  des  campagnes  ne  peut  être  évaluée  d'une 
manière  rigoureuse,  mais  il  suffit  de  jeter  les  regards  autour  de  soi 
pour  observer  le  fait,  que  constatent  d'ailleurs  toutes  les  statistiques 
locales.  Quant  à  la  consommation  dans  les  villes,  elle  peut  être 
indiquée  assez  exactement,  car  ici  les  chiffres  de  la  statistique  re- 
posent sur  la  perception  des  droits  d'octroi.  Or,  dans  les  villes  de 
10,000  âmes  et  au-dessus,  la  quantité  de  viande  consommée  s'est 
accrue,  depuis  vingt  ans,  de  5  kilogrammes  environ  par  individu.  A 
Paris,  l'augmentation  a  été  beaucoup  plus  forte;  elle  représente, 
pour  la  viande  de  boucherie,  1&  kilogrammes,  tandis  qu'elle  a  été 
peu  importante  pour  la  viande  de  porc.  En  résumé,  de  61  kilo- 
grammes et  demi  par  tête  pour  la  période  1831  à  18&0,  la  consom- 
mation dans  la  capitale  s'est  élevée  à  76  kilogrammes  en  1858.  Il  est 
donc  incontestable  que  la  production  du  bétail  s'est  développée, 
qu'elle  s'est  améliorée,  que  sous  le  double  rapport  de  la  quantité  et 
de  la  qualité  l'agriculture  française  a  réalisé  des  progrès  sérieux,  pro- 
voqués par  les  demandes  toujours  croissantes  de  la  consommation. 
Cette  production  n'est  pas  au  niveau  des  besoins;  depuis  le  com- 
mencement du  siècle,  le  prix  de  la  viande  a  éprouvé  une  hausse 
considérable,  qui  excède  la  proportion  du  renchérissement  général 
résultant  de  l'élévation  du  prix  de  revient  et  de  la  dépréciation  mo- 
nétaire. On  peut  en  juger  par  la  statistique  du  prix  moyen  annuel 
de  la  viande  sur  pied  aux  marchés  de  Sceaux  et  de  Poissy  :  en  1810, 
le  kilogramme  de  bœuf  valait  97  centimes  ;  en  1855 ,  il  a  valu 
1  fr.  81  cent.  Cependant  il  y  a  eu ,  d'une  période  à  l'autre ,  une  vé- 
ritable révolution  dans  les  moyens  de  transport,  et  l'approvision- 
nement de  la  capitale  par  les  routes,  puis  par  les  chemins  de  fer, 
est  devenu  de  plus  en  plus  facile.  Certes  ce  mouvement  continu  de 
hausse,  qui  s'est  manifesté  à  peu  près  également  sur  tous  les  points 
du  territoire,  est  préjudiciable  pour  le  consommateur;  mais  si  l'on 
ne  considère  que  l'intérêt  du  producteur,  il  promet  à  l'agriculture 
une  source  abondante  de  bénéfices,  puisque  la  demande  est  et  sera 
longtemps  encore  supérieure  à  l'offre,  et  que  par  conséquent  le 
prix  de  vente  du  bétail  sera  largement  rémunérateur.  Combien  donc 
étaient  puériles  les  craintes  exprimées  en  1853,  lorsque,  par  un 
décret  provisoire  rendu  en  pleine  disette ,  le  gouvernement  eut 
l'idée  de  porter  la  main  sur  le  tarif  des  bestiaux  étrangers  et  de 
substituer  le  droit  de  3  francs  par  tête  à  la  taxe  de  50  francs,  qui 
datait  de  1822  !  Ne  disait-on  pas  que  l'agriculture  allait  périr  sous 


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LA  STATISTIQUE   BN   FEAKGE.  85 

le  coup  de  cette  innocente  réforme!  Le  bétail  étranger  devait  en- 
vahir le  sol  national ,  nos  prairies  et  nos  étables  deviendraient  dé- 
sertes ;  c'en  était  fait  de  cette  grande  et  belle  industrie  de  l'agri- 
culture, à  laquelle  une  fatale  application  du  libre-échange  préparait 
une  concurrence  mortelle!  Qu'y  avait-il  de  vrai  dans  toutes  ces  dé- 
clamations des  Cassandres  agricoles?  La  statistique  nous  l'apprend. 
Pendant  la  période  1827-1836,  l'importation  s^nuelle  des  bêtes  à 
cornes  avait  été  en  moyenne  de  A3,000  têtes,  et  l'exportation  de 
10,000  :  en  1858,  l'importation  a  atteint  100,000  têtes,  et  l'expor- 
tation 35,000.  Si  l'importation  a  plus  que  doublé,  l'exportation  a 
plus  que  triplé  au  profit  de  l'agriculture,  qui  a  trouvé  sur  les  mar- 
chés voisins  le  placement  plus  facile  de  ses  produits.  L'invasion  si 
«redoutée  des  bœufs  de  l'Allemagne  n'a  point  modéré  la  hausse  des 
prix ,  tant  les  besoins  de  la  consommation  étaient  impérieux,  et  la 
<X)nséquence  la  plus  certaine  du  décret  de  1853 ,  décret  qui  bien- 
tôt sans  doute  sera  remplacé  par  une  loi  consacrant  la  franchise 
complète,  a  été  de  déterminer  dans  les  contrées  limitrophes  le  ren- 
chérissement du  bétail.  Il  en  sera  toujours  amsi  pour  tous  les  pro- 
duits, lorsque  l'on  ouvrira  à  l'étranger  le  vaste  marché  de  la  France. 
L'accroissement  du  nombre  des  consommateurs,  c'est-à-dire  l'aug- 
mentation de  la  demande,  provoquera  la  hausse  :  c'est  un  fait  que 
l'économie  politique  enseigne,  que  la  statistique  démontre  de  la 
façon  là  plus  évidente ,  et  qui  doit  calmer  les  appréhensions  que 
provoquent  encore  les  réformes  de  douane.  La  baisse  des  prix  ne 
suit  pas  inunédiatement  une  réduction  de  tarif;  l'industrie  nationale 
a  devant  elle  le  temps  nécessaire  pour  s'organiser,  pour  s'armer 
contre  la  concurrence  étrangère,  et  les  réformes  douanières  ne  pro- 
duisent leur  plein  effet  à  l'avantage  du  consommateur  qu'au  moment 
où  la  baisse  est  sans  péril  pour  l'agriculteur  et  pour  le  fabricant. 

Tout  se  tient  et  s'enchaîne  dans  l'examen  des  problèmes  économi-  ^ 
ques.  On  voit  la  population  s'agglomérer  de  plus  en  plus  et  se  pres- 
ser dans  les  villes,  les  produits  augmenter  de  prix  malgré  leur  plus 
grande  abondance,  parce  que  la  consommation  urbaine,  favorisée  par 
le  taux  élevé  des  salaires,  est  plus  exigeante  que  ne  l'est  la  consom- 
mation rurale,  enfin  la  valeur  des  choses  et  des  services  attemdre 
des  cours  qui  semblent  en  contradiction  avec  le  perfectionnement 
des  moyens  et  instrumens  de  travail.  Si  nous  portons  nos  regards 
au-delà  de  nos  frontières,  nous  observons  les  mêmes  faits  se  repro- 
duisant avec  plus  ou  moins  d'intensité,  de  telle  sorte  qu'il  doit  exis- 
ter une  cause  générale  pour  ces  résultats,  dont  le  caractère  universel 
a  éveillé  l'attention  des  gouvememens  et  de  la  science.  Cette  cause, 
nous  croyons  qu'on  la  trouverait  surtout  dans  le  développement  ex- 
traordmau^  de  la  grande  industrie.  C'est  l'industrie  qui  peuple  les 
villes,  c'est  elle  qui  règle  le  taux  des  salaires,  et  qui,  tout  en  multi- 


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86  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

pliant  les  machines,  donne  tant  de  prix  au  travail  de  Thomnie.  Nous 
assistons  à  une  véritable  révolution  économique,  qui  marque  d'un 
signe  particulier  l'histoire  du  xix*  siècle,  et  dont  notre  génération  a  pu 
observer  les  phases,  déjà  si  rapides  et  si  merveilleuses,  aux  exposi- 
tions de  1851  et  1855.  Comment  dénombrer,  compter,  classer  ces 
quantités  infinies  de  produits  de  toute  nature  que  l'industrie  fabrique 
aujourd'hui  avec  une  incroyable  activité?  Comment  leur  appliquer 
les  procédés  de  la  statistique  et  les  soumettre  à  la  rigoureuse  loi  des 
chiffres?  La  tâche  est  plus  que  difficile,  et  cependant  on  l'a  brave- 
ment tentée  :  la  statistique  industrielle  n'a  rien  à  envier  à  la  statis- 
tique agricole  ;  elle  a  été  l'objet  de  nombreuses  études  dont  il  serait 
injuste  de  ne  pas  reconnaître  le  mérite.  Nous  citerons  en  première 
ligne  la  statistique  des  mines  et  celle  des  chemins  de  fer,  qui  contien- 
nent des  informations  très  détaillées  et  généralement  exactes  sur  la 
situation  de  deux  industries  dont  les  destinées  intéressent  par  tant  de 
points  la  prospérité  publique.  On  trouve  encore  de  précieux  rensei- 
gnemens  dans  les  enquêtes  qui,  à  diverses  époques,  ont  été  ouvertes 
par  le  gouvernement  sur  plusieurs  branches  d'industrie,  ainsi  que 
dans  les  rapports  publiés  à  la  suite  des  expositions.  Il  faut  également 
tenir  grand  compte  des  statistiques  entreprises  sous  la  direction  des 
municipalités  et  des  chambres  de  commerce,  et  ne  pas  oublier  les  tra- 
vaux consciencieux,  mais  trop  ignorés,  auxquels  se  livrent  quelques 
bénédictins  de  province  en  l'honneur  de  leur  ville  natale.  Toutefois 
ces  recherches,  s'appliquant  à  une  branche  particulière  d'industrie 
ou  ne  comprenant  que  d'étroits  espaces,  sont  tout  à  fait  insuffisantes 
pour  donner  une  idée,  môme  approximative,  du  chiflre  qui  repré- 
sente sur  toute  la  surface  du  territoire  l'ensemble  du  mouvement 
industriel.  L'administration,  avec  les  ressources  dont  elle  dispose, 
réussira  un  jour  à  compléter,  en  l'améliorant,  ce  grand  travail 
qu'elle  a  essayé  à  plusieurs  reprises,  sans  trop  de  succès  jusqu'ici. 
Les  chiffres  de  la  statistique  officielle  de  l'industrie,  publiée  en  1852 
par  le  ministère  du  commerce,  ont  été  souvent,  et  avec  raison, 
contestés,  sans  que  ces  critiques,  parfois  trop  vives,  doivent  dé- 
courager de  nouveaux  efforts.  La  tâche  est  si  malaisée  que  les  sta- 
tisticiens officiels  doivent  prévoir  bien  des  contradictions  lorsqu'ils 
endossent  la  responsabUité  des  renseignemens  qui  leur  arrivent, 
imparfaitement  contrôlés,  de  tous  les  points  de  la  France. 

Dans  le  chapitre  qu'il  a  consacré  à  la  statistique  de  l'industrie, 
M.  Block  cite  un  grand  nombre  de  chiffres  extraits  des  documens 
administratifs  ou  empruntés  aux  écrits  individuels  qui  méritent 
quelqpie  confiance;  mais  il  ne  se  pas  fait  illusion  sur  l'exactitude  des 
évaluations  qu'il  place  sous  nos  yeux,  et  il  exprime  plus  d'une  fois 
des  doutes  et  des  critiques  qui  nous  tiennent  utilement  en  garde 
contre  les  erreurs.  Après  beaucoup  de  recherches,  il  est  arrivé  à 


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UL  STATISTIQUE   EN   FRANCE.  87 

nous  donner  un  chiffre,  celui  de  onze  milliards,  comme  représentant 
la  valeur  des  produits  industriels,  et  d'après  lui  ces  onze  milliards 
se  partageraient  à  peu  près  par  moitié  entre  la  grande  et  la  petite 
industrie..  Le  chiflre  fourni  par  Chaptal  en  1812  n'atteignait  pas* 
deux  milliards;  mais  il  est  évident  que  ce  calcul  était  incomplet,  et 
on  y  a  relevé  de  nombreuses  omissions.  La  plus  récente  statistique 
officielle,  rédigée  d'après  des  renseignemens  qui  furent  recueillis 
en  18A7,  indique  cinq  milliards  et  demi.  Depuis  18&7,  l'industrie  a 
marché  à  pas  de  géant,  et  l'on  peut  affirmer  hardiment  que  l'impor- 
tance de  ses  produits  a  presque  doublé.  Quoi  qu'il  en  soit,  pour  cette 
portion  de  la  statistique,  nous  sommes  encore  dans  les  brouillards; 
l'esprit  se  trouble  devant  ces  milliards  que  les  statisticiens  savent  si 
habilement  grouper  et  faire  manœuvrer  en  colonnes,  et  il  vaut  mieux, 
en  vérité,  ne  point  nous  attaquer  à  ces  totaux  formidables  qui  nous 
écraseraient  de  leur  poids.  Essayons  seulement,  comme  peur  l'agri- 
culture, de  dégager  et  de  mettre  en  relief  quelques  faits  simples , 
faciles  à  constater,  qui  peuvent  nous  servir  d'indices  et  de  points 
de  repère  pour  apprécier  le  progrès  de  l'industrie.  Par  exemple, 
le  nombre  des  patentes  a  augmenté  de  plus  de  26  pour  100  de- 
puis 1847,  ce  qui  atteste  raccroi3sement  très  notable  de  la  popu- 
lation industiielle.  Depuis  la  même  époque,  le  nombre  des  bre- 
vets d'invention  sollicités  annuellement  a  plus  que  doublé.  Le 
nombre  et  la  force  des  machines  à  vapeur  ont  triplé  ;  la  consomma- 
tion de  la  houille,  qui  n'était  que  de  11  millions  d'hectolitres  en 
1815,  de  76  millions  en  1847,  a  atteint  120  millions  d'hectolitres 
en  1858.  En  un  mot,  tous  les  faits  qui  peuvent  être  établis  stric- 
tement par  des  chiffres  que  garantit  l'action  vigilante  ^et  impi- 
toyable du  fisc  démontrent  qu'il  y  a  eu,  depuis  quinze  ans,  dans 
les  mille  branches  du  travail  national,  un  accroissement  dont  les 
proportions  varient  généralement  du  double  au  triple.  Il  est  égale- 
ment indubitable  que  la  plus  forte  part  de  cet  accroissement  est  due 
au  développement  de  la  grande  industrie,  qui  tend  de  plus  en  plus 
à  se  substituer  aux  petits  ateliers.  Enfin  l'on  observe  dans  les  pro- 
duits manufacturés  le  phénomène  que  nous  avons  signalé  pour  les 
produits  agricoles  relativement  aux  prix  de  revient  et  aux  prix  de 
vente.  Ces  prix  n'ont  pas  baissé  autant  qu'il  aurait  été  permis  de  le 
supposer  d'après  les  perfectionnemens  de  la  fabrication,  secondée 
par  l'emploi  des  machines;  il  y  a  même  eu  hausse  sur  certains  pro- 
duits, car  ici  encore  les  besoins  de  la  consommation  sont  en  avant 
dès  ressources  de  la  production. 

Ainsi  le  bon  marché  nous  échappe,  sourd  à  nos  vœux  et  à  nos 
hommages  I  Vainement  l'économiste  lui  adresse-t-il,  au  nom  de  la 
science,  les  plus  ardentes  invocations;  en  vain  les  gouvernemens 
essaient-ils  de  sacrifier  successivement  sur  ses  autels  les  taxes  fis- 


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88  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

cales,  les  tarifs  de  douane,  les  prohibitions,  les  restrictions,  tout  ce 
qui  peut  l'effrayer  et  lui  faire  obstacle.  Il  est  toujours  bien  loin  de- 
vant nous,  ne  s* arrêtant  parfois  que  pour  reprendre  haleine,  et  se 
remettant  en  course  à  mesure  que  nous  nous  précipitons  pour  le 
saisir.  Le  libre-échange  lui-même  ne  l'atteindra  pas.  Qu'ils  se  ras- 
surent donc,  ces  industriels  si  prompts  à  s'effrayer  des  réformes 
douanières,  des  traités  de  commerce,  de  toutes  les  mesures  qui  sem- 
bleraient devoir,  par  la  concurrence,  amener  l'avilissement  des  prix  ! 
La  statistique  leur  démontre  que  la  réduction  d'un  tarif  n'est  point 
nécessairement  accompagnée  d'une  baisse  dans  la  valeur  des  pro- 
duits qui  s'échangent  sur  un  marché  agrandi.  Elle  leur  prouve  en 
même  temps  que  dans  tous  les  pays,  et  en  France  peut-être  plus 
qu'ailleurs,  les  mesures  libérales  qui  ont  accueilli  la  concurrence 
étrangère  ont  le  plus  souvent  été  suivies  d'une  reérudeacence  de 
travail^  qui  a  trouvé  dans  l'accroissement  de  la  consommation  géné- 
rale une  rémunération  lucrative  et  facile.  La  science  elle-même  peut 
s'éclairer  aux  lumières  que  prodigue  la  statistique  sur  ces  capri- 
cieuses évolutions  des  prix;  elle  y  apprendra  surtout  à  définir  mieux 
qu'elle  ne  l'a  fait  jusqu'ici  ce  que,  dans  le  langage  vulgaire  trop 
aisément  adopté  par  elle,  on  désigne  par  le  nom  de  bon  marché.  Le 
bon  marché  n'est  pas  ce  qu'un  vain  peuple  pense,  une  simple  dimi- 
nution du  prix  de  vente  évalué  en  monnaie  :  ainsi  entendu,  il  ne  pro- 
cure à  une  société  ni  l'aisance  ni  la  richesse;  il  n'est  point  démocra- 
tique, bien  qu'il  soit  si  populaire.  Non,  le  bon  marché  réside  surtout 
dans  l'abondance  du  travail,  qui  amène  naturellement  l'abondance 
et  l'élévation  du  salaire.  Qu'importe  que  le  prix  d'une  denrée  aug- 
mente, si  le  prix  du  salaire  avec  lequel  cette  denrée  se  paie  aug- 
mente dans  une  égale  proportion  ?  Et  si  la  valeur  des  services,  si  le 
salaire  s'élève  dans  une  proportion  plus  forte,  alors  se  manifeste 
effectivement  le  phénomène  du  bon  marché,  car  la  même  somme  de 
travail  correspond  à  une  plus  grande  faculté  de  consommation.  Il 
ne  faut  donc  pas  que  les  gouvernemens  s'obstinent  à  promettre  le 
bon  marché  tel  que  le  comprennent  les  préjugés  populaires  :  ils  ne 
tarderaient  pas  à  perdre  tout  crédit.  Qu'ils  s'en  tiennent  à  déve- 
lopper le  travail  intérieur,  à  faciliter  les  échanges  internationaux,  à 
ouvrir  largement  les  sources  de  la  production  et  les  portes  par  où 
les  produits  s'écoulent.  La  baisse  des  prix  ne  viendra  pas;  mais  la 
prospérité  générale  sera  plus  grande,  et  les  peuples  se  console- 
ront aisément  de  la  payer  plus  cher. 

La  statistique  du  commercé  de  la  France  n'est  pas  moins  incer- 
taine que  la  statistique  industrielle ,  si  l'on  s'attache  à  rechercher 
des  chiffres  exacts.  M.  Block  attribue  au  commerce  intérieur  une 
valeur  de  30  à  àO  milliards.  Il  calcule  que  les  marchandises  passent 
en  moyenne  par  trois  intermédiaires,  c'est-à-dire  donnent  lieu  à 


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LA   STATISTIQUE   EN  FRANCE.  89 

trois  Opérations  de  commerce  avant  d'arriver  au  consommateur;  la 
production  industrielle  étant,  suivant  lui,  de  11  milliards,  le  chiffre 
de  30  à  AO  milliards  pour  le  commerce  serait  assez  plausible.  Ce 
n'est  là  qu'  une  appréciation  générale  ;  mais  les  recherches  de  M.  Block 
ont  obtenu  sur  différens  points  des  résultats  plus  précis.  Les  publi- 
cations administratives  rendent  compte  des  quantités  de  marchan- 
dises qui  circulent  par  les  voies  fluviales  ou  qui  sont  transportées 
par  cabotage  entre  les  ports  français;  on  possède  également  des  in- 
formations approximatives  sur  le  commerce  des  villes  au  moyen  des 
registres  de  l'octroi.  Quant  à  la  statistique  des  chemins  de  fer,  qui 
jouent  aujourd'hui  un  si  grand  rôle  dans  les  opérations  du  com- 
merce, elle  fournit  le  chiffre  des  marchandises  transportées  à  grande 
et  à  petite  vitesse;  mais  les  compagnies  n'ont  pas  adopté  les  mêmes 
classifications  :  elles  ne  donnent  pas  toutes  le  détail  des  marchan- 
dises, et  il  serait  très  désirable  qu'elles  fussent  amenées  à  organiser 
sous  ce  rapport  un  système  uniforme  de  comptabilité.  Sans  nous 
engager  dans  la  sombre  région  des  chifires,  nous  nous  bornerons  à 
mentionner  deux  grands  totaux  qui  expriment  l'activité  respective 
des  transports  effectués  par  les  voies  fluviales  et  par  les  voies  fer- 
rées. Les  premières  ont  transporté  en  1857  52  millions  de  tonnes, 
et  les  secondes  12  millions.  On  voit  que  les  canaux  conservent  en- 
core une  grande  supériorité  sur  les  chemins  de  fer  quant  au  chiffre 
des  transports.  Le  cabotage  est  plus  sérieusement  menacé  :  depuis 
vingt  ans,  il  demeure  à  peu  près  stationnaire;  le  chiffre  annuel  de 
ses  transports  se  balance  entre  3  et  A  millions  de  tonnes.  Le  grand 
cabotage,  qui  s'effectue  d'une  mer  à  l'autre,  résiste  .diflicilement  à 
la  concurrence  des  voies  ferrées,  et  il  ne  pourra  se  maintenir  que 
s'il  appelle  la  vapeur  à  son  aide  en  transformant  ses  navires. 

Grâce  aux  renseignemens  très  complets  que  publie  l'administra- 
tion des  douanes,  on  peut  suivre  chaque  année  le  mouvement  du 
commerce  extérieur  de  la  France,  et  cette  étude,  que  n'a  point  né- 
gligée M.  Block,  offre  en  ce  moment  même  un  intérêt  particulier.  Le 
traité  conclu  avec  l'Angleterre  a  récemment  appelé  l'attention  sur 
l'état  de  notre  commerce  extérieur,  sur  la  concurrence  que  l'indus- 
trie nationale  est  appelée  à  soutenir,  sur  les  avantages  ou  les  périls 
qui  doivent  résulter  d'une  large  réforme  de  nos  tarifs.  La  statis- 
tique cette  fois  répond  de  la  manière  la  plus  précise  à  toutes  les 
questions  qu'on  lui  adresse,  et  elle  répond  de  manière  à  dissiper 
bien  des  alarmes.  Si  on  ne  lui  demande  que  des  chiffres  d'ensemble, 
elle  montre  le  commerce  de  la  France  s' élevant  progressivement 
de  moins  de  2  milliards  en  1850  à  plus  de  3  milliards  en  1858,  et 
l'exportation  des  produits  fabriqué»  figurant  pour  une  forte  part  dans 
cet  accroissement.  Si  on  l'interroge  sur  les  détails,  elle  prouve  que 
les  modérations  de  tarif  essayées  depuis  vingt  ans  ont  été  tout  à  fait 


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90  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inoffensives  pour  les  branches  d'industrie  qui  se  croyaient  frappées, 
le  travail  national  ayant  au  contraire  doublé  ses  forces  et  augmenté 
sa  production.  Enfin,  si  on  la  consulte  sur  les  relations  de  la  France 
avec  l'Angleterre ,  elle  révèle  un  développement  vraiment  extraor- 
dinaire de  nos  envois  d'articles  manufacturés  à  destination  de  ce 
pays  même ,  qui ,  au  dire  des  alarmistes ,  doit  nous  battre  infailli- 
blement sur  notre  propre  marché.  Certes,  s'il  y  a  ici  quelque  cou- 
pable, c'est  la  statistique,  très  claire  et  très  concluante,  qu'a  pu- 
bliée la  douane,  et  dans  laquelle  les  négociateurs  du  traité,  comme 
les  rédacteurs  du  nouveau  tarif,  n'ont  pas  manqué  de  puiser  leurs 
meilleurs  argumens.  Il  était  notoire  pour  tout  le  monde  que  l'in- 
dustrie française,  si  brillante  et  si  fière  d'elle-même  aux  expositions 
de  Londres  et  de  Paris,  avait  fait  de  grands  progrès  :  on  était  las  et 
humilié  de  cette  législation  douanière,  bardée  de  prohibitions  et  de 
taxes  excessives,  empreinte  encore  d'idées  de  guerre  ou  de  préjugés 
de  caste  :  par  instinct,  par  conviction,  par  respect  pour  de  grands 
principes  trop  longtemps  sacrifiés  à  de  vaines  frayeurs,  par  respect 
pour  le  principe  môme  de  la  protection  commerciale,  qui  veut  être 
appliqué  avec  discernement  et  mesure ,  on  désirait  modifier  enfin  ce 
vieux  régime,  apporter  quelques  tempéramens  à  l'inutile  rigueur  du 
tarif  et  introduire  en  quelque  sorte  dans  l'atmosphère  alourdie  quel- 
ques courans  d'air  libre.  Pourtant  la  réforme  eût  sans  doute  été  moins 
profonde  et  l'on  eût  marché  d'un  pas  moins  rapide  vers  la  liberté  des 
échanges,  qui  est  le  but  même  et  la  récompense  de  la  protection,  si 
la  statistique  douanière  n'avait  pas  été  là,  avec  ses  chiffres  impar- 
tiaux et  impassibles,  avec  ses  irréfutables  démonstrations  :  c'est  elle 
qui  a  dénoncé  l'abus  et  fait  la  lumière,  c'est  elle  encore  qui,  tra- 
duisant dans  son  bref  langage  les  destinées  de  notre  commerce,  jus- 
tifiera bientôt  le  nouveau  tarif. 

Tels  ëont  les  services  que  peut  et  doit  rendre  la  statistique  quand 
elle  est  bien  faite  :  elle  éclaire  les  questions ,  elle  prépare  et  motive 
les  plus  graves  mesures,  elle  vient  en  aide  aux  principes  faussés  ou 
méconnus,  et,  sous  la  forme  de  chiffres,  elle  fournit  aux  hommes 
d'état  de  vigoureuses  armes.  Il  ne  faut  donc  point  la  traiter  avec 
dédain,  et  si  trop  souvent  elle  est  le  point  de  mire  de  la  critique, 
c'est  qu'elle  ne  nous  sert  qu'à  la  condition  d'être  toujours  exacte, 
consciencieuse,  méthodique,  car  ses  erreurs  seraient  aussi  fatales 
que  ses  vérités  sont  salutaires.  La  statistique  se  mêle  à  tout,  elle 
touche  à  tout;  il  n'est  point,  dans  la  vie  sociale  ou  individuelle,  uq 
seul  fait,  un  seul  incident  qu'elle  ne  prétende  enregistrer  dans  ses 
archives.  Nous  sommes  donc  très  intéressés  à  ce  qu'elle  corrige  ses 
défauts  et  comble  ses  lacunes.  Il  importe  que  ce  budget  des  choses 
soit  avant  tout  une  vérité. 

G.  Lavôixée. 


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CONQUÊTE 

DE  LA  MER' 


I.  —  LE    HARPOn. 

«  Le  marin  qui  arrive  en  vue  du  Groenland  n'a,  dit  naïvement 
John  Ross,  aucun  plaisir  à  voir  cette  terre.  »  Je  le  crois  bien.  C'est 
d'abord  une  côte  de  fer,  d'aspect  impitoyable,  où  le  noir  granit  es- 
carpé ne  garde  pas  même  la  neige;  partout  ailleurs  des  glaces,  point 
de  végétation.  Cette  terre  désolée,  qui  nous  cache  le  pôle,  semble 
un  pays  de  mort  et  de  famine. 

Pendant  le  temps  très  court  où  l'eau  n'est  pas  gelée,  on  pourrait 
vivre  encore;  mais  elle  Test  neuf  mois  sur  douze.  Tout  ce  temps-là, 
que  faire?  et  que  manger?  On  ne  peut  guère  chercher.  La  nuit  dure 
plusieurs  mois,  et  parfois  si  profonde,  que  Kane,  entouré  de  ses 
chiens,  ne  les  retrouvait  qu'à  leur  souffle,  à  leur  haleine  humide. 
Dans  cette  longue  obscurité,  sur  cette  terre  désespérée,  stérile, 
vêtue  d'impénétrables  glaces,  errent  cependant  deux  solitaires  qui 
s'obstinent  à  vivre  là,  dans  l'horreur  d'un  monde  impossible.  L'un 
d'eux  est  l'ours  pécheur,  âpre  rôdeur  sous  sa  riche  fourrure  et  dans 
sa  graisse  épaisse,  qui  lui  permet  des  intervalles  de  jeûne.  L'autre, 
figure  bizarre,  fait  à  distance  l'effet  d'un  poisson  dressé  sur  la  queue, 
poisson  mal  conformé  et  gauche,  à  longues  nageoires  pendantes  :  ce 

(1)  Ce  brillant  tableau  des  premiers  progrès  de  la  grande  navigation  fait  partie  d*un 
nouvel  ouvrage  que  M.  Micbelet  doit  publier  sous  ce  titre  :  la  Mer,  et  qui  continuera 
dignement  ses  belles  études  d*bistoire  naturelle. 


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92  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

faux  poisson,  c'est  Thomme.  Ils  se  flairent  et  se  cherchent,  ils  ont 
faim  l'un  de  l'autre.  L'ours  fuit  parfois  pourtant,  décline  le  combat, 
croyant  l'autre  encore  plus  féroce  et  plus  cruellement  affamé. 

L'homme  qui  a  faim  est  terrible.  Armé  d'une  simple  arête  de  pois- 
son, il  poursuit  cette  béte  énorme;  mais  il  aurait  péri  cent  fois,  s'il 
n'avait  eu  à  manger  que  ce  redoutable  compagnon.  Il  ne  vécut  que 
par  un  crime.  La  terre  ne  donnant  rien,  il  chercha  vers  la  mer,  et 
comme  elle  était  close,  il  ne  trouva  à  tuer  que  son  ami  le  phoque. 
En  lui,  il  trouvait  concentrée  la  graisse  de  la  mer,  l'huile,  sans  la- 
quelle il  serait  mort  de  froid  encore  plus  que  de  faim. 

Le  rêve  du  Groenlandais,  c'est,  à  sa  mort,  de  passer  dans  la  lune, 
où  il  y  aura  du  bois  de  chauffage,  le  feu,  la  lumière  du  foyer.  L'huile 
ici-bas  tient  lieu  de  tout  cela.  Bue  à  flots,  elle  le  réchauffe  :  grand 
contraste  entre  l'homme  et  les  amphibies  somnolens,  qui,  même  en 
ce  climat,  savent  vivre  sans  grandes  souffrances.  L'œil  doux  du  pho- 
que l'indique  assez.  Nourrisson  de  la  mer,  il  est  toujours  en  rapport 
avec  elle.  Il  y  reste  des  interstices  où  l'excellent  nageur  sait  se  pour- 
vohr.  Tout  lourd  qu'on  le  croirait,  il  monte  adroitement  sur  un  gla- 
çon et  se  fait  voiturer.  Épaisse  de  mollusques,  grasse  d'atomes  ani- 
més, l'eau  nourrit  richement  le  poisson  pour  l'usage  du  phoque, 
qui,  bien  repu,  s'endort  sur  son  rocher  d'un  lourd  sommeil  que  rien 
ne  rompt. 

La  vie  de  l'homme  est  toute  contraire.  Il  semble  être  là  malgré 
Dieu,  maudit,  et  tout  lui  fait  la  guerre.  Sur  les  photographies  que 
nous  avons  de  l'Esquimau,  on  lit  sa  destinée  terrible  dans  la  fixité 
du  regard,  dans  son  œil  dur  et  noir,  sombre  comme  la  nuit.  Il  sem- 
ble pétrifié  d'une  vision,  du  spectacle  habituel  d'un  infini  lugubre. 
Cette  nature  de  terreur  éternelle  a  couvert  d'un  masque  d'airain  sa 
forte  intelligence,  rapide  cependant  et  pleine  d' expédions  dans  une 
vie  de  dangers  imprévus. 

Qu'aurait-il  fait?  Sa  famille  avait  faim  et  ses  enfans  criaient;  sa 
femme,  enceinte,  grelottait  sur  la  neige.  Le  vent  du  pôle  leur  jetait 
infatigablement  ce  déluge  de  givre,  ce  tourbillon  de  fines  flèches  qui 
piquent  et  entrent,  hébètent,  font  perdre  la  voix  et  le  sens.  La  mer 
fermée,  plus  de  poisson.  Mais  le  phoque  était  là.  Et  que  de  poissons 
dans  un  phoque,  quelle  richesse  d'huUe  accumulée!  Il  était  là  en- 
dormi, sans  défense.  Môme  éveillé,  il  ne  fuit  guère.  Il  se  laisse  ap- 
procher, toucher.  Il  faut  le  battre,  si  on  veut  l'éloigner.  Ceux  qu'on 
prend  jeunes,  on  a  beau  les  rejeter  à  la  mer,  ils  vous  suivent  obsti- 
nément. Une  telle  facilité  dut  troubler  l'homme  et  le  faire  hésiter, 
combattre  la  tentation.  Enfin  le  froid  vainquit,  et  il  fit  cet  assassi- 
nat. Dès  lors  il  fut  riche  et  vécul. 

La  chair  nourrit  ces  affamés.  L'huile,  absorbée  à  flots,  les  ré- 


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COMQUtTE   DE   LA   MEB.  03 

chauffa.  Leà  os  servirent  à  mille  usages  domestiques.  Des  fibres  on 
fit.des  cordes  et  des  filets.  La  peau  du  phoque,  coupée  à  la  taille  de 
la  femme,  la  couvrit  frissonnante.  Même  habit  pour  les  deux,  sauf 
la  pointe  un  peu  basse  qu'elle  allonge,  plus  un  petit  ruban  de  cuir 
rouge  qu'elle  met  galamment  en  bordure  pour  plaire  et  pour  être 
aimée.  Mais  ce  qui  fut  bien  plus  utile,  c'est  qu'industrieusement,  de 
peaux  cousues,  ils  firent  la  machine  légère,  forte  pourtant,  où  cet 
homme  intrépide  ose  monter,  et  qu'il  nomme  une  barque  :  misérable 
petit  véhicule  long,  mince,  et  qui  ne  pèse  rien.  11  est  très  strictement 
fermé,  sauf  un  trou  où  le  rameur  se  met,  serrant  la  peau  à  sa  cein- 
ture. On  gagerait  toujours  que  cela  va  chavirer...  Mais  point.  Il 
file  comme  une  flèche  sur  le  dos  de  la  vague,  disparaît,  reparaît, 
dans  les  remous  durs,  saccadés,  que  font  les  glaces  autour,  entre  les 
montagnes  flottantes. 

Homme  et  canot,  c'est  un.  Le  tout  est  un  poisson  artificiel;  mais 
qu'il  est  inférieur  au  vrai  !  Il  n'a  pas  l'appareil,  la  vessie  natatoire 
qui  soutient  l'autre,  le  fait  à  volonté  lourd  ou  léger.  Il  n'a  pas 
l'huile  qui,  plus  légère  que  l'eau,  veut  toujours  surnager  et  remon- 
ter à  la  surface.  Il  n'a  pas  surtout  ce  qui  fait,  chez  le  vrai  poisson, 
la  vigueur  du  mouvement,  sa  vive  contraction  de  l'épine  dorsale 
pour  frapper  de  forts  coups  de  queue.  Ce  qu'il  imite  seulement,  fai- 
blement, ce  sont  les  nageoires.  Ses  rames,  qui  ne  sont  pas  serrées 
au  corps,  mais  mues  au  loin  par  un  long  bras,  sont  bien  molles  en 
comparaison,  et  bien  promptes  à  se  fatiguer.  Qui  répare  tout  cela? 
La  terrible  énergie  de  l'homme,  et  sous  ce  masque  fixe,  sa  vive  rai- 
son, qui  par  éclairs  décide,  invente  et  trouve  de  minute  en  minute, 
remédie  sans  cesse  aux  périls  de  cette  peau  flottante  qui  seule  le 
défend  de  la  mort. 

Très  souvent  on  ne  peut  passer;  on  trouve  une  barre  de  glace. 
Alors  les  rôles  changent  :  la  barque  portait  l'homme,  et  maintenant 
il  porte  la  barque,  la  prend  sur  son  épaule,  traverse  la  glace  cra- 
quante et  se  remet  à  flot  plus  loin.  Parfois  des  monts  flottans,  ve- 
nant à  sa  rencontre,  n'offrent  entre  eux  que  d'étroits  corridors  qui 
s'ouvrent,  se  ferment  tout  à  coup.  Il  peut  y  disparaître,  s'ensevelir 
vivant.  Il  peut,  de  moment  en  moment,  voir  les  deux  murs  bleuâ- 
tres s' approchant  peser  sur  sa  barque,  sur  lui,  d'une  si  épouvan- 
table pression  qu'il  en  soit  aminci  jusqu'à  l'épaisseur  d'un  cheveu. 
Un  grand  navire  eut  cette  destinée.  Il  fut  coupé  en  deux,  les  deux 
moitiés  écrasées,  aplaties. 

Ils  assurent  que  leurs  pères  ont  péché  la  baleine.  Moins  miséra- 
bles alors,  leur  terre  étant  moins  froide,  ils  s'ingéniaient  mieux, 
avaient  du  fer  sans  doute  $  peut-être  il  leur  venait  de  Norvège  ou 
d'Islande.  Les  baleines  ont  toujours  surabondé  aux  mers  du  Groën- 


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OA  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

land  :  grand  objet  de  concupiscence  pour  ceux  dont  Thuile  est  le 
premier  besoin!  Le  poisson  la  donne  par  gouttes,  le  phoque  par 
flots,  la  baleine  en  montagne. 

Ce  fut  un  homme,  celui  qui  le  premier  tenta  un  pareil  coup,  qui, 
mal  monté,  mal  armé,  et  la  mer  grondant  sous  ses  pieds,  dans  les 
ténèbres,  dans  les  glaces,  seul  à  seul,  joignit  le  colosse;  —  celui 
qui  se  fia  tellement  à  sa  force  et  à  son  courage,  à  la  vigueur  du  bras, 
à  la  raideur  du  coup,  à  la  pesanteur  du  harpon;  —  celui  qui  crut 
qu'il  percerait  et  la  peau  et  le  mur  de  lard,  la  chair  épaisse;  — 
celui  qui  crut  qu  à  son  réveil  terrible,  dans  la  tempête  que  le  blessé 
fait  dese?  sauts  et  de  ses  coups  de  queue,  il  n'allait  pas  Tengouffrer 
avec  lui.  Comble  d'audace!  il  ajoutait  un  câble  à  son  harpon  pour 
poursuivre  sa  proie,  bravait  l'elTroyahle  secousse,  sans  songer  que 
la  bête  pouvait  descendre  brusquement,  s'enfuir  en  profondeur, 
plonger  la  tète  en  bas. 

Il  y  a  un  bien  autre  danger  :  c'est  qu'au  lieu  de  la  baleine,  on  ne 
trouve  à  sa  place  l'ennemi  de  la  baleine,  la  terreur  de  la  mer,  le 
cachalot,  f  1  n'est  pas  grand,  n'a  guère  que  soixante  ou  quatre-vingts 
pieds.  Sa  tête,  à  elle  seule,  fait  le  tiers,  vingt  ou  vingt-cinq.  Dans 
ce  cas,  malheur  au  pêcheur  l  c'est  lui  qui  devient  le  poisson,  il  est 
la  proie  du  monstre.  Celui-ci  a  quarante-huit  dents  énormes  et 
d'horribles  mâchoires,  à  tout  dévorer,  homme  et  barque.  11  semble 
ivre  de  sang;  sa  rage  aveugle  épouvante  tous  les  cétacés,  qui  fuient 
en  mugissant,  s'échouent  même  au  rivage,  se  cachent  dans  le  sable 
ou  la  boue.  Mort  même,  ils  le  redoutent,  n'osent  approcher  de  son 
cadavre.  La  plus  sauvage  espèce  de  cachalot  est  l'ourque  ou  le 
physeter  des  anciens,  tellement  craint  des  Islandais  qu'ils  n'osaient 
le  nommer  en  mer  de  peur  qu'il  n'entendît  et  n'arrivât.  Ils  croyaient 
au  contraire  qu'une  espèce  de  baleine,  la  jubarte,  les  aimait,  les 
protégeait,  et  provoquait  le  monstre  afin  de  les  sauver. 

Plusieurs  disent  que  les  premiers  qui  affrontèrent  une  si  effrayante 
aventure  devaient  être  exaltés,  excentriques  et  cerveaux  brûlés.  La 
chose,  selon  eux,  n'aurait  pas  commencé  par  les  sages  hommes  du 
Nord,  mais  par  nos  Basques,  les  héros  du  vertige.  Marcheurs  ter- 
ribles, chasseui-s  du  Mont-Perdu  et  pêcheurs  effrénés,  ils  couraient 
en  batelet  leur  mer  capricieuse,  le  golfe  ou  gouffre  de  Gascogne. 
Ils  y  péchaient  le  thon;  ils  y  virent  jouer  des  baleines  et  se  mirent 
à  courir  après,  comme  ils  s'acharnent  après  l'izard  dans  les  fon- 
drières, les  abîmes,  les  plus  affreux  casse-cous.  Cet  énorme  gibier, 
énormément  tentant  pour  sa  grosseur,  pour  la  chance  et  pour  le 
péril,  ils  le  chassèrent  à  mort  et  n'importe  où,  quelque  part  qu'il 
les  conduisît.  Sans  s'en  apercevoir,  ils  poussaient  jusqu'au  pôle.  Là, 
le  pauvre  colosse  croyait  en  être  quitte,  et,  ne  supposant  pas  sans 


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CONQUÊTE   DE  LA  MER.  05 

doute  qu'on  pût  être  si  fou,  il  dormait  tranquillement,  quand  nos 
étourdis  héroïques  approchaient  sans  souffler.  Serrant  sa  ceinture 
rouge,  le  plus  fort,  le  plus  leste  s'élançait  de  la  barque,  et  sur  ce 
dos  immense,  sans  souci  de  sa  vie    d'un  han!  enfonçait  le  harpon. 


II.  —  D^CODVBRTB  DES  TDOIS  OCEANS. 

Qui  a  ouvert  aux  hommes  la  grande  navigation?  qui  révéla  la 
mer,  en  marqua  les  zones  et  les  voies?  enfin  qui  découvrit  le  globe? 
La  baleine  et  le  baleinier  :  tout  cela  bien  avant  Colomb  et  les  fa- 
meux chercheurs  d'or  qui  eurent  toute  la  gloire,  retrouvant  à  grand 
bruit  ce  qu'avaient  trouvé  les  pêcheurs. 

La  traversée  de  l'Océan,  que  l'on  célébra  tant  au  xv«  siècle,  s'était 
faite  souvent  par  le  passage  étroit  d'Islande  en  Groenland,  et  même 
par  le  large,  car  les  Basques  allaient  à  Terre-Neuve.  Le  moindre 
danger  était  la  traversée  pour  des  gens  qui  cherchaient  au  bout  du 
monde  ce  suprême  danger,  le  duel  avec  la  baleine.  S'en  aller  dans 
les  mers  du  Nord,  se  prendre  corps  à  corps  avec  la  montagne  vi- 
vante, en  pleine  nuit,  et  on  peut  dire  en  plein  naufrage,  le  pied  sur 
elle  et  le  gouffre  dessous,  ceux  qui  faisaient  cela  étaient  assez  trem- 
pés de  cœur  pour  prendre  en  grande  insouciance  lesévéncmens  or- 
dinaires de  la  mer.  Noble  guerre,  grande  école  de  courage,  cette 
pêche  n'était  pas  comme  aujourd'hui  un  carnage  facile  qui  se  fait 
prudemment  de  loin  avec  une  machine  :  on  frappait  de  sa  main,  on 
risquait  vie  pour  vie.  On  tuait  peu  de  baleines,  mais  on  gagnait  in- 
finiment en  habileté  maritime,  en  patience,  eu  sagacité,  en  intrépi- 
dité. On  rapportait  moins  d'huile  et  plus  de  gloire. 

Chaque  nation  se  montrait  là  dans  son  génie  particulier.  On  la 
reconnaissait  à  ses  allures.  Il  y  a  cent  formes  de  courage,  et  leurs 
variétés  graduées  étaient  comme  une  gamme  héroïque  :  —  au  nord, 
les  Scandinaves,  les  races  rousses  (de  Nor\ége  en  Flandie),  leur 
sanguine  fureur;  —  au  midi,  l'élan  basque  et  la  folie  lucide  qui  lés 
guida  si  bien  autour  du  monde;  —  au  centre,  la  fermeté  bretonne, 
muette  et  patiente,  mais  à  l'heure  du  danger  d'une  excentricité 
sublime;  —  enfin  la  sagesse  normande,  armée  de  l'association  et  de 
toute  prévoyance,  courage  calculé,  bravant  tout,  mais  pour  le  suc- 
cès. Telle  était  la  beauté  de  l'homme  dans  cette  manifestation  sou- 
veraine du  courage  humain. 

On  doit  beaucoup  à  la  baleine  :  sans  elle,  les  pécheurs  se  seraient 
tenus  à  la  côte,  car  presque  tout  poisson  est  riverain  ;  c'est  elle  qui 
les  émancipa,  et  les  mena  partout.  Ils  allèrent,  entraînés,  au  large, 
et,  de  proche  en  proche,  si  loin,  qu'en  la  suivant  toujours  ils  se 


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06  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trouvèrent  avoir  passé,  à  leur  insu,  d'un  monde  à  Tautre.  Il  y  avmt 
moins  de  glace  alors,  et  ils  assurent  avoir  touché  le  pôle  (à  sept 
lieues  seulement  de  distance).  Le  Groenland  ne  les  séduisit  pas  :  ce 
n'est  pas  la  terre  qu'ils  cherchaient,  mais  la  mer  seulement  et  les 
routes  de  la  baleine.  L'Océan  est  son  gite,  et  elle  s'y  promène,  en 
large  surtout.  Chaque  espèce  habite  de  préférence  une  certaine  la- 
titude, une  zone  d'eau  plus  ou  moins  froide.  Voilà  ce  qui  traça  les 
grandes  divisions  de  l'Atlantique. 

La  populace  des  baleines  inférieures,  qui  ont  une  nageoire  sur  le 
dos  (baléinoptères),  se  trouve  au  plus  chaud  et  au  plus  froid,  sous 
la  ligne  et  aux  mers  polaires.  Dans  la  grande  région  intermédiaire, 
le  cachalot  féroce  incline  au  sud,  dévaste  les  eaux  tièdes.  Au  con- 
traire, la  baleine  franche  les  craint,  ou  les  craignait  plutôt,  car  elle 
est  si  rare  aujourd'hui  !  Nourrie  spécialement  de  mollusques  et  autres 
vies  élémentahres,  elle  les  cherchait  dans  les  eaux  tempérées,  un 
peu  au  nord.  Jamais  on  ne  la  trouvait  dans  le  chaud  courant  du  midi; 
c'est  ce  qui  fit  remarquer  le  courant,  et  amena  cette  découverte  es- 
sentielle de  la  vraie  voie  d'Amérique  en  Europe.  D'Europe  en  Amé- 
rique, on  est  poussé  par  les  vents  alizés. 

Si  la  baleine  franche  a  horreur  des  eaux  chaudes  et  ne  peut  pas- 
ser l'équateur,  elle  ne  peut  tourner  l'Amérique.  Comment  donc  se 
fait-il  qu'une  baleine  blessée  de  notre  côté  dans  l'Atlantique  se  re- 
trouve parfois  de  l'autre,  entre  l'Amérique  et  l'Asie?  C'est  qu'un  pas- 
sage existe  au  nord  :  seconde  découverte,  vive  lueur  jetée  sur  la 
forme  du  globe  et  la  géographie  des  mers. 

De  proche  en  proche,  la  baleine  nous  a  menés  partout.  Rare  au- 
jourd'hui, elle  nous  fait  fouiller  les  deux  pôles,  du  dernier  coin  du 
Pacifique  au  détroit  de  Behring,  et  l'infmi  des  eaux  antarctiques.  Il 
est  même  une  région  énorme  qu'aucun  vaisseau  d'état  ni  de  com- 
merce ne  traverse  jamais,  à  quelques  degrés  au-delà  des  pointes 
d'Amérique  et  d'Afrique.  Nul  n'y  va  que  les  baleiniers. 

Si  Ton  avait  voulu,  on  eût  fait  bien  plus  tôt  les  grandes  décou- 
vertes du  xv*'  siècle.  Il  fallait  s'adresser  aux  rôdeurs  de  la  mer,  aux 
Basques,  aux  Islandais  ou  Norvégiens,  à  nos  Normands.  Pour  des 
raisons  diverses,  on  s'en  défiait.  Les  Portugais  ne  voulaient  em- 
ployer que  des  hommes  à  eux,  et  de  l'école  qu'ils  avaient  formée. 
Ils  craignaient  nos  Normands,  qu'ils  chassaient  et  dépossédaient  de 
la  côte  d'Afrique.  D'autre  part,  les  rois  de  Castille  tinrent  toujours 
pour  suspects  leurs  sujets  les  Basques,  qui,  par  leurs  privilèges, 
étaient  comme  une  république,  et  de  plus  passaient  pour  des  têtes 
dangereuses,  indomptables.  C'est  ce  qui  fit  manquer  à  ces  princes 
plus  d'une  entreprise.  Ne  parlons  que  d'une  seule,  l'invincible  Ar^ 
mada.  Philippe  II,  qui  avait  deux  vieux  amiraux  basques,  la  fitcom- 


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CONQUÊTE   DE   LA  MER.  &7 

mander  par  un  Castillan.  On  agit  contre  leur  avis  :  de  là  le  grand 
désastre. 

Une  maladie  terrible  avait  éclaté  au  xy*  siècle,  la  faim,  la  soif  de 
Tor,  le  besoin  absolu  de  l'or.  Peuples  et  rois,  tous  pleuraient  pour 
l'or.  Il  n*y  avait  plus  aucun  moyen  d'équilibrer  les  dépenses  et  les 
recettes.  Fausse  monnaie,  cruels  procès  et  guerres  atroces,  on  em- 
ployait toiït;  mais  point  d'or.  Les  alchimistes  en  promettaient,  et  on 
allait  en  faire  dans  peu;  mais  il  fallait  attendre.  Le  fisc,  comme  un 
lion  furieux  de  faim,  mangeait  des  Juifs,  mangeait  des  Maures,  et 
de  cette  riche  nourriture  il  ne  lui  restait  rien  aux  dents.  Les  peuples 
étaient  de  même.  Maigres  et  sucés  jusqu'à  l'os,  ils  demandaient, 
imploraient  un  miracle  qui  ferait  venir  l'or  du  ciel. 

On  connaît  le  très  beau  conte  de  Sindbad  dans  les  Mille  et  Une 
NuitSy  son  début,  d'histoire  éternelle,  qui  se  renouvelle  toujours.  Le 
pauvre  travailleur  Hindbad,  le  dos  chargé  de  bois,  entend  de  la  rue 
les  concerts,  les  galas  qui  se  font  au  palais  de  Sindbad,  le  grand 
voyageur  enrichi.  Il  se  compare,  envie  ;  l'autre  lui  raconte  tout  ce 
<ju'il  a  souffert  pour  conquérir  de  l'or.  Hindbad  est  effrayé  du  récit. 
L'effet  total  du  conte  est  d'exagérer  les  périls,  mais  aussi  les  profits 
de  cette  grande  loterie  des  voyages,  et  de  décourager  le  travail  sé- 
dentaire. 

La  légende  qui,  au  xv®  siècle,  brouillait  toutes  les  cervelles,  c'é- 
tait un  réchauffé  de  la  fable  des  Hespérides,  un  Eldorado,  terre  de 
l'or,  qu'on  plaçait  dans  les  Indes,  et  qu'on  soupçonnait  être  le  paradis 
terrestre,  subsistant  toujours  ici-bas.  Il  ne  s'agissait  que  de  le  trou- 
ver. On  n'avait  garde  de  le  chercher  au  nord;  voilà  pourquoi  on  fit 
si  peu  d'usage  de  la  découverte  de  Terre-Neuve  et  du  Groenland. 
Au  midi,  au  contraire,  on  avait  déjà  trouvé  en  Afrique  de  la  poudre 
d'or;  cela  encourageait.  Les  rêveurs  et  les  érudits  d'un  siècle  pé- 
dantesque  entassaient,  commentaient  les  textes,  et  la  découverte, 
peu  difficile  d'elle-même,  le  devenait  à  force  de  lectures,  de  ré- 
flexions, d'utopies  chimériques.  Cette  terre  de  l'or  était-elle,  n'é- 
tait-elle pas  le  paradis?  Était-elle  à  nos  antipodes,  et  avions-nous 
des  antipodes?...  A  ce  mot,  les  docteurs,  les  robes  noires,  arrêtaient 
les  savans,  leur  rappelaient  que  là-dessus  la  doctrine  de  l'église 
.était  formelle,  l'hérésie  des  antipodes  ayant  été  expressément  con- 
damnée. Voilà  une  grave  difficulté!  On  était  arrêté  court. 

Pourquoi  l'Amérique,  déjà  découverte,  se  trouva-t-elle  encore  si 
difficile  à  découvrir?  C'est  qu'on  désirait  à  la  fois  et  qu'on  craignait 
de  la  trouver. 

Le  savant  libraire  italien  Colomb  était  bien  sûr  de  son  affaire.  U 
avait  été  en  Islande  recueillir  les  traditions,  et  d'autre  part  les  Bas- 
ques lui  disaient  tout  ce  qu'ils  savaient  de  Terre-Neuve.  Un  Gali- 

TOMZ  XXU.  7 


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08  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cien  y  avait  été  jeté  et  y  avait  habité.  Colomb  prit  pour  associés  des- 
pilotes établis  en  Andalousie,  les  Pinzone,  qu'on  croit  être  identi- 
ques aux  Pinçon  de  Dieppe. 

Ce  dernier  point  est  vraisemblable.  Nos  Normands  et  les  Basques» 
sujets  de  la  Castille,  étaient  en  intime  rapport.  Cfe  -sont  ceux-ci, 
nommés  Castillans,  qui,  sous  le  Normand  Bétbencourt,  firent  la  cé- 
lèbre expédition  des  Canaries.  Nos  rois  donnèrent  dès  privilèges  aux 
Castillans  établis  à  Hônfleur  et  à  Dieppe;  les  Dieppois  avaient,  de 
leur  côté,  des  comptoirs  à  Séville.  Il  n'est  pas  sûr  qu'un  Diep- 
pois ait  trouvé  l'Amérique  quatre  ans  avant  Colomb,  mais  il  est 
presque  sûr  que  ces  Pinzone  d'Andalousie  étaient  des  armateurs 
normands. 

Ni  Basques,  ni  Normands,  n'auraient  pu,  en  leur  propre  nom,  se 
faire  autoriser  par  la  Castille.  Il  fallut  un  Italien  habile  et  éloquent, 
un  Génois  obstiné,  qui  poursuivît  quinze  ans  la  chose,  qui  trouvât  le 
moment  unique,  saisît  Toccasion,  sût  lever  le  scrupule.  Le  moment 
fut  celui  où  la  ruine  des  Maures  coûta  si  cher  à  la  Castille,  où  l'on 
criait  de  plus  en  plus  :  «De  l'or!  »  Le  n^oment  fut  celui  où  l'Es- 
pagne victorieuse  frémissait  de  sa  guerre  de  croisade  et  d'inquisi- 
tion. L'Italien  saisit  ce  levier,  fut  plus  dévot  que  les  dévots;  il  agit 
par  l'église  même  :  on  fit  scrupule  à  Isabelle  de  laisser  tant  de  na- 
tions païennes  dans  les  ombres  de  la  mort.  On  lui  démontra  claire- 
ment que  découvrir  la  terre  de  l'or,  c'était  se  mettre  à  même  d'ex- 
terminer le  Turc  et  reprendre  Jérusalem. 

On  sait  que,  sur  trois  vaisseaux,  les  Pmçon  en  fournirent  deux 
et  les  menèrent  eux-mêmes.  Ils  allèrent  en  avant.  L'un  d'eux,  il  est 
vrai,  se  trompa;  mais  les  autres,  François  Pinçon  et  son  jeune  frère 
Yîncent,  pilote  du  vaisseau  la  7V//w,  firent  signe  à  Colomb  qu'ils  de- 
vaient le  suivre  au  sud-ouest  (12  octobre  1492).  Colomb,  qui  allait 
droit  à  l'ouest,  eût  rencontré  dans  sa  plus  grande  force  le  courant 
chaud  qui  va  des  Antilles  à  l'Europe.  Il  n'aurait  traversé  ce  mur 
liquide  qu'avec  grande  difficulté.  Il  eût  péri  ou  navigué  si  lentement 
que  son  équipage  se  fût  révolté.  Au  contraire,  les  Pinçon;  qui  peut- 
être  avaient  là-dessus  des  traditions,  naviguèrent  comme  s'ils  avaient 
connaissance  de  ce  courant;  ils  ne  l'affrontèrent  pas  à  sa  sortie, 
mais,  déclinant  au  sud,  ils  passèrent  sans  peine,  et  abordèrent  au 
lieu  même  où  les  vents  alizés  poussent  les  eaux  d'Afrique  en  Amé- 
rique, aux  parages  d'Haïti.  Ceci  est  constaté  par  le  journal  même  de 
Colomb^  qui  franchement  avoue  que  les  Pinçon  le  dirigèrent. 

Qui  vit  le  premier  l'Amérique?  Un  matelot  des  Pinçon,  si  l'on  en 
croit  l'enquête  royale  de  1513. 

Il  semblait  d'après  tout  cela  qu'une  forte  part  du  gain  et  de  la 
gloire  eût  dû  leur  revenir.  Ils  plaidèrent  j  mais  le  roi  jugea  en  faveur 


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CONQUÊTE   DE   LA  MER\  99 

de  Colomb.  Pourquoi?  Parce  que  vraisemblablement  les  Pinçon 
étaient  des  Normands,  et  que  l'Espagne  aima  mieux  reconnaître  le 
droit  d'un  Génois  sans  consistance  et  sans  patrie  que  celui  des  Fran- 
çais, de  la  grande  nation  rivale,  des  sujets  de  Louis  XII  et  de  Fran- 
çois I"*,  qui  un  jour  auraient  pu  transférer  ce  di*oit  à  leurs  maîtres. 
IJn  des  Pinçon  mourut  de  désespoir. 

Au  fait,  qui  avait  levé  le  grand  obstacle  des  répugnances  reli- 
gieuses, fait  décider  l'expédition  avec  tant  d'éloquence,  d'adresse 
et  de  persévérance?  Colomb,  le  seul  Colomb.  11  était  le  vrai  créateur 
de  l'entreprise,  et  il  en  fut  aussi  ^exécuteur  très  héroïque.  Il  mérite 
la  gloire  qu'il  garde  dans  la  postérité. 

Je  crois  pourtant,  comme  M.  Jules  de  Blosseville  (un  noble  cœur, 
bon  juge  des  grandes  choses),  je  crois  qu'il  n'y  eut  réellement  de  dif- 
ficile en  ces  découvertes  que  le  tour  du  monde,  l'entreprise  de  Magel- 
lan et  de  son  pilote,  le  Basque  Sébastien  del  Cano.  Le  plus  brillant, 
le  plus  facile,  avait  été  la  traversée  de  l'Atlantique  sous  le  souflle  des 
vents  alizés,  la  rencontre  de  l'Amérique,  dès  longtemps  découverte 
au  nord.  Les  Portugais  firent  une  chose  bien  moins  extraordinaire 
-encore  en  mettant  tout  un  siècle  à  découvrh*  la  côte  occidentale  de 
l'Afrique.  Nos  Normands,  en  peu  de  temps,  en  avaient  trouvé  la 
moitié.  Malgré  ce  qu'on  a  dit  de  l'école  de  Lisbonne  et  de  la  louable 
persévérance  du  prince  Henri,  qui  la  créa,  le  Vépitien  Cadamosto 
témoigne  dans  sa  relation  du  peu  d'habileté  des  pilotes  portugais. 
Dès  qu'ils  en  eurent  un  vraiment  hardi  et  de  génie,  Barthélémy 
Diaz,  qui  doubla  le  Cap,  ils  le  remplacèrent  par  Gama,  un  grand 
seigneur  de  la  maison  du  roi,  homme  de  gueiTe  surtout.  Ils  étaient 
plus  préoccupés  de  conquêtes  à  faire  et  de  trésors  à  prendre  que  de 
découvertes  proprement  dites.  Gama  fut  admirable  de  courage, 
mais  il  ne  fut  que  trop  fidèle  aux  ordres  qu'il  avait  de  ne  souffrir 
personne  dans  les  mêmes  mers.  Un  vaisseau  de  pèlerins  de  La  Mec- 
que, tout  chargé  de  familles,  qu'il  égorgea  sans  pitié,  exaspéra 
les  haines,  augmenta  dans  tout  l'Orient  l'horreur  du  nom  chrétien, 
ferma  de  plus  en  plus  l'Asie. 

Est-il  vrai  que  îlagellan  ait  vu  le  Pacifique  marqué  d'avance  sur 
un  globe  par  l'Allemand  Behaim?  Non;  ce  globe  qu'on  a  ne  le 
montre  pas.  Aurait-il  vu  chez  son  maître,  le  roi  de  Portugal,  une 
carte  qui  l'indiquait?  On  l'a  dit,  non  prouvé.  Il  est  bien  plus  pro- 
bable que  les  aventuriers  qui  déjà,  depuis  une  vingtaine  d'années, 
couraient  le  continent  américain  avaient  vu ,  de  leurs  yeux  vu  le 
Pacifique.  Ce  bruit  qui  circulait  s'accordait  à  merveille  avec  l'idée 
(que  donnait  le  calcul)  d'un  tel  contre-poids,  nécessaire  à  l'hémi- 
sphère que  nous  habitons  et  à  l'équilibre  du  globe, 

11  n'y  a  pas  de  vie  plus  terrible  que  celle  de  Magellan  :  com- 


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100  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bats,  navigations  lointaines,  fuites  et  procès,  naufrs^es,  assassi- 
nat manqué,  enfin  la  mort  chez  les  barbares.  Il  se  bat  en  Afrique, 
il  se  bat  dans  les  Indes;  il  se  marie  chez  les  Malais,  si  braves  et  si 
féroces.  Lui-même  semble  avoir  été  tel.  Dans  son  long  séjour  en 
Asie,  il  recueille  toutes  les  lumières,  prépare  sa  grande  expédition, 
sa  tentative  d'aller  par  T Amérique  aux  îles  mêmes  des  épices,  aux 
Moluques.  Les  prenant  à  la  source,  on  était  sûr  de  les  avoir  à  meil- 
leur prix  qu'en  les  tirant  de  l'occident  de  l'Inde.  L'entreprise,  dans 
son  idée  originaire,  fut  ainsi  toute  commerciale.  Un  rabais  sur  le 
poivre  fut  l'inspiration  primitive  du  voyage  le  plus  héroïque  qu'on 
ait  fait  sur  cette  planète. 

L'esprit  de  cour,  l'intrigue,  dominaient  tout  alors  en  Portugal. 
Magellan,  maltraité,  passa  en  Espagne,  et  magnifiquement  Charles- 
Quint  lui  donna  cinq  vaisseaux;  mais  il  n'osa  se  fier  tout  à  fait  au 
transfuge  portugais,  il  lui  imposa  un  associé  castillan.  Magellan  par- 
tit entre  deux  dangers,  la  malveillance  castillane  et  la  vengeance 
portugaise,  qui  le  cherchait  pour  l'assassiner.  Il  eut  bientôt  une  ré- 
volte sur  sa  flotte,  et  déploya  un  terrible  héroïsme,  indomptable  et 
barbare.  Il  mit  aux  fers  l'associé,  se  fit  seul  chef.  Il  fit  poignarder, 
égorger,  écorcher  les  récalcitrans.  A  travers  tout  cela,  naufrage,  et 
des  vaisseaux  perdus!  Personne  ne  voulait  plus  le  suivre,  quand  on 
vit  l'effrayant  aspect  de  la  pointe  de  l'Amérique,  la  désolée  Terre 
de  Feu  et  le  funèbre  cap  Forward.  Cette  contrée  arrachée  du  con- 
tinent par  de  violentes  convulsions,  par  la  furieuse  ébullition  de 
mille  volcans,  semble  une  tourmente  de  granit.  Boursouflée,  cre- 
vassée par  un  refroidissement  subit,  elle  fait  horreur.  Ce  sont  des 
pics  aigus,  des  clochers  excentriques,  d'affreuses  et  noires  mamelles, 
des  dents  atroces  à  trois  pomtes,  et  toute  cette  masse  de  lave,  de 
basalte,  de  fontes  de  feu,  est  coiffée  de  neige  lugubre. 

Tous  en  avaient  assez.  Il  dit  :  «  Plus  loin  !  »  Il  chercha,  il  tourna, 
il  se  démêla  de  cent  lies,  entra  dans  une  mer  sans  bornes,  ce  jour- 
là /^oct'/î^u^^  et  qui  en  a  gardé  le  nom.  Il  périt  dans  les  Philippines, 
quatre  vaisseaux  périrent:  le  seul  qui  resta,  la  Victoire j  à  la  fin 
n'eut  plus  que  treize  hommes;  mais  il  avait  son  grand  pilote,  l'in- 
trépide et  l'indestructible,  le  Basque  Sébastien,  qui  revint  seul  ainsi 
(1521),  ayant  le  premier  des  mortels  fait  le  tour  du  monde. 

Rien  de  plus  grand.  Le  globe  était  sûr  désormais  de  sa  sphéri- 
cité. Cette  merveille  physique  de  l'eau  uniformément  étendue  sur 
une  boule  où  elle  adhère  sans  s'écarter,  ce  miracle  était  démontré  ; 
le  Pacifique  enfin  était  connu,  le  grand  et  mystérieux  laboratoire 
où,  loin  de  nos  yeux,  la  nature  travaille  profondément  la  vie,  nous 
élabore  des  mondes,  des  continens  nouveaux!...  Révélation  d'im- 
mense portée,  non  matérielle  seulement,  mais  morale,  qui  centu- 


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CONQUÊTE  DE  LA  MEB.  101 

plâit  l'audace  de  l'homme  et  le  lançait  dans  un  autre  voyage,  sur  le 
libre  océan  des  sciences,  dans  l'effort  (téméraire,  fécond)  de  faire  le 
tour  de  l'infini  I 


III.  —  DéCOCVBRTE   DES   MERS   POLAIRES. 

Le  plus  tentant  pour  l'homme,  c'est  l'inutile  et  l'impossible.  De 
toutes  les  entreprises  maritimes,  celle  où  il  a  mis  le  plus  de  persé- 
vérance, c'est  la  découverte  d'un  passage  au  nord  de  l'Amérique 
pour  aller  tout  droit  d'Europe  en  Asie.  Le  plus  simple  bon  sens  eût 
fait  juger  d'avance  que,  si  ce  passage  existait,  dans  une  latitude  si 
froide,  dans  la  zone  hérissée  des  glaces,  il  ne  servirait  point,  que 
personne  n'y  voudrait  passer. 

Notez  que  cette  région  n'a  point  la  platitude  des  côtes  sibériques, 
où  l'on  glisse  en  traîneau;  c'est  une  montagne  de  mille  lieues,  hor- 
riblement accidentée,  avec  de  profondes  coupures,  des  mers  qui 
dégèlent  un  moment  pour  regeler,  des  corridors  de  glaces  qui  chan- 
gent tous  les  ans,  s'ouvrent  et  se  referment  sur  vous.  Il  a  été 
trouvé,  ce  passage,  par  un  homme  qui,  engagé  très  loin  et  ne  pou- 
vant plus  reculer,  s'est  jeté  en  avant  et  a  passé  (1).  On  sait  main-  • 
tenant  ce  que  c'est.  Voilà  les  imaginations  calmées,  et  personne 
n'en  a  plus  envie. 

Quand  j'ai  dit  Y  inutile,  je  l'ai  dit  pour  le  but  qu'on  s'était  pro- 
posé d'atteindre,  une  voie  commerciale;  mais,  en  suivant  cette  folie,  . 
on  a  trouvé  maintes  choses  nullement  folles ,  très-utiles  pour  la 
science,  pour  la  géographie,  la  météorologie,  l'étude  du  magné- 
tisme de  la  terre. 

Que  voulait-on  dès  l'origine?  S'ouvrir  un  court  chemin  au  pays 
de  l'or,  aux  Indes  orientales.  L'Angleterre  et  d'autres  états,  jaloux 
de  l'Espagne  et  du  Portugal,  comptaient  les  surprendre  par  là  au 
cœur  de  leur  lointain  empire,  au  sfinctuaire  de  la  richesse.  Au  temps 
d'Elisabeth;  des  chercheurs,  ayant  trouvé  ou  cru  trouver  quelques 
parcelles  d'or  au  Groenland,  exploitèrent  la  vieille  légende  du 
nord,  le  trésor  caché  sous  le  pôle  y  les  masses  d'or  gardées  par 
les  gnomes,  et  les  têtes  se  prirent.  Sur  un  espoir  si  raisonnable, 
une  grande  flotte  de  seize  vaisseaux  fut  envoyée,  emmenant  comme 
volontaires  les  fils  des  plus  nobles  familles.  On  se  disputa  à  qui 
partirait  pour  cet  Eldorado  polaire.  Ce  qu'on  trouva,  ce  fut  la  mort, 
la  faim,  des  murs  de  glaces.  Cet  échec  n'y  fit  rien.  Pendant  plus  de 
trois  siècles,  avec  une  persévérance  étonnante,  les  exploiteurs  s'y 

(1)  Ea  1853.  Voyez  la  Bévue  du  15  novembre  de  la  môme  anné^ 


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102  BBYUE   DES   DEUX  MONDES. 

acharnent.  C'est  une  succession  de  martyrs.  Cabot,  le  premier,  n'est 
sauvé  que  par  la  révolte  de  son  équipage,  qui  rempèche  d'aller  plus 
loin.  Brenz  meurt  de  froid,  et  Willoughby  de  faim.  Cortereal  périt 
corps  et  biens.  Hùdson  est  jeté  par  les  siens,  sans  vivres,  sans 
voiles,  dans  une  chaloupe,  et  l'on  ne  sait  ce  qu'il  devient.  Behring, 
en  trouvant  le  détroit  qui  sépare  l'Amérique  de  l'Asie,  périt  de 
fatigue,  de  froid,  de  misère,  dans  une  île  déserte.  De  nos  jours, 
Franklin  est  perdu  dans  les  glaces;  on  ne  le  retrouve  que  mort, 
ayant,  lui  et  les  siens,  subi  la  nécessité  terrible  d'en  venir  à  la  der- 
nière ressource  (de  se  manger  les  uns  les  autres)  I 

Tout  ce  qui  peut  décourager  les  hommes  se  trouve  réuni  dès  l'en- 
trée de  ces  navigations  du  nord.  Bien  avant  le  cercle  polaire,  un 
froid  brouillard  pèse  sur  la  mer,  vous  morfond,  vous  couvre  de 
givre.  Les  cordages  se  raidissent,  les  voiles  s'immobilisent;  le  pont 
est  glissant  de  verglas ,  la  manœuvre  diiïïcile.  Les  écueils  mouvans 
qu'il  faut  craindre  se  distinguent  à  peine.  Au  haut  du  mât,  dans  sa 
logette  chargée  de  frimas,  le  veilleur  (vraie  stalactite  vivante)  si- 
gnale de  moment  en  moment  l'approche  d'un  nouvel  ennemi,  ^*un 
blanc  fantôme  gigantesque,  qui  souvent  a  deux  cents,  trois  cents 
pieds  au-dessus  de  l'eau.  Mais  cette  procession  lugubre  qui  annonce 
le  monde  des  glaces,  ce  combat  pour  les  éviter,  donnent  plutôt  envie 
d'aller  plus  loin.  Il  y  a  dans  l'inconnu  du  pôle  je  ne  sais  quel  attrait 
d'horreur  sublime,  de  souffrance  héroïque.  Ceux  qui,  sans  tenter  le 
passage,  ont  seulement  été  au  nord  et  contemplé  le  Spitzberg  en 
gardent  l'esprit  frappé.  Cette  masse  de  pics,  de  chaînes,  de  préci- 
pices, qui  porte  à  quatre  mille  cinq  cents  pieds  son  front  de  cris- 
taux, est  comme  une  apparition  dans  la  sombre  mer.  Ses  glaciers, 
sur  les  neiges  mates,  se  détachent  en  vives  lueurs,  vertes,  bleues, 
pourpres,  en  étmcelles,  en  pierreries,  qui  lui  font  un  éblouissant 
diadème. 

Pendant  la  nuit  de  plusieurs  mois,  l'aurore  boréale  éclate  à  chaque 
instant  dans  les  splendeurs  bizarres  d'une  illumination  sinistre: 
vastes  et  effrayans  incendies  qui  remplissent  tout  l'horizon,  érup- 
tion de  jets  magnifiques;  un  fantastique  Etna,  inondant  de  lave  illu- 
soire la  scène  de  l'éternel  hiver! 

Tout  est  prisme  dans  une  atmosphère  de  particules  glacées,  où 
l'air  n'est  que  miroirs  et  petits  cristaux  :  de  là  de  surprenans  mi- 
rages. Nombre  d'objets,  vus  à  l'envers  pour  un  moment,  apparais- 
sent la  tête  en  bas.  Les  couches  d'air  qui  produisent  ces  effets  sont 
en  révolution  constante  :  ce  qui  devient  plus  léger  monte  à  son  tour 
et  change  tout.  La  moindre  variation  de  température  abaisse,  élève, 
incline  le  miroir;  l'image  se  confond  avec  l'objet,  puis  s'en  sépare, 
se  disperse;  un%  autre  image  redressée  monte  au-dessus,  une  troi- 


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CONQUÊTE  DE   LA  MEB/  103 

sième  apparaît,  pâle,  aflaiblie,  de  nouveau  renversée  (1).  C'est  le 
monde  de  l'illusion.  Si  vous  aimez  les  songes,  si,  rêvant  éveillé, 
vous  vous  plaisez  à  suivre  la  mobile  improvisation  et  le  jeu  des  nua- 
ges, allez  au  nord  :  tout  cela  se  retrouve  réel,  et  non  moins  fugitif, 
dans  la  flotte  des  glaces  mouvantes.  Sur  le  chemin,  elles  donnent 
ce  spectacle.  Elles  singent  toutes  les  architectures.  Voici  du  grec 
classique,  des  portiques  et  des  colonnades.  Des  obélisques  égyp-. 
tiens  apparaissent,  des  aiguilles  qui  pointent  au  ciel,  appuj'ées  d'ai- 
guilles tombées.  Puis  voici  des  montagnes,  Ossa  sur  Pélion,  la  cité 
des  géans,  qui,  régularisée,  vous  doime  des  murs  cyclopéens,  des 
tables  et  dolmens  druidiques.  Dessous  s'enfoncent  des  grottes  som- 
bres. Tout  cela  caduc;  tout,  aux  frissons  du  vent,  ondule  et  croule. 
On  n'y  prend  pas  plaisu*,  parce  que  rien  ne  s'assoit.  A  chaque  in- 
stant, dans  ce  monde  à  l'envers,  la  loi  de  pesanteur  n'est  rien:  le 
faible,  le  léger  portent  le  fort;  c'est,  ce  semble,  un  art  insensé,  un 
gigantesque  jeu  d'enfant  qui  menace  et  peut  écraser. 

Il  arrive  parfois  un  incident  terrible.  A  travers  la  grande  flotte  qui 
lentement  descend  du  nord,  vient  brusquement  du  sud  un  géant  à 
base  profonde,  qui,  enfonçant  de  six,  de  sept  cents  pieds  sous  la 
mer,  est  violemment  poussé  par  les  courans  d'en  bas.  Il  écarte  ou 
renverse  tout;  il  aborde,  il  arrive  à  la  plaine  de  glaces,  mais  il  n'est 
pas  embarrassé.  «  La  banquise,  disait,  en  1826,  le  navigateur  Dun- 
can,  fut  brisée  en  une  minute  sur  un  espace  de  plusieurs  milles. 
Elle  craqua,  tonna,  comme  cent  pièces  de  canon  ;  ce  fut  comme  un 
tremblement  de  terre.  La  montagne. courut  près  de  nous;  tout  fut 
comblé,  entre  elle  et  nous,  de  blocs  brisés.  Nous  périssions  ;  mais 
elle  passa,  rapidement  emportée  au  nord-est.  » 

C'est  en  1818,  après  la  guerre  européenne,  qu'on  reprit  cette 
guerre  contre  la  nature,  la  recherche  du  grand  passage.  Elle  s'ou- 
vrit par  un  grave  et  singulier  événement.  Le  brave  capitaine  John 
,Ross,  envoyé  avec  deux  vaisseaux  dans  la  baie  de  Baffin,  fut  dupe 
des  fantasmagories  de  ce  monde  des  songes.  Il  vit  distinctement 
une  terre  qui  n'existait  pas,  soutint  qu'on  ne  pouvait  passer.  Au 
retour,  on  l'accable,  on  lui  dit  qu'il  n'a  pas  osé;  on  lui  refuse  même 
de  prendre  sa  revanche  et  de  rétablir  son  honneur.  Un  marchand  de 
liqueurs  de  Londres  se  piqua  de  faire  plus  que  l'empire  britannique; 
il  lui  donna  cinq  cent  mille  francs,  et  Ross  retourna,  déterminé  à 
passer  ou  à  mourir  :  ni  l'un  ni  l'autre  ne  lui  fut  accordé;  mais  il 
resta,  je  ne  sais  combien  d'hivers,  ignoré,  oublié,  dans  les*  solitudes. 
Il  ne  fut  ramené  que  par  des  baleiniers,  qui,  trouvant  ce  sauvage, 

(i)  Voyez  d*excellens  travaux  de  M.  Laugel  dans  la  Revue,  15  scpÉembre  1855  et  15  fé- 
Trier  1856. 


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lOA  REnJE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  demandèrent  si  jadis  il  n'avait  pas  rencontré  par  hasard  feu  le 
capitaine  John  Boss.  Son  lieutenant  Parry,  qui  s'était  cru  sûr  de 
passer,  fit  quatre  fois  quatre  efforts  obstinés,  tantôt  par  la  baie  de 
Baffin  et  l'ouest,  tantôt  par  le  Spitzberg  et  le  nord.  Il  fit  des  décou- 
vertes, s'avança  hardiment  avec  un  traîneau-barque,  qui  tour  à  tour 
flottait  ou  passait  les  glaçons  ;  mais  ceux-ci,  invariables  dans  leur 
,  route  du  sud,  l'emportaient  toujours  en  arrière.  Il  ne  passa  pas  plus 
que  Ross. 

En  1832,  un  courageux  jeune  homme,  un  Français,  Jules  de  Blos- 
seville,  voulut  que  cette  gloire  appartînt  à  la  France.  Il  y  mit  sa  vie, 
son  argent;  il  paya  pour  périr.  Il  ne  put  même  avoir  un  vaisseau  de 
son  choix  :  on  lui  donna  la  Lilloise^  qui  fit  eau  le  jour  même  du  dé- 
part (1).  Il  la  raccommoda  à  ses  frais,  pour  quarante  mille  francs. 
Dans  ce  hasardeux  véhicule,  il  voulait  attaquer  le  Groenland  orien- 
tal. Selon  toute  apparence,  il  n'y  arriva  même  pas. 

Les  expéditions  des  Anglais  étaient  tout  autrement  préparées,  — 
avec  grande  prudence ,  grande  dépense,  —  mais  ne  réussissaient 
guère  mieux.  En  1845,  l'infortuné  Franklin  se  perdit  dans  les  glaces. 
Douze  années  durant,  on  le  chercha.  L'Angleterre  y  montra  une  ho- 
norable obstination.  Tous  y  aidèrent.  Des  Américains,  des  Français 
y  ont  péri.  Les  pics,  les  caps  de  la  région  désolée,  à  côté  du  nom  de 
Franklin,  gardent  celui  de  notre  Bellot  et  des  autres,  qui  se  dé- 
vouèrent à  sauver  un  Anglais.  De  son  côté,  John  Ross  avait  offert  de 
diriger  les  nôtres  dans  la  recherche  de  Blosseville,  d'organiser  l'ex- 
pédition. Le  sombre  Groenland  est  paré  de  tels  souvenirs,  et  le 
désert  n'est  plus  désert,  lorsque  l'on  y  retrouve  ces  noms  qui  y  té- 
moignent de  la  fraternité  humaine. 

Lady  Franklin  fut  admirable  de  foi.  Jamais  elle  ne  voulut  se  croire 
veuve.  Elle  sollicita  incessamment  de  nouvelles  expéditions.  Elle 
jura  qu'il  vivait  encore,  et  elle  le  persuada  si  bien  que,  sept  années 
après  qu'il  fut  perdu,  on  le  nomma  contre-amiral.  Elle  avait  raison, 
il  vivait.  En  1850,  les  Esquimaux  le  virent,  disent-ils,  avec  une 
soixantaine  d'hommes.  Bientôt  ils  ne  furent  plus  que  trente,-  ne 
purent  plus  marcher  ni  chasser.  Il  leui;  fallut  manger  ceux  qui  mou- 
raient. Si  l'on  eût  écouté  lady  Franklin,  on  l'aurait  retrouvé,  car 
elle  disait  (et  le  bon  sens  disait)  qu'il  fallait  le  chercher  au  sud , 
qu'un  homme,  dans  cette  situation  désespérée,  n'irait  pas  l'aggra- 
ver en  marchant  vers  le  nord.  L'amirauté,  qui  probablement  s'in- 
quiétait bien  moins  de  Franklin  que  du  fameux  passage,  poussait 
toujours  ses  envoyés  au  nord.  La  pauvre  femme  désolée  finit  par 

(1)  On  troayera  dans  la  /?etnie  de  1831,  volume  I,  II,  et  de  1832,  livraison  du  15  jan- 
vier,  quelques  travaux  de  M.  J.  de  Blosseville. 


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CONQUÊTE  DE   LA  MER.  105 

faire  elle-même  ce  qu'on  ne  voulait  pas  faire.  Elle  arma  à  grands 
frais  un  vaisseau  pour  le  sud  ;  mais  il  était  trop  tard.  On  trouva  les 
os  de  Franklin. 

Pendant  ce  temps,  des  voyages  plus  longs  et  néanmoins  plus  heu- 
reux furent  faits  vers  le  pôle  antarctique.  Là,  ce  n'est  pas  ce  mé- 
lange de  terre,  de  mer,  de  glaces  et  de  dégels  tempétueux  qui  font 
rhorreur  du  Groenland.  C'est  une  grande  mer  sans  bornes,  de  lame 
forte  et  violente  :  une  immense  glacière,  bien  plus  étendue  que  la 
nôtre;  peu  de  terre;  la  plupart  de  celles  qu'on  a  vues  ou  cru  voir 
laissent  toujours  ce  doute,  si  leurs  changeans  rivages  ne  seraient 
pas  une  simple  ligne  de  glaces  continues  et  accumulées.  Tout  varie 
selon  les  hivers.  Morel  en  1820,  Weddell  en  1824,  Balleny  en  1839, 
trouvèrent  xme  échancrure  et  pénétrèrent  dans  une  mer  libre  que 
plusieurs  n'ont  pu  retrouver. 

Le  Français  Kerguelen  et  l'Anglais  James  Ross  ont  eu  des  résul- 
tats certains,  prouvé  des  terres  incontestables.  Le  premier,  en  1771, 
découvrit  la  grande  ile  de  Kerguelen,  que  les  Anglais  appellent  la 
Désolation.  Longue  de  deux  cents  lieues,  elle  a  d'excellens  ports,  et 
malgré  le  climat  une  assez  riche  vie  animale  de  phoques,  d'oiseaux, 
qui  peuvent  approvisionner  un  vaisseau.  Cette  glorieuse  découverte, 
que  Louis  XVI  à  son  avènement  récompensa  d'un  grade,  fut  la  perte 
de  Kerguelen.  On  lui  forgea  des  crimes.  La  furieuse  rivalité  des 
nobles  officiers  d'alors  l'accabla.  Ses  jaloux  servirent  de  témoins 
contre  lui.  C'est  d'un  cachot  de  six  pieds  carrés  qu*il  data  le  récit 
de  sa  découverte  (1782).  En  1838,  la  France,  l'Angleterre  et  l'Amé- 
rique firent  toutes  trois  une  expédition  dans  l'intérêt  des  sciences. 
L'illustre  Duperrey  avait  ouvert  la  voie  des  observations  magné- 
tiques. On  eût  voulu  les  continuer  sous  le  pôle  même.  Les  Anglais 
chargèrent  de  cette  étude  une  expédition  confiée  à  James  Ross, 
neveu,  élève  et  lieutenant  de  John  Ross.  Ce  fut  un  armement  mo- 
dèle, où  tout  fut  calculé,  choisi,  prévu.  James  revint  sans  avoir 
perdu  un  seul  homme  ni  eu  même  un  malade. 

L'Américain  Wilkes  et  le  Français  Dumont  d'Drville  n'étaient  nul- 
lement armés  ainsi.  Les  dangers  et  les  maladies  furent  terribles  pour 
eux.  Plus  heureux,  James  Ross,  tournant  le  cercle  arctique,  entra 
dans  les  glaces  et  trouva  une  terre  réelle.  Il  avoue  avec  une  remar- 
quable modestie  qu'il  dut  ce  succès  uniquement  au  soin  admirable 
avec  lequel  on  avait  préparé  ses  vaisseaux.  VÉrèbe  et  la  Terreur  y 
de  leurs  fortes  machines,  de  leur  scie,  de  leur  proue,  de  leur  poi- 
trail de  fer,  ouvrirent  la  ceinture  de  glaces,  naviguèrent  à  travers 
la  croûte  grinçante,  et  au-delà  trouvèrent  une  mer  libre,  avec  des 
phoques,  des  oiseaux,  des  baleines.  Un  volcan  de  douze  mille  pieds, 
aussi  haut  que  l'Etna,  jetait  des  flammes.  —  Nulle  végétation,  nul 


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106  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

abord;  un  granit  escarpé  où  la  neige  né  tient  même  pas.  C'est  la 
terre,  point  de  doute;  l'Etna  du  pôle  qu'on  a  nommé  ÉrèbCy  avec 
sa  colonne  de  feu,  reste  là  pour  le  témoigner.  —  Donc  un  noyau 
terrestre  centralise  la  glace  antarctique  (18A1). 

Pour  revenir  à  notre  pôle  arctique,  les  mois  d'avril  et  mai  1853 
sont  pour  lui  une  grande  date.  En  avril,  on  trouva  le  passage  cher- 
ché pendant  trois  cents  ans.  On  dut  la  chose  à  un  heureux  coup  de 
désespoir.  Le  capitaine  Maclure,  entré  par  le  détroit  de  Behring, 
enfermé  dans  les  glaces,  affamé,  au  bout  de  deux  ans  ne  pouvant 
retourner,  se  hasarda  à  marcher  en  avant.  Il  ne  fit  que  quarante 
milles,  et  trouva  dans  la  mer  de  l'est  des  vaisseaux  anglais.  Sa 
hardiesse  le  sauva,  et  la  grande  découverte  fut  enfin  consommée. 

Au  même  moment,  mai  1853,  partit  une  expédition  de  New- York 
pour  l'extrême  nord.  Un  jeune  marin,  Elischa  KentKane,  qui  n'a- 
vait pas  trente  ans,  et  qui  avait  déjà  couru  toute  la  terre,  venait  de 
lancer  une  idée,  hasardée,  mais  très-belle,  qui  piquait  vivement 
l'ambition  américaine.  De  même  que  Wilkes  avait  promis  de  décou- 
vrir un  monde,  Kane  s'engageait  à  trouver  une  mer,  une  mer  libre 
sous  le  pôle.  Tandis  que  les  Anglais,  dans  leur  routine,  cherchaient 
d'est  en  ouest,  Kane  allait  monter  droit  au  nord  et  prendre  posses- 
sion de  ce  bassin  inexploré.  Les  imaginations  furent  saisies.  Un  ar- 
mateur de  New- York,  M.  Grinnell,  donna  généreusement  deux  vais- 
seaux. Les  sociétés  savantes  aidèrent,  ainsi  que  tout  le  public.  Les 
dames,  de  leurs  mains,  travaillaient  aux  préparatifs  avec  un  zèle 
religieux.  Les  équipages  choisis,  formés  de  volontaires,  jurèrent 
trois  choses  :  obéissance,  abstinence  de  liqueurs  et  de  tout  langage 
profane.  Une  première  expédition,  qui  manqua,  ne  découragea  pas 
M.  Grinnell  ni  le  public  américain.  Une  seconde  fut  organisée  avec 
le  secours  de  certaines  sociétés  de  Londres  qui  avaient  en  vue  ou 
la  propagation  biblique  ou  une  dernière  recherche  de  Franklin. 

Peu  de  voyages  sont  plus  intéressans.  On  s'explique  à  merveille 
l'ascendant  que  le  jeune  Kane  avait  exercé.  Chaque  ligne  est  mar- 
quée de  sa  force,  de  sa  vivacité  brillante,  et  d'un  merveilleux  en 
avant!  Il  sait  tout,  il  est  sûr  de  tout.  Ardent,  mais  d'esprit  positif, 
il  ne  mollira  pas,  on  le  sent,  devant  les  obstacles.  Il  ira  loin,  aussi 
loin  qu'on  peut  aller.  Le  combat  est  curieux  entre  un  tel  caractère 
et  l'impitoyable  lenteur  de  la  nature  du  nord,  remparée  d'obstacles 
invincîibles.  A  peine  est-il  parti  qu'il  est  déjà  pris  par  l'hiver,  forcé 
d'hiverner  six  mois  sous  les  glaces;  au  printemps  même,  un  froid 
de  70  degrés!  A  l'approche  du  second  hiver,  au  28  août,  il  est  aban- 
donné; il  ne  lui  reste  que  huit  hommes  sur  dix-sept.  Moins  il  a 
d'hommes  et  de  ressources,  plus  il  est  âpre  et  dur,  voulant,  dit-il, 
se  faire  mieux  respecter.  Ses  bons  amis  les  Esquimaux,  qui  aident  à 


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CONQUÊTE   DE   LA   MER.  107 

le  nourrir,  et  dont  il  est  même  forcé  de  prendre  quelques  petits  ob- 
jets, se  sont  accommodés  chez  lui  de  trois  vases  de  cuivre.  En  retour, 
il  leur  prend  deux  femmes  :  châtiment  excessif,  sauvage  !  Entre  huit 
matelots  qui  lui  sont  restés  à  grand'peine ,  et  dans  un  relâchement 
forcé  de  la  discipline,  il  n'était  guère  prudent  d'amener  là  ces  pau- 
vres créatures.  Elles  étaient  mariées,  «  Sivu,  femme  de  Metek,  et 
Aningna,  femme  de  Marsinga.  »  Elles  restent  cinq  jours  à  pleurer. 
Kane  s'efforce  d'en  rire  et  de  nous  en  faire  rire.  «  Elles  pleuraient, 
dit-il,  et  chantaient  des  lamentations,  mais  ne  perdaient  pas  l'ap- 
pétit. »  Les  maris,  les  parens,  arrivent  avec  les  objets  réclamés  et 
prennent  tout  en  douceur,  comme  des  hommes  intelligens,  qui  n'ont 
d'armes  que  des  arêtes  de  poissons  contre  des  revolvers.  Ils  souscri- 
vent à  tout,  promettent  amitié,  alliance;  mais  quelques  jours  après 
t  ils  ont  fui,  disparu,  dans  quels  sentimens  d'amitié...,  on  le  devine. 
Ils  diront  sur  leur  route  aux  peuplades  errantes  combien  il  faut  fuir 
l'homme  blanc.  Voilà  comme  on  se  ferme  un  monde  ! 

La  suite  est  bien  lugubre.  Si  cruelles  sont  les  misères,  que  les 
uns  meurent,  les  autres  veulent  retourner.  Kane  ne  lâche  pas  prise  : 
il  a  promis  une  mer,  il  faut  qu'il  en  trouve  une.  Complots,  déser- 
tions, trahisons,  tout  ajoute  à  l'horreur  de  la  situation.  Au  troisième 
hivernage,  sans  vivres,  sans  chauffage,  il  serait  mort  si  d'autres  Es- 
quimaux ne  l'eussent  nourri  de  leiir  pêche  :  lui,  il  chassait  pour 
eux.  Pendant  ce  temps,  quelques-uns  de  ses  hommes,  envoyés  en 
expédition,  ont  la  bonne  fortune  de  voir  la  mer  dont  il  a  tant  besoin. 
Us  rapportent  du  moins  qu'ils  ont  aperçu  une  grande  étendue  d'eau 
libre  et  non  gelée,  et  autour  des  oiseaux,  qui  semblaient  s'abriter 
dans  ce  climat  moins  rude.  C'est  tout  ce  qu'il  fallait  pour  revenir. 
Kane,  sauvé  par  les  Esquimaux,  qui  n'abusèrent  pas  de  leur  nom- 
bre, ni  de  son  extrême  misère,  leur  laisse  son  vaisseau  dans  les 
glaces.  Faible ,  épuisé,  il  réussit  encore,  par  un  voyage  de  quatre- 
vingtrdeux  jours,  à  revenir  au  sud;  mais  c'est  pour  y  mourir.  Ce 
jeune  homme  intrépide,  qui  approcha  du  pôle  plus  près  qu'aucun 
mortel,  emporta  la  couronne  que  les  sociétés  savantes  de  la  France 
ont  mise  à  son  tombeau,  le  grand  prix  de  géographie. 

Dans  ce  récit,  où  il  y  a  tant  de  choses  terribles,  il  y  en  a  une  tou- 
chante; elle  donne  la  mesure  des  souffrances  excessives  d'un  tel 
voyage  :  c'est  la  mort  de  ses  chiens.  Il  en  avait  de  Terre-Neuve, 
admirables;  il  avait  des  chiens  esquimaux  :  c'étaient  ses  compa- 
gnons plus  qu'aucun  homme.  Dans  ses  longs  hivernages,  des  nuits 
de  tant  de  mois,  ils  veillaient  autour  du  vaisseau.  Sortant  dans  les 
ténèbres  épaisses,  il  rencontrait  le  souffle  tiède  de  ces  bonnes  bêtes, 
qui  venaient  réchauffer  ses  mains.  Les  terre-neuve  d'abord  furent 
malades  :  il  l'attribuait  à  la  privation  de  lumière;  quand  on  leur 


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lOS  *  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

montrait  des  lanternes,  ils  allaient  mieux.  Peu  à  peu,  une  mélanco- 
lie étrange  les  gagna,  ils  devinrent  fous.  Les  chiens  esquimaux  les 
suivirent  :  il  n'y  eut  pas  jusqu'à  sa  chienne  Flora,  la  plus  sage^  la 
plus  réfléchie,  qui  ne  délirât  comme  les  autres  et  qui  ne  succombât. 
(Test  le  seul  point,  je  crois,  dans  son  âpre  récit,  où  ce  ferme  cœur 
semble  ému. 


IV.  —  LA    GUERRE    AUX    RACES    DE    LA    MER. 

En  revenant  sur  tout  ce  qui  précède  et  sur  toute  l'histoire  des 
voyages,  on  a  deux  sentimens  contraires  :  —  l'admiration  de  l'au- 
dace, du  génie,  avec  lesquels  l'homme  a  conquis  les  mers,  maîtrisé 
sa  planète  ;  —  l'étonnement  de  le  voir  si  inhabile  en  ce  qui  touche 
l'homme,  de  voir  que,  pour  la  conquête  des  choses,  il  n'a  su  faire 
nul  emploi  des  personnes,  que  partout  le  navigateur  est  venu  en 
ennemi,  a  brisé  les  jeunes  peuples,  qui,  ménagés,  eussent  été, 
chacun  dans  son  petit  monde,  l'instrument  spécial  pour  le  mettre 
en  valeur. 

Voilà  l'homme  en  présence  du  globe  qu'il  vient  de  découvrir  :  il 
est  là  comme  un  musicien  novice  devant  un  orgue  immense,  dont  à 
peine  il  tire  quelques  notes.  Sortant  du  moyen  âge,  après  tant  de 
théologie  et  de  philosophie,  il  s'est  trouvé  barbare.  De  l'instrument 
sacré,  il  n'a  su  que  casser  les  touches. 

Les  chercheurs  d'^or  ont  commencé,  comme  on  a  vu,  ne  voulant 
qu'or,  rien  de  plus,  brisant  l'homme.  Colomb,  le  meilleur  de  tous, 
dans  son  propre  journal,  montre  cela  avec  une  naïveté  terrible,  qui 
d'avance  fait  frémir  de  ce  que  feront  ses  successeurs.  Dès  qu'il 
touche  Haïti  :  «  Où  est  l'or?  et  qui  a  de  l'or?  »  ce  sont  ses  premiers» 
mots.  Les  naturels  en  souriaient,  étaient  étonnés  de  cette  faim  d'or; 
ils  lui  promettaient  d'en  chercher,  ils  s'étaient  leurs  propres  an- 
neaux pour  satisfaire  plus  tôt  ce  pressant  appétit. 

Il  nous  fait  un  touchant  portrait  de  cetfe  race  infortunée ,  de  sa 
beauté,  de  sa  bonté,  de  son  attendrissante  confiance.  Avec  tout 
cela,  le  Génois  a  sa  mission  de  féroce  avarice,  ses  dures  habi- 
tudes d'esprit.  Les  guerres  turques,  les  galères  atroces  et  leurs  for- 
çats, les  ventes  d'hommes,  c'était  la  vie  commune.  La  vue  de  ce 
jeune  monde  désarmé,  ces  pauvres  corps  tout  nus  d'enfans,  de 
femmes  innocentes  et  charmantes,  tout  cela  ne  lui  inspire  qu'une 
pensée  tristement  mercantile  :  c'est  qu'on  pourrait  les  faire  esclaves. 
Il  ne  veut  pourtant  pas  qu'on  les  enlève,  «  car  ils  appartiennent 
au  roi  et  à  la  reine;  »  mais  il  dit  ces  sombres  paroles,  bien  signifi- 
catives :  «  Ils  sont  craintifs  et  faits  pour  obéir.  Ils  feront  tous  les 


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CONQUÊTE   DE   LA   MER.  109 

travaux  qu'on  leur  commandera.  Mille  d'entre  eux  fuient  devant 
trois  des  nôtres.  Si  vos  altesses  m'ordonnaient  de  les  emmener  ou 
de  les  asservir  ici,  rien  ne  s'y  opposerait;  il  suffirait  de  cinquante 
hommes  (14  octobre  et  16  décembre  1492).  » 

Tout  à  l'heure  reviendra  d'Europe  l'arrêt  général  de  ce  peuple. 
Ils  sont  les  serfs  de  l'or,  tous  employés  à  le  chercher,  tous  soumis 
aux  travaux  forcés.  Lui-même  nous  apprend  que,  douze  ans  après, 
les  six  septièmes  de  la  population  ont  disparu,  et  Herrera  ajoute 
qu'en  vingt-cinq  ans  elle  tomba  d'un  million  d'âmes  à  quatorze 
mille. 

Ce  qui  suit,  on  le  sait.  Le  mineur,  le  planteur,  exterminèrent  un 
monde,  le  repeuplant  sans  cesse  aux  dépens  du  sang  noir.  Et 
qu' est-il  arrivé  ?  Le  noir  seul  a  vécu  et  vit  dans  les  terres  basses  et 
chaudes,  immensément  fécondes.  L'Amérique  lui  restera.  L'Europe 
a  fait  précisément  l'envers  de  ce  qu'elle  a  voulu.  Son  impuissance 
coloniale  a  éclaté  partout.  L'aventurier  français  n'a  pas  vécu;  il  ve- 
nait sans  famille,  et  apportait  ses  vices,  fondait  dans  la  masse  bar- 
bare, au  lieu  de  la  civiliser.  L'Anglais,  sauf  deux  pays  tempérés  où 
il  a  passé  en  masse,  ne  vit  pas  davantage  au-delà  des  mers  ;  l'Inde 
ne  saura  pas  dans  un  siècle  qu'il  y  vécut.  Le  missionnaire  protes- 
tant, catholique,  a-t-il  eu  quelque  influence?  a-t-il  fait  un  chrétien? 
«  Pas  uriy  »  me  disait  Bumouf ,  si  bien  informé.  Il  y  a  entre  eux  et 
nous  trente  siècles,  trente  religions.  Si  l'on  veut  forcer  leur  cer- 
veau, il  advient  ce  que  M.  de  Humboldt  observa  dans  les  villages 
américains  qu'on  appelle  encore  les  missions  :  ayant  perdu  la  sève 
indigène  sans  rien  prendre  de  nous,  vivans  de  corps  et  morts  d'es- 
prit, stériles,  inutiles  à  jamais,  ils  restent  de  grands  enfans,  hébé- 
tés, idiots. 

Nos  voyages  de  savans,  qui  font  tant  d'honneur  aux  modernes, 
le  contact  de  l'Europe  civilisée  qui  va  partout,  ont-ils  profité  aux 
sauvages?  Je  ne  le  vois  pas.  Pendant  que  les  races  héroïques  de 
l'Amérique  du  Nord  périssent  de  faim  et  de  misère,  les  races  moUfes 
et  douces  de  l'Océanie  fondent,  à  la  honte  de  nos  navigateurs,  qui 
là,  au  bout  du  monde,  jettent  le  masque  de  décence,  ne  se  contrai- 
gnent plus  :  populations  aimables  et  faibles,  où  BougainviUe  trouva 
l'excès  de  l'abandon,  où  les  marchands  apôtres  de  l'Angleterre 
gagnent  de  l'argent  et  peu  d'âmes;  elles  s'écoulent,  misérablement 
dévorées  de  nos  vices,  de  nos  maladies. 

La  longue  côte  de  Sibérie  avait  naguère  des  habitans.  Sous  ce 
climat  si  dur,  des  nomades  vivaient,  chassant  les  animaux  à  four- 
rures .  précieuses  qui  les  nourrissaient  et  les  couvraient.  La  police 
russe  les  a  forcés  de  se  fixer  et  de  se  faire  agriculteurs  là  où  la  cul- 
ture est  impossible.  Donc  ils  meurent,  et  plus  d'hommes!  D*autre 


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110  REVUE   DES   DEU)^  MONDES. 

part,  le  commerce,  insatiable  et  imprévoyant,  n'épargnant  pas  la. 
béte  à  ses  saisons  d'amour,  l'a  également  exterminée.  Solitude  au- 
jourd'hui, parfaite  solitude,  sur  une  côte  de  mille  lieues  de  long! 
Que  le  vent  siffle,  que  la  mer  gèle,  que  l'aurore  boréale  transfigure 
la  longue  nuit  :  la  nature  aujourd'hui  n'a  plus  de  témoin  qu'elle- 
même. 

Le  premier  soin  dans  les  voyages  arctiques  du  Groenland  aurait 
dû  être  de  former  à  tout  prix  une  bonne  amitié  avec  les  Esquimaux» 
d'adoucir  leurs  misères,  d'adopter  leurs  enfans,  d'en  élever  en  Eu- 
rope, de  faire  au  milieu  d'eux  des  colonies,  des  écoles  de  décou- 
vreurs. On  voit  dans  John  Ross  et  partout  qu'ils  sont  intelligens,  et 
très  vite  acceptent  les  arts  de  l'Europe.  Des  mariages  se  seraient 
faits  entre  leurs  filles  et  nos  marins;  une  population  mixte  serait 
née,  à  laquelle  ce  continent  du  nord  aurait  appartenu.  C'était  le 
vrai  moyen  de  trouver  aisément,  de  régulariser  le  passage  qu'on 
désirait  tant.  Il  y  fallait  trente  ans;  on  en  a  mis  trois  cents,  et  il  se 
trouve  qu'on  n'a  rien  fait,  parce  qu'en  effrayant  ces  pauvres  sauva- 
ges qui  vont  au  nord  et  meurent,  on  a  brisé  défmitivement  \ homme 
du  lieu  et  le  génie  du  lieu  !  Qu'importe  d'avoir  vu  ce  désert,  s'il  de- 
vient à  jamais  inhabitable  et  impossible  ? 

On  peut  juger  que  si  l'homme  a  ainsi  traité  l'homme,  il  n'a  pas 
été  plus  clément  ni  meilleur  pour  les  animaux.  Des  espèces  les  plus 
douces,  il  a  fait  d'horribles  carnages,  les  a  ensauvagées  et  barbari-^ 
.  sées  pour  toujours.  Les  anciennes  relations  s'accordent  à  dire  qu'à 
.  nos  premières  approches  ils  ne  montraient  que  confiance  et  curio- 
sité sympathique.  On  passait  à  travers  les  familles  paisibles  des  la- 
mantins et  des  phoques,  qui  laissaient  approcher.  Les  pingouins,  les 
manchots  suivaient  le  voyageur,  profitaient  du  foyer,  et  la  nuit  ve- 
naient se  glisser  sous  l'habit  des  matelots. 

Nos  pères  supposaient  volontiers,  et  non  sans  vraisemblance,  que 
les  animaux  sentent  comme  nous.  Les  Flamands  attiraient  l'alose 
par  un  bruit  de  clochettes.  Quand  on  faisait  de  la  musique  sur  les 
barques,  on  ne  manquait  pas  de  voir  venir  la  baleine;  laljubarte 
spécialement  se  plaisait  avec  les  hommes,  venait  tout  autour  jou  er 
et  folâtrer. 

Ce  que  les  animaux  avaient  de  meilleur,  et  ce  qu'on  a  presque 
détruit  à  force  de  persécutions,  c'était  le  mariage.  Isolés,  fugitifs, 
ils  n'ont  que  l'amour  passager,  sont  tombés  à  l'état  d'un  misérable 
célibat,  qui  de  plus  en  plus  est  stérile...  Ne  riez  pas!  Le  mariage 
fixe,  réel,  c'est  la  vie  de  nature  qui  se  trouvait  presque  chez  tous. 
Le  mariage  monogamique  fidèle  et  jusqu'à  la  mort  existe  chez  le 
chevreuil,  chez  la  pie,  le  pigeon,  Y  inséparable  (espèce  de  joli  per- 
roquet), chez  le  courageux  kamichi,  etc.  Pour  les  autres  oiseaux,  il 


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CONQUÊTE  DE   LA   MER.  111 

dure  au  moins  jusqu'à  ce  que  les  petits  soient  élevés;  la  famille  est 
alors  forcée  de  se  séparer  par  le  besoin  qu'elle  a  d'étendre  le  rayon 
où  elle  cherche  sa  nourriture.  Le  lièvre  dans  sa  vie  agitée,  la 
<5hauve-souris  dans  ses  ténèbres,  sont  très  tendres  pour  la  famille. 
Il  n'est  pas  jusqu'aux  crustacés,  aux  poulpes,  qui  ne  s'aiment  et 
ne  se  défendent;  la  femelle  prise,  le  mâle  se  précipite  et  se  fait 
prendre. 

Combien  plus  l'amour,  la  famille,  le  mariage  au  sens  propre, 
€xistent-ils  chez  les  doux  amphibies  1  Leur  lenteur,  leur  vie  séden- 
taire, favorisent  l'union  fixe.  Chez  le  morse  (éléphant  marin),  cet 
animal  énorme  et  de  figure  bizarre,  l'amour  est  intrépide;  le  mari 
se  fait  tuer  pour  la  femme,  elle  pour  l'enfant.  Mais  ce  qui  est  uni- 
que, ce  qu'on  ne  retrouve  nulle  part,  même  chez  les  plus  hauts  ani- 
maux, c'est  que  le  petit,  déjà  sauvé  et  caché  par  la  mère,  la  voyant 
combattre  pour  lui,  accourt  pour  la  défendre,  et  d'un  cœur  admi- 
rable vient  combattre  ei  mourir  pour  elle.  Chez  l'otarie,  autre  am- 
phibie, Steller  vit  une  scène  étrange,  une  scène  de  ménage  absolu- 
ment humaine.  Une  femelle  s'était  laissé  voler  son  petit.  Le  mari, 
furieux,  la  battait.  Elle  rampait  devant  lui,  le  baisait,  pleurait  à 
chaudes  larmes,  a  Sa  poitrine  était  inondée.  » 

Les  baleines,  qui  n'ont  pas  la  vie  fixe  de  ces  amphibies,  dans  leurs 
courses  errantes  à  travers  l'Océan,  vont  cependant  volontiers  deux 
à  deux.  Duhamel  et  Lacépède  disent  qu'en  1723  deux  baleines  qu'on 
rencontra  ainsi  ayant  été  blessées,  aucune  ne  voulut  quitter  l'autre. 
<)uand  l'une  fut  tuée ,  l'autre  se  jeta  sur  son  corps  avec  d'épouvan- 
tables mugissemens. 

S'il  était  dans  le  monde  un  être  qu'on  dût  ménager,  c'était  la  ba- 
leine franche,  admirable  trésor,  où  la  nature  a  entassé  tant  de  ri- 
chesses :  être  de  plus  inoffensif,  qui  ne  fait  la  guerre  à  personne,  et 
ne  se  nourrit  point  des  espèces  qui  nous  alimentent.  Sauf  sa  queue 
redoutable,  elle  n'a  nulle  arme,  nulle  défense,  et  elle  a  tant  d'enne- 
mis !  Tout  le  monde  est  hardi  contre  elle.  Nombre  d'espèces  s'éta- 
blissent sur  elle  et  vivent  d'elle,  jusqu'à  ronger  sa  langue.  Le  nar- 
val, armé  de  perçantes  défenses,  les  lui  enfonce  dans  la  chair.  Des 
dauphins  sautent  et  la  mordent,  et  le  requin,  au  vol,  d'un  coup  de 
scie,  lui  arrache  un  lambeau  sanglant. 

Deux  êtres  aveugles  et  féroces  s'attaquent  à  l'avenir,  font  lâche- 
ment la  guerre^  aux  femelles  pleines  :  c'est  le  cachalot,  et  c'est 
l'homme.  L'horrible  cachalot,  où  la  tète  est  le  tiers  du  corps,  où 
tout  est  dents,  mâchoires,  de  ses  quarante-huit  dents  la  mord  au 
ventre,  lui  mange  son  petit  dans  le  corps.  Hurlante  de  douleur,  il  la 
mange  elle-même.  L'homme  la  fait  souffrir  plus  longtemps  :  il  la 
saigne,  lui  fait,  coup  sur  coup,  de  cruelles  blessures.  Lente  à  mou- 


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112  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

rir,  dans  sa  longue  agonie  elle  tressaille,  elle  a  des  retours  terribles 
de  force  et  de  douleur.  Elle  est  morte,  et  sa  queue,  comme  galva- 
nisée, frémit  d'un  mouvement  redoutable.  Ils  vibrent,  ces  pauvres 
bras,  naguère  chauds  d'amour  maternel;  ils  semblent  vivre  encore 
et  chercher  encore  le  petit. 

On  ne  peut  se  représenter  ce  que  fut  cette  guerre  il  y  a  cent  ans 
ou  de\x%  cents  ans,  lorsque  les  bdeines  abondaient,  naviguaient  par 
familles,  lorsque  des  peuples  d'amphibies  couvraient  tous  les  ri* 
vages.  On  faisait  des  massacres  immenses,  des  effusions  de  sang 
telles  qu'on  n'en  vit  jamais  dans  les  plus  grandes  batailles.  On  tuait 
en  un  jour  quinze  ou  vingt  baleines  et  quinze  cents  éléphans  ma- 
rins, —  c'est-à-dire  qu'on  tuait  pour  tuer,  car  comment  profiter  de 
cet  abatis  de  colosses  dont  un  seul  a  tant  d'huile  et  tant  de  sang? 
Que  voulait-on  dans  ce  sanglant  déluge?  Rougir  la  terre?  souiller 
la  mer? 

On  voulait  le  plaisir  des  tyrans,  des  bourreaux,  frapper,  sévir, 
jouir  de  sa  force  et  de  sa  fureur,  savourer  la  douleur,  la  mort.  Sou- 
vent on  s'amusait  à  martyriser,  désespérer,  faire  mourir  lentement 
des  animaux  trop  lourds  ou  trop  doux  pour  se  revenger.  Péron 
vit  un  matelot  qui  s'acharnait  ainsi  sur  la  femelle  d'un  phoque; 
elle  pleurait  commet  une  femme,  gémissait,  et  chaque  fois  qu'elle 
ouvrait  sa  bouche  sanglante,  le  matelot  la  frappait  d'un  gros  aviron 
et  lui  cassait  les  dents.  —  Aux  nouvelles  Shetlands  du  sud,  dit  Du- 
mont  d'Urville,  les  Anglais  et  les  Américains  ont  exterminé  les  pho- 
ques en  quatre  ans.  Par  une  fureur  aveugle,  ils  égorgeaient  les  nou- 
veau-nés, tuaient  les  femelles  pleines.  Souvent  ils  tuent  pour  la 
peau  seule,  et  perdent  des  quantités  énormes  d'huile  dont  on  eût 
profité. 

Ces  carnages  sont  une  école  détestable  de  férocité  qui  déprave . 
horriblement  l'homme.  Les  plus  hideux  instincts  éclatent  dans  cette 
ivresse  de  bouchers.  Honte  de  la  nature!  on  voit  alors  en  tous 
(même  à  l'occasion  dans  les  plus  délicates  personnes),  on  voit 
quelque  chose  surgir  d'inattendu,  d'horrible.  Chez  un  aimable  peu- 
ple, au  plus  charmant  rivage,  il  se  fait  une  étrange  fête.  On  réunit 
jusqu'à  cinq  ou  six  cents  thons  pour  les  égorger  en  un  jour!  Dans 
ime  enceinte  de  barques,  le  vaste  filet,  la  madrague  divisée  en  plu- 
sieurs chambres,  soulevée  par  des  cabestans,  les  fait  peu  à  peu  ar- 
river en  haut,  dans  la  chambre  de  mort.  Autour,  deux  cents  hommes 
cuivrés,  avec  des  harpons,  des  crochets,  attendent.  De  vingt  lieues 
à  la  ronde  arrivent  le  beau  monde,  les  jolies  femmes  et  leurs  amans. 
Elles  se  mettent  au  bord  et  au  plus  près  pour  bien  voir  la  tuerie,  pa- 
rent l'enceinte  d'un  cercle  charmant.  Le  signal  est  donné,  on  frappe. 
Ces  poissons,  qu'on  dirait  des  hommes,  bondissent,  piqués,  percés» 


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CONQUÊTE  DE  LA  MEB.  IIS 

tranchés,  rougissant  l'eau  de  plus  en  plus.  Leur  agitation  doulou- 
reuse et  la  furie  de  leurs  bourreaux,  la  mer  qui  n'est  plus  mer,  mais 
je  ne  sais  quoi  d'écumant  qui  vit  et  fume,  tout  cela  porte  à  la  tête, 
et  tous  délirent.  Ceux  qui  venaient  pour  regarder  agissent,  ils  tré- 
pignent, ils  crient,  ils  trouvent  qu'on  tue  lentement.  Enfin  on  cir- 
conscrit l'espace  ;  la  masse  fourmillante  des  blessés,  des  morts,  des 
mourans,  se  concentre  dans  un  seul  point  :  sauts  convulsifs,  coups 
furieux!  L'eau  jaillit,  et  la  rosée  rouge I...  Et  cela  comble  l'ivresse  : 
on  s'oublie.  La  plus  douce  est  éblouie,  emportée  du  vertige^  Tout 
fini,  elle  soupire  épuisée,  et  dit  :  «Quoil  c'est  tout!...  » 


V.  —  LE    DROIT    DE    LA    MEB. 

Un  écrivain  populaire  qui  donne  à  tout  ce  qu'il  touche  un  carac- 
tère de  simplicité  lumineuse  et  saisissante,  M.  Eugène  Noël,  a  dit  : 
((  On  peut  faire  de  l'Océan  une  fabrique  immense  de  vivres,  un  la- 
boratoire de  subsistances  plus  productif  que  la  terre  même,  fertili- 
ser tout,  mers,  fleuves,  rivières,  étangs.  On  ne  cultivait  que  la 
terre;  voici  venir  l'art  de  cultiver  les  eaux...  Entendez-vous,  na- 
tions? » 

Plus  productif  que  la  terre?  Comment  cela?  M.  Baude  l'explique 
très  bien  dans  un  important  travail  sur  la  pêche  que  la  Bévue  pu- 
bliera :  c'est  que  le  poisson  est,  entre  tous  les  êtres,  susceptible 
de  prendre,  avec  une  nourriture  minime,  le  plus  énorme  accroisse- 
ment. Pour  l'entretenir  seulement,  il  ne  faut  rien  ou  presque  rien. 
Rondelet  raconte  qu'une  carpe  qu'il  garda  trois  ans  dans  une  bou- 
teille d'eau,  sans  lui  donner  à  manger,  grossit  cependant  de  telle 
sorte  qu'elle  n'aurait  pu  être  tirée  de  la  bouteille.  Le  saumon,  pen- 
dant le  séjour  de  deux  mois  qu'il  fait  dans  l'eau  douce,  s'abstient 
presque  de  nourriture,  et  pourtant  ne  dépérit  pas.  Son  séjour  dans 
les  eaux  salées  lui  donne  en  moyenne  (accroissement  prodigieux!) 
six  livres  de  chair.  Cela  ne  ressemble  guère  au  lent  et  coûteux  pro- 
grès de  nos  animaux  terrestres.  Si  l'on  mettait  en  un  tas  ce  que 
mange  pour  s'engraisser  un  bœuf  ou  seulement  un  porc,  on  serait 
effrayé  de  voir  la  montagne  de  nourriture  qu'ils  consomment  pour 
en  venir  là. 

Aussi  celui  de  tous  les  peuples  où  la  question  de  subsistance  a  été 
la  plus  menaçante,  le  peuple  chinois,  si  prolifique,  si  nombreux, 
avec  ses  trois  cent  millions  d'hommes,  s'est  adressé  directement  à 
cette  grande  puissance  de  génération,  la  plus  riche  manufacture  de 
vie  nourrissante.  Sur  tout  le  cours  de  ses  grands  fleuves,  de  prodi- 
gieuses multitudes  ont  cherché  dans  l'eau  ime  alimentation  plus  ré- 

TOMB  XXXI.  8 


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IIA  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

guUère  que  celle  de  la  culture  des  plantes.  L'agriculteur  tremble 
toujours;  un  coup  de  vent,  une  gelée,  le  moindre  accident  lui  en- 
lève tout  et  le  frappe  de  famine.  Au  contraire,  la  moisson  vivante 
qui  pousse  invariaJ^lement  nourrit  au  fond  de  ces  fleuves  les  innom* 
brables  familles  qui  les  couvrent  de  leurs  barques,  et  qui,  sûres  de 
leurs  poissons,  fourmillent  et  multiplient  de  même. 

En  mai,  sur  le  fleuve  central  de  l'empire,  se  fait  un  commerce 
immense  de  frai  de  poisson,  que  des  marchands  viennent  acheter 
pour  le  revendre  partout  à  ceux  qui  veulent  déposer  dans  leurs  vi- 
viers domestiques  l'élément  de  fécondation.  Chacun  a  ainsi  sa  ré- 
ser\'e,  qu'il  nourrit  tout  bonnement  avec  les  débris  du  ménage.  Les 
Romains  agissaient  de  même,  ils  poussaient  l'art  de  l'acclimatation 
jusqu'à  faire  éclore  dans  l'eau  douce  les  œufs  des  poissons  de  mer. 
La  fécondation  artificielle,  trouvée  au  dernier  siècle  par  Jacobi  en 
Allemagne,  pratiquée  au  nôtre  en  Angleterre  avec  le  plus  fructueux 
succès,  a  été  réinventée  chez  nous  vers  1840  par  un  pécheur  de  la 
Bresse,  Remy,  et  c'est  depuis  ce  temps  que  la  pisciculture  est  de- 
venue populaire  et  en  France  et  en  Europe.  Entre  les  mains  de  nos 
savans,  cette  pratique  est  devenue  une  science.  On  a  connu,  entre 
autres  choses,  les  relations  régulières  de  la  mer  et  de  l'eau  douce, 
je  veux  dire  les  habitudes  de  certains  poissons  de  mer  qui  viennent 
dans  nos  rivières  à  certaines  saisons.  L'anguille,  quel  qu'en  soit  le 
berceau,  dès  qu'elle  a  seulement  acquis  la  grosseur  d'une  épingle, 
s'empresse  de  remonter  la  Seine  en  tel  nombre  et  d'un  tel  torrent 
que  le  fleuve  s'en  trouve  blanchi.  Ce  trésor,  qui,  ménagé,  donnerait 
des  milliards  de  poissons  pesant  chacun  plusieurs  livres,  est  indi- 
gnement dévasté.  On  vend  par  baquets,  à  vil  prix,  ces  germes  si 
précieux.  —  Le  saumon  n'est  pas  moins  fidèle;  il  revient  invariable- 
ment de  la  mer  à  la  rivière  où  il  a  pris  naissance.  Ceux  qu'on  a 
marqués  d'un  signe  se  représentent  sans  qu'aucun  presque  manque 
à  l'appel.  Leur  amour  du  fleuve  natal  est  tel  que,  s'il  est  coupé  par 
des  barrages,  des  cascades  môme,  ils  s'élancent  et  font  de  mortels 
cfibrts  pour  y  remonter. 

La  mer,  qui  commença  la  vie  sur  ce  globe,  en  serait  encore  la 
bienfaisante  nourrice,  si  l'homme  savait  seulement  respecter  l'ordre 
qui  y  règne,  et  s'abstenait  de  le  troubler.  Il  ne  doit  pas  oublier 
qu'elle  a  sa  vie  propre  et  sacrée,  ses  fonctions  tout  indépendantes 
pour  le  salut  de  la  plaiiète.  Elle  contribue  puissamment  à  en  créer 
l'harmonie,  à  en  assurer  la  conservation,  la  salubrité.  Tout  cela  se 
faisait,  pendant  des  millions  de  siècles  peut-être,  avant  la  naissance 
de  l'homme.  On  se  passait  à  merveille  de  lui  et  de  sa  sagesse.  Ses 
aînés,  enfans  de  la  mer,  accomplissaient  entre  eux  parfaitement  la 


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CONQUÊTE   DE   LA   MEB.  115 

circulation  de  substance,  lea  échanges,  les  successions  de  vie,  qui 
sont  le  mouvement  rapide  de  purification  constante.  Que  peut-il  à 
ce  mouvement,  continué  si  loin  de  lui,  dans  ce  monde  obscur  et 
profond?  Peu  en  bien,  davantage  en  mal.  La  destruction  de  telle 
espèce  peut  être  une  atteinte  fâcheuse  à  Tordre,  à  Tharmonie  du 
tout.  Qu'il  prélève  une  moisson  raisonnable  sur  celles  qui  pullulent 
surabondamment, 'à  la  bonne  heure;  qu'il  vive  sur  des  individus, 
mais  qu'il  conserve  les  espèces  :  dans  chacune,  il  doit  respecter  le 
rôle  que  toutes  elles  jouent,  de  fonctionnaires  de  la  nature. 

Nous  avons  d^jà  traversé  deux  âges  de  barbarie.  Au  premier,  on 
dit,  comme  Homère  :  «  La  mer  stérile.  »  On  ne  la  traverse  que  pour 
chercher  au-delà  des  trésors  fabuleux  ou  follement  exagérés.  —  Au 
second ,  on  aperçut  que  la  richesse  de  la  mer  est  surtout  en  elle- 
même,  et  l'on  mit  la  main  dessus,  mais  de  manière  aveugle,  bru- 
tale, violente.  —  A  la  haine  de  la  nature,  qu'eut  le  moyen  âge,  s'est 
ajoutée  l'âpreté  mercantile,  industrielle,  armée  de  machines  terri- 
bles, qui  tuent  de  loin,  tuent  sans  péril,  tuent  en  masse.  A  chaque 
progrès  dans  l'art,  progrès  de  barbarie  féroce,  progrès  dans  l'exter- 
mination. Exemple  :  le  harpon  lancé  par  une  machine  foudroyante.. 
Exemple  :  la  drague,  le  filet  destructeur  employé  dès  1700,  filet 
qui  traîne  immense  et  lourd,  et  moissonne  jusqu'à  l'espérance,  a 
balayé  le  fond  de  l'Océan.  On  nous  le  défendait;  mais  l'étranger  ve- 
nait et  draguait  sous  nos  yeux.  Des  espèces  s'enfuirent  de  la  Man- 
che, passèrent  vers  la  Gironde;  d'autres  ont  défailli  pour  toujours. 
Il  en  sera  de  même  d'un  poisson  excellent,  magnifique,  le  maque- 
reau, qu'on  poursuit  en  toute  saison.  La  prodigieuse  génération  de 
la  morue  ne  la  garantit  pas  :  elle  diminue  même  à  Terre-Neuve, 
peut-être  s'exile-t-elle  vers  des  solitudes  mconnues. 

11  faut  que  les  grandes  nations  s'entendent  pour  substituer  à  cet 
état  sauvage  un  état  de  civilisation  où  l'homme  plus  réfléchi  ne  gas- 
pille plus  ses  biens,  ne  se  nuise  plus  à  lui-même.  Il  faut  que  la, 
France,  l'Angleterre,  les  États-Unis,  proposent  aux  autres  nations 
et  les  décident  à  promulguer  toutes  ensemble  un  droit  de  la  mer. 
Les  vieux  règlemens  spéciaux  des  pêches  riveraines  ne  peuvent  plus 
servir  à  rien  dans  la  navigation  moderne.  Il  faut  un  code  commun 
des  nations  applicable  à  toutes  les  mers,  un  code  qui  régularise 
non-seulement  les  rapports  de  l'homme  à  l'homme,  mais  ceux  de 
l'homme  aux  animaux. 

Ce  qu'il  se  doit,  ce  qu'il  leur  doit,  c'est  de  ne  plus  faire  de  la 
pêche  une  chasse  aveugle,  barbare,  où  l'on  tue  plus  qu'on  ne  peut 
prendre,  où  le  pêcheur  immole  sans  profit  le  petit  être  qui,  dans  un 
an,  l'aurait  richement  nourri,  et  qui,  par  la  mort  d'un  seul,  l'eût 
dispensé  de  donner  la  mort  à  une  foule  d'autres.  —  Ce  que  l'homme 


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116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  doit  et  leur  doit,  c'est  de  ne  pas  prodiguer  sans  cause  la  mort 
et  la  douleur.  Les  Hollandais  et  les  Anglais  ont  l'attention  de  tuer 
immédiatement  le  hareng.  Les  Français,  plus  négligens,  le  jettent 
dans  la  barque  et  l'entassent,  le  laissent  mourir  d'asphyxie.  Cette 
longue  agonie  l'altère,  lui  ôte  de  son  goût,  de  sa  fermeté.  Il  est 
macéré  de  douleur,  il  lui  advient  ce  qu'on  observe  dans  les  bes- 
tiaux qui  meurent  de  maladie.  Pour  la  morue,  n6s  pêcheurs  la  dé- 
coupent au  moment  où  elle  est  prise  :  celle  qui  tombe  la  nuit  aux 
filets,  et  qui  a  de  longues  heures  d'efforts,  d'agonie  désespérée,  ne 
vaut  rien  en  comparaison  de  celle  qu'on  tue  du  premier  coup  (1). 

Sur  terre,  les  temps  de  la  chasse  sont  réglés;  ceux  de  la  pêche 
doivent  l'être  également,  en  ayant  égard  aux  saisons  où  se  repro- 
duit chaque  espèce.  On  doit  aménager  la  pêche,  comme  la  coupe 
des  bois,  en  laissant  à  la  production  le  temps  de  se  réparer.  —  Les 
petits,  les  femelles  ^pleines,  doivent  être  respectés,  spécialement 
dans  les  espèces  qui  ne  sont  pas  surabondantes,  spécialement  chez 
les  êtres  supérieurs  et  moins  prolifiques,  les  cétacés,  les  amphibies. 

Nous  sommes  forcés  de  tuer  :  nos  dents,  notre  estomac,  démon- 
trent que  c'est  notre  fatalité  d'avoir  besoin  de  la  mort.  Nous  devons 
compenser  cela  en  multipliant  la  vie.  Sur  terre,  nous  faisons  mul- 
tiplier nombre  d'êtres  qui  ne  naîtraient  pas,  seraient  moins  féconds, 
périraient  jeunes,  dévorés  des  bêtes  féroces.  C'est  un  quasi-droit 
que  nous  avons  sur  eux.  Dans  les  eaux,  il  y  a  encore  plus  de  jeunes 
vies  annulées  :  en  les  défendant,  en  les  propageant  et  les  rendant 
très  nombreuses,  nous  nous  créons  un  droit  de  vivre  du  trop-plein. 
La  génération  est  là  susceptible  d'être  d'urigée  comme  un  élément, 
indéfiniment  augmentée.  L'homme  en  ce  monde-là  surtout  apparaît 
comme  le  grand  magicien,  le  puissant  promoteur  de  Famour  et  de 
la  fécondité.  Il  est  l'adversaire  de  la  mort,  car,  s'il  en  profite  lui- 
même,  la  part  qu'il  s'adjuge  n'est  rien  en  comparaison  des  torrens 
de  vie  qu'il  peut  créer  à  volonté. 

Pour  les  espèces  précieuses  qui  sont  près  de  disparaître,  surtout 
pour  la  baleine,  l'animal  le  plus  grand,  la  vie  la  plus  riche  de  toute 
la  création,  il  faut  la  paix  absolue  pour  un  demi -siècle.  Elle  ré- 
parera ses  désastres;  n'étant  plus  poursuivie,  elle  reviendra  dans 
son  climat  naturel,  la  zone  tempérée  ;  elle  y  retrouvera  son  inno- 
cente vie  de  paître  la  prairie  vivante,  les  petits  êtres  élémentaires. 
Replacée  dans  ses  habitudes  et  dans  son  alimentation,  elle  refleu- 
rira, reprendra  ses  proportions  gigantesques;  nous  reverrons  des 
baleines  de  deux  cents,  trois  cents  pieds  de  long.  Que  ses  anciens 
rendez-vous  d'amour  soient  sacrés  I  Cela  aidera  beaucoup  à  la  ren- 

(1)  Excellentes  observations  de  M.  Baude. 


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CONQUÊTE   DE   LA   MEB.  117 

dre  de  nouveau  féconde.  Jadis  elle  préférait  une  baie  de  la  Califor- 
nie; pourquoi  ne  pas  la  lui  laisser?  Elle  n'irait  plus  chercher  les 
glaces  atroces  du  pôle,  les  misérables  retraites  où  l'on  va  follement 
la  troubler  encore,  de  manière  à  rendre  impossible  l'amour  dont  on 
eût  profité. 

La  paix  pour  la  baleine  franche,  la  paix  pour  les  amphibies,  les 
belles  et  précieuses  espèces  qui  bientôt  auraient  disparu  !  Il  leur 
faut  une  longue  paix,  comme  celle  qui  très  sagement  a  été  ordonnée 
en  Suisse  pour  le  bouquetm,  bel  animal  qu'on  avait  traqué,  et  pres- 
que détruit;  on  le  croyait  perdu  même,  et  bientôt  il  a  reparu. 

Pour  tous,  amphibies  et  poissons,  il  faut  une  saison  de  repos,  il 
faut  une  trêve  de  Dieu.  La  meilleure  manière  de  les  multiplier,  c'est 
de  les  épargner  au  moment  où  ils  se  reproduisent,  à  l'heure  où  la 
nature  accomplit  en  eux  son  œuvre  de  maternité.  Il  semble  qu'eux- 
mêmes  ils  sachent  qu'à  ce  moment  ils  sont  sacrés  :  ils  perdent  leur 
timidité,  ils  montent  à  la  lumière,  ils  approchent  des  rivages;  ils  ont 
l'air  de  se  croire  sûrs  de  quelque  protection.  C'est  l'apogée  de  leur 
beauté,  de  leur  force.  Leurs  livrées  brillantes,  leur  phosphores- 
cence, indiquent  le  suprême  rayonnement  de  la  vie.  En  toute  es- 
pèce qui  n'est  point  menaçante  par  l'excès  de  la  fécondité,  il  faut 
religieusement  respecter  ce  moment.  Qu'ils  meurent  après,  à  la  bonne 
heure!  s'il  faut  les  tuer,  tiiez-lesl  mais  que  d'abord  ils  aient  vécu. 
Toute  vie  innocente  a  droit  au  moment  du  bonheur,  au  moment  où 
l'individu,  quelque  bas  qu'il  semble  placé,  dépasse  son  moi  indivi- 
duel, veut  au-delà  de  lui-même,  et  de  son  désir  obscur  pénètre  dans 
l'mfini  où  il  doit  se  perpétuer. 

Que  l'homme  y  coopère!  qu'il  aide  à  la  nature!  Il  en  sera  béni 
de  l'abîme  aux  étoiles.  Il  aura  un  regard  de  Dieu,  s'il  se  fait  avec 
lui  promoteur  de  la  vie,  de  la  félicité,  s'il  distribue  à  tous  la  part 
que  les  plus  petits  même  ont  droit  d'en  avoir  ici-bas. 

J.   MiGHELET. 


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DE  L'ESCLAVAGE 

AUX  ÉTATS-UNIS 


IL 

LES  PLANTEURS  ET  LES  ABOLITIONISTES. 


I.  The  Barbarism  of  Slavery,  hj  Charles  Sumner,  Boston  1860.  —  II.  Maryland  Slavery 
and  Maryland  Chivalry,  bj  R.  G.  S.  Lame ,  Philadelphia  1860.  —  IH.  Slavery  doomed, 
by  Frederick  Milner  Bdge,  London  1860.  —  IV.  TJu  Impending  CHsis,  by  Hinton  Rowan 
Helper,  New-York  1858.  —  V.  Soeiology  for  the  South,  by  George  Fitzhugh,  Richmond  1854. 
—  VI.  The  Negro-law  of  South-'Carolina,  collected  and  digested  by  John  Belton  O'Neall, 
Colombia  1848.  *  VU.  Code  Noir  de  la  Louisiane,  etc. 


Nous  avons  essayé  de  faire  connaître  la  situation  des  nègres  es- 
claves d'Amérique  (1)  ;  c'est  au  milieu  des  planteurs  qu'il  faut  main- 
tenant nous  placer.  Quelle  est  leur  attitude  vis-à-vis  du  parti  aboli- 
tioniste  de  la  grande  république?  Il  faut  le  dire,  les  propriétaires 
d'esclaves  semblent  renoncer  à  la  pensée  de  convaincre  leurs  adver- 
saires du  nord  autrement  que  par  le  droit  de  la  force;  cependant, 
afin  de  se  prouver  à  eux-mêmes  la  justice  de  leur  cause  et  d'effacer 
dans  leurs  âmes  jusqu'à  l'ombre  du  remords,  ils  cherchent  à  étayer 
Y  institution  domestique  de  nombreux  argumens  tirés  de  l'histoire, 
de  la  morale,  de  la  religion,  et  surtout  du  fait  accompli.  S'ils  étaient 
complètement  sincères,  ils  devraient  se  borner  à  prétendre  que  l'in- 
justice est  permise  à  tous  ceux  qui  savent  eh  profiter.  Telle  est  la 
raison  cachée  qui  inspire  leur  beau  langage  de  vertu  et  de  désin- 
téressement. Il  nous  sera  facile  de  résumer  ici  les  argumens  qu'ils 
emploient,  car  tous  ces  argumens  se  reproduisent  avec  une  déses- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  décembre  1860. 


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l'esclavage   aux  ÉTATS-UNIS.  119 

pérante  uniformité  dans  les  discours  qui  se  prononcent  et  les  livres 
qui  se  publient  au  sud  de  la  Chesapeake  et  de  TObio. 

I. 

Jadis  les  hommes  du  sud  admettaient  que  l'esclavage  est  un  mal; 
ils  déploraient  l'origine  de  leurs  ricbesses,  et  formulaient  le  désir 
que  cette  funeste  institution  léguée  par  leurs  ancêtres  fût  enfin  abo- 
lie. Pendant  les  débats  engagés  au  sujet  de  la  constitution  fédérale 
après  l'heureuse  issue  de  la  guerre  de  l'indépendance,  Mason, 
lui-même  propriétaire  de  nègres,  tonnait  contre  l'esclavage,  aux 
applaudissemens  des  planteurs  ses  collègues.  «  Chaque  maître  d'es- 
claves est  né  tyran!  »  s'écriait-il.  Plus  tard,  Jefferson,  autre  plan- 
teur de  la  Virginie,  ajoutait  :  «  L'esclavage  ne  peut  exister  qu'à  la 
condition  d'un  despotisme  incessant  de  la  part  du  maître,  d'une 
soumission  dégradante  de  la  part  de  l'opprimé.  L'homme  qui  ne  se 
déprave  pas  sous  l'influence  fimeste  de  l'esclavage  est  vraiment  un 
prodige!  »  En  1831  et  1832,  la  législature  delà  Virginie,  qui  depuis 
a  montré,  dans  l'affaire  de  John  Brown,  à  quelles  violences  les  in- 
térêts menacés  peuvent  recourir,  proposa  l'abolition  graduelle  de 
l'esclavage  et  discuta  longuement  les  moyens  d'obtenir  ce  résultat 
si  désirable.  A  cette  époque ,  sur  trente-six  sociétés  abolitîonistes 
qui  existaient  dans  les  États-Unis,  vingt-huit  étaient  composées  de 
propriétaires  d'esclaves. 

De  nos  jours,  les  planteurs,  éclairés  par  la  haine  et  par  la  peur, 
retirent  leurs  aveux  d'autrefois.  L'esclavage  ne  leur  semble  plus  un 
mal  nécessaire;  c'est  un  bien,  un  avantage  inappréciable,  un  vrai 
bonheur  pour  l'esclave  lui-même,  pour  toute  la  race  nègre,  pour  la 
religion,  la  morale  et  la  propriété,  pour  l'ensemble  des  sociétés  hu- 
maines. «  Nous  n'avons  plus  aucun  doute  sur  nos  droits,  aucun  scru- 
pule à  les  affirmer,  s'écrie  le  sénateur  Hammond.  Il  fut  un  temps 
où  nous  avions  encore  des  doutes  et  des  scrupules.  Nos  ancêtres 
s'opposèrent  à  l'introduction  de  l'esclavage  dans  ce  pays  et  léguè- 
rent leur  répugnance  à  leurs  enfans.  L'enthousiasme  de  la  liberté, 
excité  par  nos  glorieuses  guerres  d'indépendance,  accrut  encore  cette 
aversion,  et  tous  s'accordèrent  à  désirer  l'abolition  de  l'esclavage; 
mais,  lorsque  l'agitation  abolitioniste  commença  dans  le  nord,  nous 
avons  été  obligés  d'examiner  la  question  sous  toutes  ses  faces,  et  le 
résultat  de  notre  étude  a  été  pour  nous  la  conviction  unanime  que 
nous  ne  violons  aucune  loi  divine  en  possédant  des  esclaves.  Grâce 
aux  abolitionistes,  notre  conscience  est  parfaitement  tranquille  sur 
ce  grave  sujet,  notre  résolution  est  calme  et  ferme.  Oui,  l'esclavage 
n'est  pas  seulement  un  fait  nécessaire  et  inexorable,  mais  aussi  une 


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120  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

institution  morale  et  humaine,  produisant  les  plus  grands  avantages 
politiques  et  sociaux  !  »  Calhoun,  le  célèbre  chef  de  file  de  tous  les 
hommes  d'état  esclavagistes,  est  le  premier  qui  ait  osé  se  débar- 
rasser de  ce  vain  bagage  des  remords  et  affirmer  la  pureté  de  sa* 
conscience  au  sujet  de  la  possession  de  l'homme  par  Thomme» 
a  L'esclavage,  dit-iî,  est  la  base  la  plus  sûre  et  la  plus  stable  des 
institutions  libres  dans  le  monde.»  Dn  de  ses  élèves,  M.  Brown, 
prétend  que  «  l'esclavage  est  une  grande  bénédiction  morale,  so- 
ciale, et  politique,  une  bénédiction  à  la  fois  pour  le  maître  et  pour 
l'esclave.  »  D*autres  sénateurs,  encore  plus  lyriques,  nous  appren- 
nent que  «  l'institution  de  l'esclavage  ennoblit  le  maître  et  le  ser- 
viteur !  » 

Ces  affirmations  si  tranchantes  ne  sufifisent  pas  pour  démontrer  la 
légitimité  de  l'esclavage,  il  faut  aussi  donner  des  preuves  à  l'appui. 
Les  planteurs  se  hâtent  de  les  fournir.  Sentant  tout  d'abord  le  be- 
soin d'établir  sur  une  base  solide  l'origine  de  leur  domination,  ils 
invoquent  les  théories  inventées  pour  justifier  la  propriété  en  géné- 
ral. En  effet,  de  même  que  le  sol  appartient  au  premier  occupant  et 
à  sa  descendance,  de  même  l'homme  appartient  avec  toute  sa  race 
à  son  premier  vainqueur.  Quand  même  la  victoire  serait  le  résultat 
d'un  crime,  la  prescription  ne  tarde  pas  à  transformer  le  mal  en 
bien,  et,  par  le  cours  des  années,  l'homme  volé  à  lui-même  devient 
graduellement  propriété  légitime.  Une  longue  suite  d'héritages, 
d'achats  et  de  ventes  a  constaté  la  validité  des  titres  possédés  par 
le  planteur,  et  maintenant  des  hommes  déloyaux  pourraient  seuls 
lui  contester  son  droit.  «  Le  propriétaire  d'esclaves,  dit  un  arrêt  de 
la  cour  suprême  de  la  Géorgie,  possède  son  nègre  comme  un  im- 
meuble ;  il  le  tient  directement  de  ses  ancêtres  ou  du  négrier,  de 
même  que  celui-ci  le  tenait  du  chasseur  de  nègres.  » 

Après  avoir  établi  que  la  possession  des  nègres  est  suffisamment 
justifiée  par  l'hérédité,  les  défenseurs  de  l'esclavage  cherchent  à 
prouver  que  les  noirs  ont  été  créés  pour  la  servitude.  D'après  ces 
théoriciens,  les  faits  implacables  de  l'histoire  prononcent  sans  appel. 
Partout  où  les  Africains  se  sont  trouvés  en  contact  avec  d'autres, 
races,  ils  ont  été  asservis;  leur  histoire  se  confond  avec  celle  de 
l'esclavage,  auquel  ils  sont  évidemment  prédestinés.  Ils  ne  se  ré- 
voltent pas  sous  la  tyrannie  comme  l'Indien,  ils  rampent  devant  le 
maître  qui  les  frappe,  ils  se  font  petits  pour  éviter  l'insulte,  ils  flat- 
tent celui  dont  ils  ont  peur.  Toutes  les  lâchetés  que  la  position  d'es- 
claves impose  aux  nègres  leur  sont  reprochées  comme  si  elles  étaient 
spontanées.  L'avilissement  des  serviteurs  semble  établir  le  dioit  des 
maîtres,  et  le  crime  même  des  oppresseurs  est  mis  sur  le  compte  des 
opprimés.  Et  puis  l'Africain  n'est-il  pas  incapable  de  se  gouverner 


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l'esclavage   aux   ETATS-UNIS.  121 

lui-même,  insouciant,  superficiel?  C'est  un  enfant  sans  volonté, 
n'ayant  que  des  caprices  et  des  appétits  ;  il  doit  être  nécessairement 
ïnis  en  tutelle.  11  a  besoin  d'un  père,  ou  bien,  à  défaut  de  père,  d'un 
commandeur  armé  du  fouet.  Pour  le  civiliser,  il  faut  le  rendre  es- 
clave. 

Aux  yeux  des  hommes  vulgaires  et  ignorans  qui  se  contentent  de 
l'apparence,  la  couleiu*  de  la  peau  suflBt  à  elle  seule  pour  établir  la 
condamnation  de  la  race  nègre  à  une  éternelle  servitude.  D'après  les 
esclavagistes,  les  grosses  lèvres,  les  cheveux  crépus,  l'angle  facial 
déprimé  du  noir,  sont  autant  de  signes  d'une  infériorité  physique 
relativement  au  blanc,  et  suffisent  pour  constituer  une  différence 
spécifique.  Pour  eux,  les  blancs  et  les  nègres  sont  des  espèces  com- 
plètement distinctes ,  et  ne  peuvent  se  mélanger  d'une  manière 
permanente.  Rejetant  les  faits  innombrables  offerts  par  l'Amérique 
espagnole,  où  quinze  millions  d'hommes  appartiennent  plus  ou 
moins  à  la  race  mêlée,  les  défenseurs  de  l'esclavage  préfèrent  s'ap- 
puyer sur  quelques  statistiques  produites  par  des  médecins  yankees^ 
grands  détracteurs  de  l'espèce  africaine.  Si  le  résultat  de  ces  re- 
cherches était  conforme  à  la  vérité,  le  mulâtre  vivrait  en  moyenne 
beaucoup  moins  longtemps  que  le  noir  ou  le  blanc,  il  serait  miné 
par  des  maladies  chroniques,  les  femmes  de  sang  mêlé  allaiteraient 
mal  leurs  enfans,  et  la  plupart  des  nourrissons  périraient  quelque 
temps  après  leur  naissance.  Les  mariages  conclus  entre  mulâtres  se- 
raient rarement  prolifiques,  en  sorte  que  fatalement  la  race  hybride 
serait  condamnée  à  périr,  absorbée  par  les  types  primitifs.  A  ces 
résultats  statistiques,  obtenus  dans  un  pays  où  l'aversion  générale 
crée  aux  hommes  de  couleur  une  position  tout  exceptionnelle,  on 
peut  opposer  les  résultats  contraires  qui  se  produisent  dans  les 
contrées  où  règne  la  liberté.  Et  quand  même  une  race  hybride  ne 
pourrait  se  former,  quand  même  les  blancs  et  les  noirs  seraient  des 
espèces  complètement  irréductibles,  la  différence  de  couleur  et  d'o- 
rigine doit-elle  nécessairement  produire  la  haine  et  l'injustice?  La 
distinction  des  races  change- t-elle  le  mal  en  bien  et  le  bien  en  mal , 
adnsi  que  le  prétendent  les  propriétaires  d'esclaves? 

Ceux-ci  ne  peuvent  avoir  qu'une  seule  raison  de  haïr  leurs  nè- 
gres :  le  mal  qu'ils  leur  font  en  leur  ravissant  la  liberté.  Autrefois, 
lorsque  les  esclaves  blancs  étaient  un  article  de  pacotille,  lorsqu'on 
les  achetait  en  Angleterre  et  en  Allemagne  pour  les  revendre  en 
Amérique  aux  enchères,  lorsque  de  vraies  foires  d'honimes  se  te- 
naient sur  les  vaisseaux  arrivés  d'Europe,  lorsque  les  Écossais  faits 
prisonniers  à  la  bataille  de  Dumbar,  les  royalistes  vaincus  à  Wor- 
cester,  les  chefs  de  l'insurrection  de  Penraddoc,  les  catholiques 
d'Irlande  et  les  monmouthistes  d'Angleterre  étaient  vfendus  au  plus 


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122  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

offrant  (1),  les  planteurs  éprouvaient  pour  ces  malheureux  blancs  le 
même  dégoût  qu'ils  montrent  aujourd'hui  à  leurs  nègres.  De  môme, 
lorsque  les  Indiens,  capturés  à  la  guerre  faisaient  partie  du  butin, 
que  tous  les  peaux-rouges  ennemis  étaient  d'avance  condamnés  à 
l'esclavage  ou  à  la  mort,  lorsque  le  gouverneur  de  la  Caroline  du 
sud  offrait  50  dollars  par  tête  d'indigène  assassiné,  les  Indiens 
étaient,  comme  les  nègres,  des  objets  d'horreur  pour  les  envahis- 
seurs blancs.  Ce  qui  toutefois  a  relevé  les  petits-fils  des  esclaves 
blancs  aux  yeux  de  leurs  compatriotes  les  planteurs,  c'est  le  titre 
d'hommes  libres  qu'ils  ont  acquis.  Maintenant  ils  sont  en  tout  point 
les  égaux  de  leurs  anciens  maîtres,  et  plusieurs  d'entre  eux  occu- 
pent les  fonctions  les  plus  élevées  de  la  république.  Les  Indiens 
aussi,  en  combattant  pour  leur  liberté  et  en  refusant  obstinément  le 
travail  qu'on  voulait  leur  imposer,  ont  su  conquérir  une  certaine 
égalité;  ils  sont  tenus  en  estime  malgré  la  couleur  de  leur  peau,  et 
d'après  le  code  noir  «  le  sang  qui  coule  dans  leurs  veines  est, 
comme  celui  du  blanc,  le  sang  de  la  liberté  (2).  »  Une  preuve  que  la 
vraie  cause  de  l'opprobre  qui  pèse  sur  les  nègres  n'est  point  la  cou- 
leur, mais  bien  l'esclavage,  c'est  que  les  blancs  qui  comptent  parmi 
leurs  ancêtres  un  seul  Africain  sont  tenus  comme  noirs  eux-mêmes 
malgré  le  témoignage  de  leur  peau.  Un  seul  globule  impur  suffit 
pour  souiller  tout  le  sang  du  cœur.  Il  y  a  quelques  années,  le  bruit 
se  répandit  qu'un  des  personnages  les  plus  éminens  de  la  Louisiane 
n'était  pas  de  race  pure,  que  l'une  de  ses  trisaïeules  avait  vu  le  jour 
en  Afrique.  Le  scandale  fut  immense,  un  procès  émouvant  se  dé- 
roula devant  la  haute  cour,  et  bien  que  le  défenseur  ait  réussi,  par 
ses  larmes  et  ses  argumens,  à  laver  le  préfvenu  de  cette  énorme  ac- 
cusation, bien  qu'il  ait  pu  faire  prononcer  que  la  trisaïeule  était  née 
de  parens  indiens,  et  que  les  sei^e  seizièmes  du  sang  de  son  client 
ne  roulaient  pas  une  goutte  impure,  cependant  le  soupçon  et  le  mé- 
pris n'ont  cessé,  malgré  l'acquittement,  de  planer  sur  le  personnage 
accusé. 

Quand  même  les  principes  sacrés  de  l'hérédité,  le  fait  accompli, 
la  différence  de  couleur,  l'antagonisme  historique  des  blancs  et  des 
noirs,  seraient  insuffisans  pour  justifier  la  prise  de  possession  des  es- 
claves, les  défenseurs  de  Y  institution  domestique  ne  s'en  croiraient 
pas  moins  en  droit  d'agir  comme  ils  l'ont  fait  jusqu'à  nos  jours.  L'es- 
clavage fût-il  en  désaccord  avec  les  lois  de  la  morale  vulgaire,  les 
Américains  devraient  le  maintenir  par  bonté  d'âme,  car  le  bien  des 

(i)  Voyez  Bancroft,  History  of  the  United  States,  vol.  H,  pages  99-106. 

(2)  n  est  vrai  que,  pour  mieux  conquérir  le  respect  des  Américains,  les  Indiens  se  sont 
faits,  eux  aussi,  propriétaires  d'esclaves.  Les  Cherokees,  établis  à  Touest  de  TArkansas, 
possèdent  plus  de  deux  mille  nègres. 


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l'esclavage  aux  ÉTATS-UNIS.  12S 

nègres  eux-mêmes  l'exige!  —  Quel  bonheur,  disent  les  propriétaires 
d'esclaves,  quel  bonheur  pour  les  pauvres  noirs  d'avoir  échangé 
leur  servitude  sur  les  bords  du  Niger  contre  une  servitude  sur  les 
rivages  du  Mississipi  !  Ils  vivaient  comme  des  animaux  à  l'ombre  de 
leurs  baobabs,  ils  étaient  vendus  pour  une  bouteille  d'eau-de-vie  ou 
faits  captifs  dans  quelque  guerre  sanglante,  ils  avaient  sans  cesse  à 
craindre  d*être  sacrifiés  vivans  sur  la  tombe  d'un  chef.  Pour  eux, 
aucun  progrès;  grossiers  et  nus  comme  leurs  pères,  ils  n'avaient 
d'autre  joie  que  la  satisfaction  de  leurs  appétits  matériels.  Aujour- 
d'hui les  nègres  d'Amérique  sont  encore  esclaves,  il  est  vrai;  mais 
ils  ont  quitté  les  ténèbres  pour  la  lumière,  la  barbarie  pour  la  civi- 
lisation, l'idolâtrie  pour  le  christianisme,  en  un  mot  la  mort  pour 
la  vie! 

C'est  donc  par  humanité  que  les  négriers  ont  volé  des  millions  de 
noirs  sur  la  côte  d'Afrique,  ont  fomenté  les  guerres  civiles  dans  tous 
les  petits  royaumes  de  ce  continent,  ont  entassé  à  fond  de  cale  les 
corps  de  tant  de  malheureux  !  Ils  étaient  les  hérauts  de  la  civilisar 
tion,  et  la  postérité  ne  saura  trop  les  bénir  d'avoir  accompli  au  péril 
de  leur  vie  ce  grand  œuvre  du  rapprochement  des  races.  Ils  pré- 
tendent avoir  fait,  au  nom  de  Mammon,  par  la  ruse,  le  vol,  l'assas- 
sinat et  la  guerre  civile,  plus  que  ne  peuvent  faire  les  envahisse- 
mens  graduels  et  pacifiques  du  commerce,  de  l'émigration  libre,  de 
l'éducation!  Us  ont  rendu  plus  de  services  à  l'humanité  que  les  mis- 
âonnaires  du  sud  de  l'Afrique!  Pour  tout  dire,  l'esclavage  est,  d'a^ 
près  les  logiciens  du  sud^  la  base  môme  des  sociétés,  et  sans  Tasser- 
vissement  d'une  moitié  de  l'humanité,  le  progrès  serait  impossible 
pour  l'autre  moitié.  Les  propriétaires  d'esclaves  vont  jusqu'à  reven- 
diquer une  solidarité  glorieuse  avec  ceux  qui  ont  élevé  le  Parthénon 
et  gagné  la  bataille  de  Salamine.  A  les  en  croire,  si  la  république 
athénienne  doit  être  à  jamais  l'éblouissement  des  âges,  c'est  que  ses 
libres  citoyens  pouvaient  s'occuper  de  grabdes  choses  en  laissant 
les  travaux  serviles  à  des  êtres  dégradés.  «  Il  est  des  hommes,  dit 
George  Fitzhugh,  un  des  plus  éloquens  défenseui'S  de  l'esclavage, 
il  est  des  hommes  qui  naissent  tout  bâtés,  et  il  en  ^st  d'autres  qui 
naissent  armés  du  fouet  et  de  l'éperon...  Toute  société  qui  veut 
changer  cet  ordre  de  choses  institué  par  Dieu  même  est  condamnée 
d'avance  à  la  destruction  !  »  Dût  le  monde  entier  les  abandonner, 
les  planteurs  se  resteront  fidèles  à  eux-mêmes;  ils  maintiendront 
sans  hésitation  la  légitimité  de  l'esclavage,  car  c'est  là  une  ques- 
tion de  vie  et  de  mort  pour  leurs  institutions  ainsi  que  pour  leurs 
personnes.  Dans  un  élan  d'éloquence,  le  gouverneur  d'un  état  du  sud, 
M.  Mac  Duflie,  s'écriait:  «  L'esclavage  est  la  pierre  angulaire  de  notre 
édifice  républicain!  »  Quel  eflrayant  aveu!  Ainsi  Washington  en  fon- 


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lâi  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  la  patrie  américaine,  Jefferson  en  inscrivant  en  tète  de  la  consti- 
tution nationale  la  déclaration  que  tous  les  hommes  sont  nés  égaux, 
auraient  fait  reposer  la  liberté  des  blancs  sur  l'esclavage  de  leurs 
frères  noirs!  Ainsi  cette  terre  de  liberté,  celle  vers  laquelle  se  sont 
pendant  un  demi-siècle  tournés  les  yeux  de  tous  les  opprimés  d'Eu- 
rope, vers  laquelle  coule  incessamment  un  fleuve  d'hommes  cher- 
chant à  la  fois  le  bien-être  et  l'indépendance,  cette  terre  doit  être 
éternellement  le  cachot  de  plusieurs  millions  de  noirs,  afin  d'as- 
surer aux  blancs  le  bonheur  qu'ils  viennent  chercher  1  Pour  expli- 
quer son  assertion,  le  gouverneur  Mac  DuflSe  affirme  que,  dans  toute 
république  viable,  le  pouvoir  doit  nécessaûrement  appartenir  à  une 
minorité  intelligente  et  riche;  or  le  meilleur  moyen  de  lui  assurer  ce 
pouvoir  n'est-il  pas  d'asservir  une  moitié  de  la  population  en  inté- 
ressant l'autre  moitié  à  l'état  de  choses  existant  par  la  certitude  de 
tout  perdre,  si  une  insurrection  vient  à  triompher?  D'un  côté,  la  con- 
servation de  la  république  repose  donc  sur  la  terreur  des  esclaves; 
de  l'autre,  la  paix  n'est  garantie  par  les  appréhensions  des  maîtres 
qu'à  la  seule  condition  d'un  effroi  général.  Que  tous  tremblent,  les 
blancs  en  présence  des  noirs,  les  noirs  en  présence  des  blancs  :  le 
salut  de  la  patrie  est  assuré!  Telle  est  pour  les  esclavagistes  amé- 
ricains la  garantie  suprême  du  maintien  de  leurs  institutions  pré- 
tendues libres. 

L'exclamation  de  M.  Mac  Duffie  ne  se  rapporte  pas  seulement  aux 
états  à  esclaves,  elle  se  rapporte  aussi  d'une  manière  générale  à  la 
république  américaine  tout  entière.  Elle  n'est  heureusement  point 
encore  vraie,  mais  elle  tend  à  le  devenir,  et  si  les  états  du  nord  ne 
rejettent  pas  définitivement  toute  complicité  avec  ceux  du  sud,  ils 
seront  malgré  eux  entraînés  dans  la  même  voie.  Plus  puissans,  plus 
riches,  plus  nombreux  que  leurs  vobins,  les  hommes  du  nord  ont 
néanmoins  jusqu'à  présent  cédé  sur  toutes  les  questions  importantes. 
Par  le  compromis  de  1820,  ils  ont  permis  l'annexion  du  Missouri 
aux  terres  de  l'esclavage  ;  ils  ont  laissé  arracher  au  Mexique  l'état 
du  Texas,  aujourd'hui  transformé  en  pépinière  d'esclaves;  ils  ont 
abandonné  la  cause  des  colons  du  Kansas  et  pour  ainsi  dire  autorisé 
la  guerre  sauvage  qui  ensanglanta  ce  territoire;  ils  ont  voté  la  loi 
des  esclaves  fugitifs  et  décrété  que  le  nègre,  en  s' échappant,  volait 
son  propre  corps;  ils  ont,  par  la  voix  du  congrès,  permis  aux  plan- 
teurs d'introduire  leur  propriété  vivante  dans  les  territoires  malgré 
la  volonté  des  habitans;  par  la  voix  du  tribunal  suprême,  qui  est  la 
conscience  nationale  elle-même,  ils  ont  refusé  tous  les  droits  de 
l'homme  au  nègre  libre.  Encore  aujourd'hui  ils  prêtent  leurs  agens 
et  leurs  soldats  pour  maintenir  l'esclavage,  empêcher  l'insurrection 
servile,  ramener  les  nègres  fugitifs  ;  ils  célèbrent  avec  les  planteurs 


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l'eSCLATAGE  aux  ÉTATS-UNIS.  125 

les  mêmes  fêtes  en  ITionneor  d'une  liberté  qui  n'existe  que  pour  les 
blancs.  La  constitution  elle-même  s'en  va  à  la  dérive,  emportée, 
comme  une  barque  rompue,  par  un  flot  de  lois  et  de  décrets  rendus 
en  l'honneur  de  l'esclavage.  Puisque  les  hommes  du  nord  n'ont  cessé 
d'imaginer  des  compromis  avec  les  oppresseurs  de  la  race  noire, 
ils  sont  devenus  complices  et  solidaires  de  leurs  actes;  ils  n'ont  pas 
même,  comme  Pilate,  le  droit  de  se  laver  les  mains  et  de  se  procla- 
mer innocens  du  sang  injustement  répandu.  Le  mal  est  très  envahis- 
sant de  sa  nature  :  si  les  états  du  nord  ne  séparent  pas  nettement 
leur  cause  de  celle  des  esclavagistes,  leur  liberté  sera  attaquée  de 
la  gangrène,  et  la  parole  de  M.  Mac  Duflîe  deviendra  complètement 
vraie  :  «  L'esclavage  est  la  pierre  angulaire  de  notre  édifice  républi- 
cain !  »  Ces  institutions  du  sud,  où  les  habitudes  de  la  liberté  se  mé- 
langent d'une  manière  intime  avec  les  horreurs  de  l'esclavage,  exer- 
cent une  influence  tellement  délétère  que,  même  à  Libéria,  cette 
république  de  nègres  modelée  sur  le  type  de  la  république  améri- 
caine, la  servitude  a  été  rétablie  avec  tout  son  cortège  de  crimes. 
L'esclavage  domestique  y  existe  ainsi  qu'aux  États-Unis,  les  indi- 
gènes y  sont  achetés,  vendus,  battus  et  méprisés  par  leurs  nouveaux 
maîtres,  comme  le  sont  les  nègres  d'Amérique  par  leurs  maîtres 
blancs  (1).  «  Les  nouveau- venus  sont  étonnés,  dit  un  missionnaire 
noir  de  Libéria,  en  voyant  les  riches  et  les  pauvres  de  la  répu- 
blique fouetter  impunément  leurs  serviteurs  ;  mais  on  s'y  habitue 
facUement,  et  l'on  voit  dans  cet  usage  du  fouet  non  plus  une  injus- 
tice, mais  un  mal  nécessaire.  » 

On  voit  que  les  esclavagistes  occupent  une  position  très  forte, 
puisqu'ils  s'appuient  sur  la  propriété  et  sur  la  société  elle-même; 
mais  leur  plus  solide  alliée  est  la  religion.  Aflirmant,  avec  la  plupart 
des  sectes  chrétiennes,  que  le  texte  de  la  Bible  est  littéralement 
mspiré  par  Dieu  même ,  ils  disent  accepter  les  paroles  de  ce  livre 
comme  la  règle  de  leur  conduite.  En  efiet,  les  textes  bibliques  ne 
leur  manquent  point  pour  justifier  l'esclavage.  Ils  racontent  avec 
onction  l'histoire  de  la  malédiction  de  Cham  ;  ils  prouvent  que,  dans 
le  Décalogue  même,  la  possession  d'un  homme  par  un  autre  homme 
est  formellement  reconnue  ;  ils  établissent  sans  peine  que  maintes 
et  maintes  fois  les  législateurs  et  les  prophètes,  se  disant  inspirés 
de  Dieu,  ont  voué  à  l'esclavage  ou  à  la  mort  les  Jébusiens,  les 
Édomites,  les  Philistins  et  autres  peuplades  qui  guerroyaient  contre 
les  Hébreux.  Ils  aflirment  aussi,  en  s' appuyant  sur  les  textes,  que 
l'Évangile  sanctionne  implicitement  la  servitude,  et  ils  citent  l'exem- 
ple de  saint  Paul  renvoyant  à  son  maître  un  esclave  fugitif.  Forts 

(1)  Voyez  Dahomey  and  the  Dahomans,  by  Frederick  E.  Forbes,  London  1851. 


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120  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  cet  appui,  ils  ea  appellent  solennellement' au  grand  juge  doat 
ils  se  disent  les  apôtres  :  ils  maudissent  les  abolitionistes  comme 
des  blasphémateurs,  des  contempteurs  de  la  parole  divine;  ils  con- 
damnent au  feu  à  venir,  comme  du  haut  d'un  tribunal  céleste,  toas 
ceux  qui  voient  un  crime  dans  l'achat  de  l'homme  par  l'homme. 
Ayant  ainsi  mis  de  leur  côté  le  Dieu  des  armées,  ils  peuvent  tout  se 
permettre;  ils  peuvent  décréter  le  rétablissement  de  la  traite*,  la 
mise  en  esclavage  de  tous  les  nègres  libres,  au  besoin  la  mort  pour 
Tabolitioniste  blanc  :  n'ont-ils  pas  pour  eux  l'exemple  des  prophètes, 
des  juges  et  des  rois  inspirés  de  la  Judée?  Le  premier  acte  de  la 
législature  de  la  Caroline  du  sud,  en  proclamant  son  indépendance, 
a  été  de  décréter  un  jour  de  jeûne  solennel  et  d'invoquer  le  Tout- 
Puissant  «  comme  il  convient  à^un  peuple  moral  et  religieux.  » 

IL 

Le  problème  de  l'esclavage,  un  des  plus  terribles  sans  aucun 
doute  qui  aient  jamais  été  posés  devant  le  genre  humain,  serait-il 
donc  insoluble  par  des  moyens  pacifiques? 

Le  moyen  qui  se  présente  au  premier  abord  à  l'esprit, — le  rachat 
intégral  des  esclaves  américains,  —  ne  serait  praticable  que  s'il  y 
avait  accord  entre  toas  les  peuples  civilisés  en  vue  de  ce  résultat, 
car  les  finances  d'aucun  gouvernement  isolé  ne  pourraient  subvenir 
à  une  semblable  dépense.  En  1848,  la  France  a  payé  126  millions 
le  rachat  de  ses  esclaves,  l'Angleterre  avait  voté  dès  1837  la  somme 
bien  plus  considérable  de  500  millions  pour  le  même  objet  ;  mais 
si  le  gouvernement  des  États-Unis  voulait  faire  de  tous  les  esclaves 
américains  autant  d'hommes  libres  en  les  achetant  à  leurs  proprié- 
taires, il  faudrait,  en  adaptant  l'évaluation  minime  de  1,000  dollars 
par  tête,  grever  le  budget  national  d'une  somme  de  4  milliards 
200  millions  de  dollars ,  soit  plus  de  20  milliards  de  francs.  Quand 
même  les  planteurs,  avec  une  générosité  dont  ils  n'ont  guère  donné 
de  preuves,  se  contenteraient  de  l'ancienne  évaluation  fictive  de 
600  dollars  par  esclave,  évaluation  adoptée  jadis  pour  fixer  la 
quote-part  des  impôts,  l'indemnité  serait  encore  de  12  milliards. 
En  outre  les  propriétaires  d'esclaves  réclameraient  sans  aucun  doute 
12  milliards  de  plus  pour  les  dédommager  de  la  baisse  subite  et 
inévitable  du  prix  des  terres.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  manifeste- 
ment impossible  de  trouver  pour  le  rachat  des  esclaves  cette  im- 
mense rançon  à  laquelle  chaque  année  qui  s'écoule  ajoute  quelques 
centaines  de  millions  de  plus.  Admettons  cependant  que  cette  ef- 
froyable somme  puisse  être  payée,  et  que  les  nègres,  esclaves  au- 
jourd'hui, redressent  enfin  leurs  têtes  :  la  question  terrible  n'est  pas 


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l'eSCLATAGE   aux  ÉTATS-UNIS.  127 

encore  résolue,  les  blancs  et  les  noirs  ne  cessent  point  d'être  ennemis 
irréconciliables,  Fablme  de  haine  les  sépare  toujours,  et  le  souve- 
nir du  passé  condamne  la  race  nègre  à  la  misère  ou  à  la  mort.  «  Si 
on  libère  nos  esclaves,  me  disait  un  planteur,  excellent  homme  qui 
se  calomniait  certainement  lui-même,  mais  ne  calomniait  point  sa 
caste,  qu'on  nous  en  paie  d'abord  la  valeur  intégrale,  puis  qu'on  se 
hâte  de  les  éloigner  du  pays,  car,  je  vous  l'affirme,  dix  ans  après 
le  jour  de  l'émancipation,  il  ne  resterait  plus  un  seul  nègre  dans  le 
pays  ;  nous  les  aurions  tous  exterminés  à  coups  de  carabine.  »  Le 
sénateur  Hammond  prétend  que  les  nègres  donneraient  le  signal  de 
Tattaque,  mais  la  conclusion  à  laquelle  il  arrive  est  la  même  que 
celle  du  planteur  :  «  Avant  que  plusieurs  lunes  ne  fussent  révo- 
lues, s'écrie-t-il,  la  race  africaine  serait  massacrée  ou  de  nouveau 
réduite  en  esclavage  !  »  Ainsi  l'émancipation  pacifique  semble  impos- 
sible, et  la  lutte  menace  de  se  terminer  comme  à  Saint-Domingue 
par  l'expulsion  ou  l'extermination  de  Tune  des  deux  races  ennemies. 
Épouvantés  de  la  perspective  de  guerre  et  de  désordre  offerte  par 
l'émancipation,  la  plupart  des  abolitionistes,  et  M*®  Beecher  Stowe 
entre  autres,  proposent  de  renvoyer  tous  les  nègres  libres  en  Afri- 
que, et  de  leur  donner  à  coloniser  et  à  civiliser  ces  côtes  de  Guinée 
où  leurs  ancêtres  ont  été  jadis  volés  par  les  négriers.  Cette  solution 
du  problème  est  tout  simplement  impossible.  Pour  exiler  ainsi  les 
enclaves  libérés  du  sol- de  l'Amérique,  il  faudrait  d'abord  obtenir  le 
consentement  des  nègies,  dont  les  conditions^d'hygiène  ont  été  chan- 
gées par  le  climat  du  Nouveau-Monde,  et  qui  redoutent  ajuste  rai- 
son le  climat  à  la  fois  humide  et  torride  de  l'Afrique  tropicale.  Si  on 
les  transportait  malgré  eux,  on  se  rendrait  coupable  d'un  forfait 
semblable  à  celui  qu'on  a  commis  envers  leurs  ancêtres;  on  organi- 
serait sur  une  échelle  gigantesque  la  proscription  en  masse  de  plu- 
sieurs milliers  d'hommes.  Non,  puisqu'on  a  arraché  les  nègres  à  leur 
première  patrie,  qu'on  les  laisse  maintenant  dans  celle  qu'on  leur  a 
donnée  !  lis  sont  nés  en  Amérique,  ils  y  ont  passé  leur  enfance,  ils  y 
ont  souffert  :  qu'ils  puissent  enfin  y  être  heureux!  Ils  y  ont  été  tor- 
turés par  des  maîlres  :  qu'ils  deviennent  citoyens  et  jouissent  de  la 
liberté!  Le  même  sol  qui  a  vu  leur  avilissement  doit  être  le  théâtre 
de  leur  réhabilitation.  Si  plusieurs  d'entre  eux  veulent  contribuer 
par  leur  travail  à  la  prospérité  de  Libéria,  les  rapports  entre  les 
deux  continens  et  les  progrès  de  la  civilisation  ne  peuvent  qu'y  ga- 
gner; mais  n'est-il  pas  probable  et  même  certain  que  presque  tous 
les  nègres  de  l'Amérique  du  Nord  se  grouperont  peu  à  peu  dans  les 
îles  merveilleuses  de  la  mer  azurée  des  Caraïbes,  sur  les  plages  du 
golfe  du  Mexique,  dans  l'Amérique  tropicale,  où  leurs  frères  ont  déjà 
fondé  diverses  républiques  douées  de  tous  les  germes  d'une  grande 


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128  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

prospérité  future?  Qui  sait  même  sLles  magnifiques  pays  que  l'am- 
bition du  flibustier  Walker  avait  baptisés  du  nom  di  empire  indien 
ne  formeront  pas  quelque  jour  une  vaste  république  de  nègres? 

Si  les  gouvernemens  des  états  du  sud  étaient  sages,  ils  tâcheraient 
de  conjurer  les  dangers  de  l'avenir  par  une  émancipation  graduelle 
des  esclaves.  Us  devraient  d'abord  proclamer  la  liberté  de  tous  les 
négrillons  nés  ou  à  nattre  sur  leurs  plantations,  puis  les  faire  soi- 
gneusement instruire  dans  les  écoles  publiques  professionnelles,  et 
les  rendre  maîtres  absolus  de  leurs  actions  à  l'âge  de  vingt  ans. 
Tel  est,  moins  l'instruction  gratuite  et  obligatoire,  le  moyen  qu'ont 
adopté  la  plupart  des  états  du  nord  et  diverses  républiques  de 
l'Amérique  espagnole,  afin  d'obtenir  l'extinction  graduelle  de  l'es- 
clavage ;  telle  était  aussi  la  loi  que  la  législature  de  la  Virginie  fut 
sur  le  point  de  voter  dans  les  sessions  de  1881  et  de  1832,  et  qu'elle 
rejeta  par  haine  des  partis  abolitionistes  qui  commençaient  à  agiter 
l'empire.  On  devrait  aussi  permettre  aux  esclaves  de  se  louer  eux- 
mêmes  et  de  se  racheter  graduellement  en  accumulant  leurs  petites 
épargnes,  accorder  au  fils  libre,  ainsi  que  le  stipulait  dans  les  co- 
lonies françaises  la  loi  connue  sous  le  nom  de  loi  Mackau,  le  privi- 
lège de  libérer  par  son  travail  son  père,  sa  mère,  ou  les  autres  mem- 
bres de  sa  famille.  Surtout  il  faudrait  relever  les  nègres  à  leurs 
propres  yeux  en  offrant  la  liberté  en  prime  à  tous  les  esclaves  qui 
se  distingueraient  par  leur  amour  du  travail,  leur  intelligence,  leurs 
nobles  actions  :  en  prévision  de  la  liberté ,  on  formerait  ainsi  ime 
génération  qui  en  serait  digne.  Ces  mêmes  planteurs  qui  ont  pu  dé- 
cider le  gouvernement  fédéral  à  faire  offrir  plusieurs  fois  la  somme 
de  200  millions  de  dollars,  plus  d'un  milliard  de  francs,  pour 
l'achat  de  l'île  dô  Cuba,  c'est-à-dire  pour  l'annexion  d'un  million 
d'esclaves  et  l'aggravation  des  dangers  qui  les  menacent,  pourraient 
bien  consacrer  cette  même  somme  à  la  transformation  d'un  peuple 
d'esclaves  en  un  peuple  d'hommes  libres.  En  ayant  recours  à  l'ex- 
pédient de  l'émancipation  graduelle,  les  planteurs  éviteraient  une 
effroyable  guerre  de  races,  sans  avoir  à  craindre  de  se  réduire  eux- 
mêmes  à  la  mendicité.  Pendant  toute  la  durée  d'une  génération, 
ils  auraient  le  temps  de  se  préparer  à  l'avènement  de  la  liberté,  ils 
s'accoutumeraient  à  voir  à  côté  d'eux  une  foule  toujours  grossis- 
sante de  nègres  libres;  ils  se  débarrasseraient  peu  à  peu  de  leurs 
préjugés  et  de  leurs  haines,  et  devant  le  monde  se  libéreraient  du 
crime  qui  pèse  maintenant  sur  eux  et  les  signale  à  la  répulsion  de 
tous. 

CTértams  abolitionistes  espèrent  que  les  évasions  de  nègres  fini- 
ront par  diminuer  sensiblement  le  nombre  des  esclaves,  et  force- 
ront peu  à  peu  les  maîtres  à  abandonner  par  lassitude  leurs  titres 


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l'esclavage  aux  iTAT8*imiS.  120 

de  propriété.  Malheureusement  ces  âmes  naïves  ne  se  font  aucune 
idée  des  obstacles  presque  insurmontables  que  rencontrent  les  nè- 
gres ou  les  hommes  de  couleur  fugitifs.  Il  est  nuit  :  au  clair  de  la 
lune,  l'esclave  évadé  voit  disparaître  derrière  les  champs  de  caunes 
les  lourdes  cheminées  de  l'usine  et  les  pacaniers  de  la  cour  seigneu- 
riale. Il  s'échappe  par  les  fossés  d'écoulement,  afin  qu'on  ne  puisse 
suivre  ses  traces,  puis  il  s'enfonce  dans  la  forêt  sous  les  sombres 
cyprès  aux  racines  noyées.  Malgré  les  serpens  enroulés  autour  des 
troncs,  malgré  les  chats-tigres  qui  rôdent  au  milieu  des  touffes  de 
lataniers,  malgré  les  hurlemens  lointains,  toutes  ces  voix  stridentes 
ou  sifflantes  qui  sortent  des  fourrés,  malgré  les  frôlemens  des  pas 
à  demi  étouffés,  il  court,  redoutant  moins  les  terreurs  de  la  forêt 
mystérieuse  que  la  case  où  il  vient  de  laisser  femme,  enfans,  amis, 
sous  la  menace  du  fouet  de  l'économe.  Arrivé  au  bord  d'un  maré- 
cage, il  s'y  jette,  son  couteau  entre  les  dents,  et  nage  dans  la  vase 
liquide,  effarouchant  les  crocodiles  qui  plongent  à  ses  côtés  et  vont 
chercher  une  retraite  au  plus  épais  des  roseaux.  Il  atteint  l'autre 
bord  tout  couvert  de  limon  et  ^continue  sa  route,  guidé  seulement 
par  les  étoiles  qu'il  entrevoit  à  travers  le  branchage.  11  faut  qu'au 
lever  du  jour  il  ait  mis  entre  son  maître  et  lui  une  large  zone  de 
forêts  et  de  bayous ^  il  faut  que  les  chiens  ,cubanais,  dogues  au  poil 
roux,  agiles  comme  des  lévriers  et  dressés  à  la  chasse  de  Thomme, 
perdent  sa  piste  et  ne  puissent  le  traquer  dans  sa  retraite.  11  n'a 
pour  nourriture  que  des  reptiles,  les  jeunes  pousses  des  lataniers, 
ou  les  fruits  du  nénuphar  à  grand' peine  recueillis  sur  la  surface  des 
eaux  :  peu  lui  importerait  s'il  avait  du  moins  la  conscience  de  sa 
liberté  et  s'il  osait  regarder  de  l'œil  d'un  homme  libre  cette  nature 
inhospitalière  dont  il  tente  les  solitudes  inviolées;  mais  ses  mem- 
bres tremblent  comme  la  feuille,  à  chaque  instant  il  croit  enten- 
dre les  courts  aboiemens  du  terrible  chien  de  chasse,  il  s'attend 
à  voir  à  travers  le  feuillage  reluire  le  canon  de  la  carabine  du  maî- 
tre. Malgré  sa  fuite,  il  ne  s'appartient  pas  :  il  est  toujours  esclave; 
il  ne  peut  jouir  un  seul  moment  de  sa  liberté  si  chèrement  achetée. 
Le  jour,  il  se  blottit  dans  les  broussailles  à  côté  des  serpens  et  des 
lézards;  la  nuit,  il  marche  vers  le  nord  ou  vers  l'ouest,  se  hasar- 
dant parfois  sur  la  lisière  de  quelque  plantation  pour  cueillir  des  épis 
de  maïs  ou  déterrer  des  pommes  de  terre. 

Pendant  ce  voyage  de  mille  lieues  entrepris  dans  l'espoir  presque 
insensé  d'atteindre  la  terre  de  liberté  dont  il  a  vaguement  ouï  par- 
ler, qu'il  se  garde  surtout  de  se  laisser  entrevoir  par  un  homme  à 
peau  blanche  ou  même  par  un  noir,  frère  corrompu  qui  pourrait  le 
trahir  I  Qu'il  soit  plus  solitaire  et  plus  farouche  que  le  loup,  car  on 
le  considère  aussi  comme  une  bête  fauve,  et  si  le  bruit  de  son  pas- 

Tom  XXXI.  9 


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130  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sage  se  répand,  on  organise  aussitôt  une  battue  pour  sa  capture. 
Chaque  homme  est  son  ennemi,  le  blanc  parce  qu'il  est  libre,  le 
nègre  parce  qu'il  est  encore  esclave;  il  ne  peut  compter  que  sur 
lui-même  dans  cet  immense  territoire,  qu'il  mettra  des  mois  ou  des 
années  à  franchir!  Le  plus  souvent,  il  n'arrive  pas  au  terme  de  son 
voyage;  il  se  noie  dans  quelque  marécage,  il  meurt  de  faim  dans  la 
forêt,  ou  bien  il  est  suivi  à  la  piste  par  des  chasseurs  d'hommes, 
saisi  à  la  gorge  par  le  dogue  d'un  planteur  et  mené  à  coups  de 
fouet  dans  la  geôle  la  plus  voisine.  Là  on  commence  par  le  flageller 
jusqu'au  sang,  on  lui  met  au  cou  un  collier  de  fer  armé  de  deux 
longues  pointes  qui  se  recourbent  en  cornes  de  chaque  côté  de  la 
tête;  puis  on  le  condamne  aux  travaux  forcés  jusqu'à  l'arrivée  du 
maître. 

La  perspective  de  tant  de  dangers  à  braver  et  d'un  si  terrible 
insuccès  effraie  la  plupart  des  esclaves  qui  désireraient  recouvrer 
leur  liberté;  le  nombre  de  ceux  qui  tentent  ainsi  l'impossible  n'at- 
teint probablement  pas  deux  mille  par  an ,  et  la  population  totale 
des  nègres  réfugiés  dans  les  provinces  anglaises  du  Canada  s'élève 
au  plus  à  quarante  ou  quarante-cinq  mille.  Même  parmi  les  esclaves 
fugitifs,  on  aurait  tort  de  voir  toujours  des  amans  de  la  liberté  ca- 
pables de  braver  famine  et  dangers  pour  redresser  la  tête  en  levant 
vers  le  ciel  leurs  mains  libres  d'entraves.  La  plupart  des  nègres 
marrons  y  abrutis  par  la  servitude,  ne  cherchent  à  s'assurer  que  le 
loisir.  D'ordinaire  ils  s'enfuient  avant  le  commencement  des  grands 
travaux  de  l'année,  et  pendant  que  leurs  compagnons  d'esclavage 
abreuvent  les  sillons  de  leurs  sueurs,  ils  sont  nichés  dans  un  gerbier 
d'où  ils  surveillent  d'un  œil  superbe  tous  les  travaux  de  la  planta- 
tion, ou  bien  ils  parcourent  les  cy^rières  à  la  poursuite  des  sarigues 
et  des  écureuils.  La  nuit,  ils  s'introduisent  dans  les  cours,  comme 
des  renards,  pour  voler  des  poules  et  des  épis  de  maïs.  Les  plan- 
teurs connaissent  la  mollesse  et  la  lâcheté  de  ces  nègres  et  s'abstien- 
nent de  les  poursuivre,  sachant  bien  qu'ils  viendront  se  livrer  tôt  ou 
tard.  En  effet,  quand  ces  fugitifs  commencent  à  maigrir,  quand  ils  sont 
las  de  leurs  courses  aventureuses  dans  la  forêt,  et  que  la  saison  des 
grands  travaux  est  passée,  ils  se  présentent  de  nouveau  devant  leurs 
maîtres,  et  ils  en  sont  quittes  pour  une  cinquantaine  de  coups  de 
fouet  et  un  carcan  de  fer  autour  du  cou.  Que  leur  in^porte?  L'année 
suivante,  à  pareille  époque,  ils  recommenceront  leurs  douces  flâne- 
ries à  travers  les  bois  et  les  champs.  Il  n*est  peut-être  pas  dans  les 
États-Unis  une  seule  grande  plantation  qui  ne  compte  un  ou  plu- 
sieurs de  ces  nègres  coutumiers  de  marronnage.  En  revanche,  on  cite 
à  peine  un  ou  deux  exemples  d'esclaves  qui  aient  refusé  tout  travail 
par  sentiment  de  leur  dignité  et  préféré  se  suicider  sous  les  yeux  de 


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l'esclavage   kVfi  ÉTATS-UNIS.  131 

leurs  maîtres  ou  se  casser  le  bras  dans  les  engrenages  de  l'usine.  Ce 
refus  héroïque  du  travail,  si  général  chez  les  Indiens  réduits  en  es- 
clavage, est  extrêmement  rare  chez  le  nègre  ;  pour  s'affranchir,  il 
court  rarement  au-devant  de  la  mort. 

Dans  les  conditions  actuelles,  une  sérieuse  insurrection  des  esclaves 
américains  semble  assez  improbable,  et  ceux  qui  font  de  la  liberté 
des  noirs  l'espérance  de  leur  vie  ne  doivent  guère  compter  sur  une 
émancipation  violente  pour  un  avenir  prochain.  Li\Tés  à  eux-mêmes, 
les  nègres  d'Amérique  ne  se  révolteront  certainement  pas,  car  ils 
n'ont  jamais  connu  la  liberté.  Au  moins  les  esclaves  de  Saint-Do- 
mingue se  rappelaient  en  grand  nombre  les  plages  et  les  marais 
de  l'Afrique,  les  fleuves,  les  lacs  immenses  et  les  forêts  de  baobabs; 
ils  avaient  des  traditions  de  liberté.  L'esclave  américain  est  né  dans 
l'esclavage,  son  père  avant  lui  et  son  grand-père  étaient  esclaves; 
toutes  ses  traditions  sont  des  traditions  de  servitude;  il  voit  tous 
ses  ancêtres  une  bêche  à  la  mam ,  son  taattre  est  devenu  pour  lui 
une  institution,  le  destin  lui-même;  rêver  la  liberté,  c'est  rêver 
l'impossible.  Aussi  dur  que  soit  son  labeur,  il  y  est  habitué  autâtit 
qu'on  peut  l'être;  les  coups  de  fouet  sont  pour  lui  un  des  nombreux, 
mais  nécessaires  désagrémens  de  la  vie.  Il  les  subit  avec  une  rési- 
gnation de  fataliste,  car  il  a  perdu  ce  désir  de  vengeance  brutale  du 
barbare  qui  frappe  quand  il  est  frappé,  et  il  n'a  pas  encore  la  di- 
gnité de  l'homme  libre  qui  brise  en  même  temps  les  entraves  mo- 
rales et  les  chaînes  de  fer.  Aussi  les  propriétaires  d'esclaves  redou- 
tent fort  peu  une  insurrection  spontanée,  ils  feignent  même  de  ne 
craindre  aucun  mouvement  sérieux  dans  le  cas  d'une  guerre  avec 
l'étranger  ou  avec  les  états  du  .nord;  d'après  eux,  le  nègre  asservi 
n'est  jamais  un  homme  et  ne  peut  comprendre  le  langage  de  la  li- 
berté. Il  est  possible  en  effet  qu'à  l'origine  même  d'une  guerre  la  po- 
pulation esclave  restât  soumise  :  lors  de  la  courageuse  tentative  de 
John  Brown,  on  a  vu  les  nègres  libérés  refuser  eux-mêmes  de  prendre 
les  armes;  habitués  à  l'obéissance,  ils  demandaient  à  continuer  leurs 
travaux  serviles,  comme  si  l'heure  de  la  liberté  n'eût  pas  déjà  sonné. 
Les  dangers  ne  pouvaient  devenir  imminens  pour  les  maîtres  que 
si  cette  lutte,  commencée  par  des  blancs,  se  fût  prolongée  pendant 
quelques  semaines. 

A  tort  ou  à  raison,  les  planteurs  du  sud  voient  plus  de  sécurité 
que  de  sujets  de  crainte  dans  la  possession  d'un  grand  nombre  d'es- 
claves, car  plus  ils  auront  de  nègres  à  leur  service ,  et  plus  ils 
décourageront  le  travail  libre,  forçant  à  l'émigration  tous  les  blancs 
non  propriétaires  d'esclaves.  Leur  idéal  serait  de  rester  seuls  dans 
le  pays  avec  leurs  chiourmes  de  noirs,  sans  que  pereonne  vînt  ja- 
mais s'ingérer  dans  leurs  affaires.  Aussi  demandent-ils  impérieu- 


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132  BEYUB   DBS  DEUX  HONDEâ« 

sèment  le  rappel  des  lois  qui  abolissent  la  traite,  ils  réclament  le 
droit  inaliénable  des  citoyens  libres  de  pouvoir  voler  des  noirs  par 
milliers  sur  les  côtes  d'Afrique»  pour  les  faire  travailler  dans  les 
marais  fiévreux  des  Carolines  et  de  la  Floride.  Plusieurs  fois  les 
législateurs  de  la  Caroline  du  sud  et  des  états  limitrophes  ont  de- 
mandé que  les  nègres  capturés  sur  les  navires  négriers  par  les  croi- 
seurs américains  fussent  vendus  comme  esclaves  «  et  déjà  en  1858 
les  officiers  fédéraux  ont  été  obligés  de  faire  pointer  les  canons  d'un 
fort  sur  la  populace  de  Charleston  pour  sauver  une  cargaison  de 
noirs  délivrés. 

En  fait,  la  traite  des  nègres,  officiellement  abolie  en  1808  mal- 
gré l'opposition  du  Massachusetts  et  de  quelques  autres  états,  est 
rétablie,  et  s'exerce  avec  le  même  accompagnement  d'horreurs 
qu'autrefois.  Des  armateurs  de  Boston,  de  New-York,  de  Charles- 
ton,  de  la  Nouvelle -Orléans,  fondent  des  sociétés  par  actions  de 
1,000  dollars  chacune,  et  font'appel  aux  capitaux,  comme  ils  le 
feraient  pour  une  entreprise  commerciale  ordinaire.  La  perspective 
d'un  bénéfice  considérable  attire  un  grand  nombre  de  bailleurs  de 
fonds,  et  bientôt  de  magnifiques  navires,  dont  la  destination  n'est 
un  mystère  pour  personne,  mais  qui  sont  munis  de  papiers  parfaite- 
ment en  règle,  quittent  le  port  et  cinglent  vers  La  Havane,  où  ils 
prennent  leur  provision  d'eau,  —  du  rhum  et  des  fusils  pour  com- 
mercer avec  les  marchands  de  nègres,  —  des  ceps  et  des  menottes 
pour  amarrer  leur  cargaison  future.  D'avance  la  compagnie  expédie 
sur  les  côtes  de  Guinée  ou  de  Mozambique  des  agens  chargés  d'ache- 
ter des  esclaves  et  de  signaler  aux  négriers  la  présence  des  croiseurs 
par  de  grands  feux  allumés  sur  la  plage  ;  quelquefois  aussi  elle  en- 
voie à  la  côte  d'Afrique  de  petits  navires  pourvus  des  provisions  né- 
cessaires. Les  bâtimens  de  la  compagnie,  souples  et  légers  clippers^ 
qui  volent  comme'des  oiseaux  devant  la  brise,  mouillent  à  l'endroit 
convenu,  embarquant  les  hommes  troqués  contre  quelques  barri- 
ques d'eau-de-vie,  et  remettent  aussitôt  le  cap  sur  l'île  de  Cuba,  où 
des  autorités  complices  vérifient  les  marchandises  et  visent  les  pa- 
piers du  capitaine.  Si  les  navires,  malgré  leur  agilité,  ne  peuvent 
échapper  à  la  poursuite  des  frégates  anglaises,  il  leur  reste  toujours 
la  suprême  ressource  de  hisser  l'inviolable  drapeau  américain.  Se 
mettant  ainsi  sous  la  protection  de  la  glorieuse  république,  ils  peu- 
vent être  sûrs  d'être  épargnés,  et  quand  même  ils  seraient  menés 
dans  un  poft  des  États-Unis,  à  Norfolk  ou  à  New- York,  ils  n'igno- 
rent point  que  la  complicité  morale  et  les  temporisations  de  leurs 
juges  les  rendront  bientôt  à  la  liberté. 

Les  profits  d'un  pareil  commerce  sont  énormes.  Autrefois,  lors- 
qu'un seul  navire  sur  trois  échappait  aux  croiseurs,  le  négrier  réa- 


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l'esclavage   aux  ÉTATS-UNIS.  13S 

lisait  un  bénéGce  considérable,  et  depuis  que  de  grandes  compa- 
gnies d'actionnaires  ont  remplacé  l'industrie  privée,  les  profits  ont 
singulièrement  augmenté,  car  les  risques  diminuent  progressive- 
ment à  mesure  qu'on  emploie  un  plus  grand  nombre  de  bâtimens. 
On  a  calculé  qu'en  sauvant  un  seul  navire  sur  six,  on  pourrait,  par 
la  vente  de  la  cargaison  humaine,  réaliser  encore  un  très  joli  béné- 
fice, défalcation  faite  de  toutes  les  dépenses.  Or  les  croiseurs  an- 
glais et  américains  ne  capturent  guère  qu'un  négrier  sur  trois,  et 
l'esclave  acheté  de  20  à  100  francs  sur  la  côte  de  Guinée  est  re- 
vendu en  moyenne  plus  de  1,000  fr.  aux  planteurs  de  Cuba.  Les 
capitaines  de  navires  négriers,  après  avoir  débarqué  leur  cargaison, 
abandonnent  parfois  leurs  bâtimens  au  milieu  des  éci^ils;  la  perte 
d'un  navire  ébrèche  à  peine  leur  énorme  bénéfice.  Un  négrier,  don 
Eugenio  Vinas ,  a  réalisé  en  1859 ,  à  son  quatre-vingt-cinquième 
voyage,  sur  une  cargaison  de  douze  cents  nègres,  dont  quatre  cent 
cinquante  sont  morts  en  route,  un  bénéfice  net  de  900,000  fr.,  sans 
compter  500,000  fr.  distribués  généreusement  aux  autorités  cuba- 
naises.  En  1857,  on  estimait  les  profits  des  sociétés  de  traite  à  l',A0O 
pour  100  dans  la  seule  année.  Ce  sont  là  des  chiffres  de  nature  à  faire 
impression  sur  les  spéculateurs  yankees;  aussi  les  actions  des  compa- 
gnies de  négriers  sont-elles  en  grande  faveur  sur  les  marchés  de 
New- York  et  de  Boston,  et  les  navires  qui  vont  acheter  du  bois  d'é^ 
bêne  sur  la  c6te  de  Guinée  sont  accompagnés  dans  leur  traversée 
par  les  vœux  de  bien  des  négocians,  d'ailleurs  très  pieux  et  très 
honorables.  Dans  les  deux  seuls  mois  de  mars  et  d'avril  1858,  cin- 
quante navires,  presque  tous  américains  et  pouvant  contenir  envi- 
ron six  cent  cinquante  esclaves  chacun,  sont  partis  de  La  Havane. 
On  peut  évaluer  à  quatre-vingt-dix  environ  le  nombre  des  bâtimens 
employés  au  service  de  la  traite  entre  l'tle  de  Cuba  et  l'Afrique. 
Quarante  mille  esclaves  sont  débarqués  chaque  année  dans  les  ports 
de  l'Ile  :  c'est  donc  bien  inutilement  que  les  vaisseaux  anglais  croi- 
sent depuis  quarante  ans  dans  l'Atlantique  à  la  recherche  des  né- 
griers; le  milliard  dépensé  par  le  gouvernement  anglais  pour  les 
croisières  n'a  servi  qu'à  rendre  la  traite  plus  horrible. 

Ces  quarante  mille  noirs  ne  restent  pas  tous  dans  l'tle  de  Cuba; 
un  grand  nombre  d'entre  eux  sont  importés  aux  États-Unis  sur  des 
bateaux  pécheurs.  En  outre,  des  cargaisons  d'esclaves  sont  directe- 
ment expédiées  de  Guinée  aux  états  du  sud ,  ainsi  que  l'a  prouvé 
l'aflaire  du  négrier  Wanderer.  Cependant,  en  Amérique  comme  en 
tant  d'autres  colonies,  on  cherche  à  recruter  de  nouveaux  esclaves 
sous  le  nom  moins  odieux  d'engagés  ou  d'immigrans  libres.  Ainsi  la 
législature  de  la  Louisiane  a  récemment  chargé  la  maison  de  com- 
merce Brigham  d'introduire  dans  l'état  deux  mille  cinq  cents  Afri- 


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ISA  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

caios  libres,  à  la  condition  d'obtenir  de  ces  Africains  un  engagement 
pour  une  période  d'au  moins  quinze  années.  Les  raisons  invoquées 
par  le  rapporteur  sont  d'une  étrange  hypocrisie.  A  l'en  croire,  il  s'agit 
surtout  d'assurer  le  bonheur  de  ces  noirs,  de  les  faire  passer  de  la 
servitude  la  plus  abjecte,  des  ténèbres  de  l'intelligence,  de  la  dé- 
gradation morale,  à  une  liberté  relative,  à  une  vie  de  travail  adou- 
cie par  l'influence  heureuse  du  christianisme;  il  s'agit  de  procurer 
à  «es  infortunés  Africains  toutes  les  douceurs  de  la  vie  des  esclaves 
d'Amérique,  «  les  gens  les  plus,  heureux  qui  vivent  sous  le  so- 
leil... D'ailleurs  l'introduction  de  nègres  libres  dans  l'état  et  leur 
vie  en  commun  avec  les  esclaves  ne  peuvent  créer  aucun  danger, 
car  la  couleur  de  leur  peau,  leur  ignorance,  leurs  habitudes,  le  genre 
de  travail  qu'on  exigera  d'eux,  les  mettront  exactement  sur  le  même 
niveau  que  les  esclaves  déjà  établis  dans  le  pays.  Et  quand  le  terme 
de  leur  engagement  sera  expiré,  il  nous  suffit  de  dire  [we  need  say 
no  more)  qu'ils  pourront  s'engager  de  nouveau,  ne  fût-ce  que  pour 
une  période  qui  leur  permette  d'acquérir  les  moyens  de  retourner 
dans  leur  patrie  ou  dans  la  république  de  Libéria,  dont  ils  appré- 
cieront les  institutions  libérales  et  chrétiennes,  grâce  à  l'apprentis- 
sage qu'ils  en  auront  fait  sur  le  sol  américain.  »  Enfin  le  rapporteur 
termine  par  un  argument  devant  lequel  toute  opposition  doit  cé- 
der. «  Ceux,  dit-il,  qui,  sous  prétexte  d'humanité  ou  de  philanthro- 
pie chrétienne,  repoussent  l'introduction  sur  le  sol  louisianais  de 
ces  Africains  sauvages,  ignorans^  dégradés,  non-seulement  s'ap- 
puient sur  de  faux  raisonnemens,  mais  encore,  sans  le  savoir,  se 
rangent  du  côté  de  nos  adversaires,  les  abolitionistes  du  nord!  »>  Qui 
peut  douter,  après  cette  harangue,  que  la  prétendue  immigi-ation 
libre  ne  soit  en  réalité  l'esclavage  lui-même  sous  une  forme  non 
moins  odieuse? 

Quel  sera  le  résultat  inévitable  du  rétablissement  de  la  traite,  si 
les  états  du  sud,  libres  enfin  d'agir  à  leur  guise,  en  arrivent  à 
violer  ouvertement  les  lois  fédérales?  Ce  sera  l'aggravation  de  la 
mortalité  parmi  les  nègres  d'Amérique,  et  par  conséquent  le  man- 
que de  bras.  Il  deviendra  plus  coûteux  d'élever  un  enfant  noir  pen- 
dant de  longues  années  que  d'acheter  un  robuste  travailleur.  Sans 
que  pour  cela  les  maîtres  aient  conscience  de  leur  barbarie,  ils  s'oc- 
cuperont moins  de  la  santé  des  négrillons,  et  ils  les  laisseront  mou* 
rîr,  ou  bien,  comme  les  planteurs  de  Cuba,  ils  n'achèteront  plus  de 
femmes  et  n'importeront  que  des  hommes  dans  la  force  de  l'âge. 
Le  marché  étant  constamment  fourni  de  travailleurs  à  bas  prix, 
les  planteurs  craindront  aussi  beaucoup  moins  de  surmener  leurs 
nègres.  Ce  qui  s'est  vu  à  la  Jamaïque,  dans  les  petites  Antilles,  au 
Brésil,  011,  malgré  l'introduction  constante  de  nouveaux  esclaves,  le 


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l'esclavage   aux   ÉTATS-UNIS.  135 

nombre  total  de  la  population  de  couleur  diminuait  constamment,  se 
renouvellera  peut-être  aux  États-Unis.  En  même  temps  les  besoins 
des  planteurs  développeront  la  traite  sur  une  échelle  toujours  plus 
étendue,  et  TAfrique  ne  sera  plus  considérée  par  eux  que  comme  un 
immense  dépôt  oh  il  suffira  de  puiser  pour  combler  les  vides  faits 
dans  les  rangs  des  esclaves  américains.  Ne  voyons-nous  pas  les  ha- 
bitans  de  Maurice  et  de  la  Réunion  s'occuper  bien  plus  de  faire  ve- 
nir de  nouveaux  travailleurs  que  d'utiliser  ceux  qu'ils  ont  déjà  sous 
la  main?  Et  cependant  ces  créoles  n'ont  pas,  comme  les  planteurs 
de  l'Amérique,  le  malheur  d'être  les  maîtres  absolus  des  hommes 
qu'on  leur  amène  de  par-delà  les  mers. 

Les  faits  que  nous  avons  cités  prouvent  combien  sont  difficiles  à 
surmonter  les  obstacles  qui  s'opposent  à  la  libération  des  esclaves 
d'Amérique;  mais,  il  faut  l'avouer  avec  tristesse,  ce  qui  fait  la  plus 
grande  force  des  esclavagistes,  ce  n'est  pas  leur  terrible  solidarité, 
ni  l'audace  effrayante  avec  laquelle  ils  se  jettent  dans  les  hasards 
de  la  traite;  ce  n'est  pas  la  lâcheté  ni  l'ignorance  de  leurs  nègres  : 
c'est  l'inconséquence  de  leurs  ennemis  du  nord.  On  sait  combien  il 
est  facile  de  se  laisser  abuser  par  les  mots  et  d'accepter  paresseuse- 
ment des  opinions  toutes  faites,  même  à  l'endroit  des  choses  les  plus 
graves.  C'est  ainsi  que  dans  le  monde  entier  la  plupart  de  ceux 
qui  s'occupent  plus  ou  moins  vaguement  de  politique  sont  d'ac- 
cord pour  admettre  que  les  abolitionistes  n'ont  d'autre  vœu  que 
Témancipation  des  noirs,  leur  admission  comme  citoyens  dans  la 
grande  communauté  républicaine,  la  fraternité  des  racés,  la  récon- 
ciliation universelle.  Hélas!  il  en  est  tout  autrement,  et  la  plupart 
des  abolitionistes  ne  réclament  l'extinction  de  l'esclavage  que  pour 
éviter  aux  blancs  la  concurrence  du  travail  servile  :  c'est  par  haine, 
non  par  amour  des  noirs,  qu'ils  demandent  l'affranchissement  des 
déshérités.  Certainement  il  est  dans  les  rangs  du  parti  républi- 
cain bien  des  hommes  de  dévouement  et  d'héroïsme  qui  voient 
des  frères  dans  ces  esclaves  à  peau  noire,  et  ne  craindraient  pas  de 
donner  leur  vie  pour  la  cause  de  la  liberté.  Garrison,  l'imprimeur 
indomptable,  Dana,  Gerritt  Smith,  bieii  d'autres  encore  se  laissent 
abreuver  d'outrages,  et  rien  n'a  pu  dompter  leur  énergique  amour 
de  la  race  vaincue;  le  publiciste  Bayley,  sachant  qu'un  mot  de 
liberté  prononcé  devant  les  opprimés  vaut  mieux  que  de  grands 
discours  tenus  à  des  hommes  libres,  installe  ses  presses  dans  le 
Kentucky  en  plein  territoire  ennemi,  et  pendant  plusieurs  années, 
aidé  de  ses  nobles  (ils  et  de  ses  ouvriers,  repousse  les  attaques 
des  incendiaires  et  des  assassins;  Sumner,  indignement  insulté 
et  battu  comme  un  esclave  en  plein  sénat,  devant  les  représentans 
de  la  république,  retourne  courageusement  à  son  poste  combattre 


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136  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

ces  ennemis  qui,  ne  pouvant  lui  répondre,  ont  voulu  le  déshonorer; 
Thomas  Garrett,  le  quaker  héroïque,  procure  pendant  sa  vie  une 
retraite,  des  secours  et  la  liberté  à  plus  de  deux  mille  esclaves  fugi- 
tifs; John  Brown  et  ses  compagnons  luttent  noblement  et  meurent 
plus  noblement  encore.  Une  femme  aussi.  M'"*  Beecher  Stowe,  a  pu 
intéresser  le  monde  entier  à  la  cause  du  nègre  opprimé;  elle  a  fait 
pleurer  d'innombrables  lecteurs,  elle  a  du  coup  rangé  parmi  les  abo- 
litionistes  toutes  les  femmes,  tous  les  enfans,  tous  les  cœurs  accessi- 
bles à  la  pitié.  Et  que  dire  de  tant  d'autres  héros  aux  noms  inconnus, 
qui,  au  mépris  des  lois  iniques  de  leur  patrie,  ont  délivré  des  esclaves, 
les  ont  aidés  dans  leur  fuite  vers  le  Canada,  les  ont  défendus  au  péril 
(le  leur  vie,  et,  saisis  par  les  planteurs,  ont  été  pendus  à  une  branche 
sans  autre  forme  de  procès?  Le  nombre  de  ces  hommes  de  cœur  a, 
nous  le  croyons,  beaucoup  augmenté  dans  ces  dernières  années; 
n^alfaeureusement  il  n'est  pas  encore  assez  considérable  pour  con- 
stituer un  parti ,  et  ceux  qui  entreprennent  la  croisade  électorale 
contre  l'esclavage,  ceux  qui  nomment  la  majorité  des  représentans 
dans  le  congrès  de  Washington  et  tiennent  aujourd'hui  le  sort  de  la 
république  entre  leurs  mains,  sont  animés  en  général  par  des  mo- 
biles tout  autres  que  le  dévouement  et  la  justice  :  ils  ont  en  vue 
leurs  intérêts  matériels,  et  non  le  bonheur  des  nègres.  Dans  leurs 
philippiques  contre  les  habitans  du  sud,  les  hommes  du  nord  ne 
sont  pas  avares  des  mots  de  justice  et  de  liberté;  mais  on  ne  s'a- 
perçoit point  que,  dans  leurs  propres  états,  ils  s'efforcent  d'élever 
les  nègres  à  leur  niveau.  Des  prédicateurs  de  la  Nouvelle-Angleterre 
tonnent  du  haut  de  leurs  chaires  contre  le  péché  de  l'esclavage,  des 
poètes  marquent  dans  leurs  vers  brùlans  les  ignobles  marchands 
d'esclaves,  des  comités  de  dames  se  réunissent  pour  lire  des  bro- 
chures abolitionistes ,  des  ouvriers  s'assemblent  en  tumulte  pour 
arracher  un  esclave  fugitif  des  mains  de  ses  persécuteurs;  mais  ces 
défenseurs  si  zélés  pour  la  cause  de  leurs  frères  asservis  dans  les 
plantations  lointaines  ne  se  souviennent  pas  qu'ils  ont  près  d'eux  des 
frères  noirs  qu'ils  pourraient  aider  et  aimer  :  ils  ne  peuvent  chérir 
les  nègres  s'ils  n'habitent  au  sud  du  36*  degré  de  latitude. 

On  l'a  vu  récemment,  lors  de  la  guerre  du  Ransas  entre  les  plan- 
teurs du  Missouri  et  les  colons  venus  de  New- York  et  du  Massachu- 
setts. Dans  ce  nouveau  territou*e,  les  hommes  de  liberté  et  les 
hommes  d'autorité  s'étaient  donné  rendez-vous  en  champ  clos  :  l'a- 
venir était  aux  prises  avec  le  passé,  la  république  démocratiq^ue 
avec  la  féodalité  esclavagiste.  Que  n'espérait-on  pas  de  cette  lutte 
suprême  entre  les  deux  principes,  de  ce  choc  entre  le  bien  et  le 
mal  I  Enfm  les  abolitionistes  triomphans  allaient  travailler  au  bon- 
heur de  la  race  nègre  si  longtemps  sacrifiée,  ils  allaient  fonder  un 


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L*ESCLATÂGE   AUX  ÉTATS-UNIS.  187 

état  où  la  liberté  ne  serait  pas  un  vain  mot,  od  la  justice  serait  la 
même  pour  les  hommes  de  toutes  les  races,  où  le  soleil  luirait  éga- 
lement pour  tous!  La  fusion  allait  s'opérer  entre  les  noirs  et  les 
blancs;  un  refuge  s'ouvrait  à  tous  les  fugitifs,  la  liberté  conviait 
tous  les  esclaves  à  un  banquet  fraternel  d'amour  et  de  paix.  C'était 
l'attente  universelle,  et  les  hommes  de  progrès  tressaillaient  d'aise 
en  pensant  à  la  victoire  prochaine  des  abolitionistes  de  Lawrence 
et  de  Topeka.  Qu'ont -ils  fait  cependant?  Au  lieu  de  donner  des 
armes  aux  nègres  fugitifs  et  de  leur  dire  :  «  Défendez- vous  1  »  ils 
ont  commencé  par  expulser  tous  les  hommes  de  couleur  qui  habi- 
taient le  territoire;  puis  ils  ont  inscrit  en  tête  de  la  constitution  qu'ils 
votaient  une  défense  formelle  à  tout  nègre,  qu'il  fût  esclave  ou  libre, 
de  jamais  mettre  le  pied  sur  leur  territoire.  Le  blanc  seul  peut 
avoir  une  patrie  :  peu  importe  que  le  noir  vive  ou  meure  sur  la 
terre  d'esclavage;  mais  que  jamais  il  ne  vienne  souiller  de  sa  pré- 
sence une  terre  de  liberté  !  Il  est  vrai  que  cette  décision  des  free- 
soilers  du  Kansas  n'a  pas  été  acceptée  par  John  Brown,  Montgomery 
et  d'autres  abolitionistes  militans  qui  6nt  libéré  un  grand  nombre  de 
nègres  missouriens  et  les  ont  expédiés  vers  le  Canada;  mais  elle  n'en 
a  pas  moins  été  rendue.  Telle  a  été  aussi  la  décision  du  nouvel  état 
de  rOrégon,  celle  de  F  Illinois  et  de  plusieurs  autres  états  qui  ne 
manquent  jamais  d'envoyer  au  congrès  de  chauds  défenseurs  de  la 
liberté.  L'Ohio,  qui  s'était  toujours  vanté  de  sa  généreuse  hospita- 
lité envers  les  nègres  libres,  vient  de  décider,  par  Torgane  de  sa 
cour  suprême,  que  les  enfans  de  couleur  ne  pourront  désormais  être 
admis  dans  les  écoles  primaires  fréquentées  par  les  blancs.  A  peine 
l'état  de  New- York  avait-il  donné  la  grande  majorité  de  ses  voix  à 
M.  Lincoln  dans  l'élection  présidentielle  de  1860,  qu'il  votait  en 
masse  contre  là  concession  du  droit  de  suffrage  aux  nègres  qui  ne 
possédaient  pas  150  dollars.  Après  avoir  vu  les  injustices  commises 
par  les  esclavagistes  contre  les  nègres,  il  nous  est  sans  doute  réservé 
de  voir  celles  que  commettront  les  abolitionistes  triomphans. 

La  raison  avouée  de  cette  exclusion  des  noirs  est  une  prétendue 
incompatibilité  entre  les  hommes  des  deux  races;  mais  la  raison  vé- 
ritable est  que  les  nègres,  en  offrant  leurs  bras  dans  le  grand  mar- 
ché du  travail,  font  une  concurrence  sérieuse  aux  blancs  et  déter- 
minent une  dépréciation  dans  le  taux  des  salaires.  Quatre  millions 
d'esclaves,  mal  logés,  mal  vêtus,  mal  nourris,  produisent  le  tabac 
et  d'autres  denrées  à  meilleur  marché  que  les  agriculteurs  du  nord 
ne  peuvent  les  fournir;  de  même,  si  des  millions  de  nègres  libres 
étaient  admis  dans  les  états  du  nord,  tous  les  ouvriers  blancs  de- 
vraient immédiatement  se  contenter  pour  leur  travail  d*une  rému- 
nération comparativement  bien  plus  /aible  qu'aujourd'hui  :  c'en 


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138  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

est  assez  pour  que  les  nègres  soient  mis  au  ban  da  la  république. 
Une  seule  et  raême  raison»  la  haine  de  toute  concurrence,  rend 
ainsi  les  habitans  du  nord  à  la  fois  abolitionistes  et  négrophobes. 
Que  de  fois  à  Cincinnati  et  dans  d'autres  grandes  villes  des  états 
libres  les  ouvriers  blancs  se  sont  mis  en  grève  pour  obliger  les  pro- 
priétaires des  fabriques  ou  les  entrepreneurs  de  constructions  à 
renvoyer  les  nègres  qu  ils  faisaient  travailler!  Il  en  est  de  même  à 
Saint-Louis,  la  métropole  des  états  mississipiens  et  peut-être  la  fu- 
ture capitale  des  États-Unis.  Dans  cette  ville,  le  parti  négrophobe 
ou  soi-disant  républicain  l'emporte  d'ordinaire  dans  les  élections 
municipales;  mais,  sous  prétexte  de  donner  la  liberté  aux  noirs,  la 
plupart  des  votans  n'ont  en  vue  que  de  les  affamer  et  de  les  exter- 
miner par  la  misère.  Les  planteurs  du  Missouri,  qui,  lors  de  la 
guerre  du  Kansas,  se  sont  hâtés  de  vendre  leurs  nègres  sur  les  mar- 
chés du  sud,  afin  de  se  prémunir  contre  l'insurrection  de  ces  es- 
claves ou  l'invasion  des  bandes  de  John  Brown,  sont  aussi  devenus 
abolitionistes  à  leur  manière  depuis  que  leur  fortune  ne  repose  plus 
sur  le  travail  servile.  N'ayatt  plus  d'esclaves,  rien  n'est  plus  natu- 
rel pour  eux  que  de  se  faire  les  ennemis  acharnés  de  ceux  qui  ea 
possèdent.  Il  ne  faut  donc  point  s'étonner  si  beaucoup  de  nègres  in- 
telligens  redoutent  leurs  prétendus  libérateurs  bien  plus  encore  que 
leurs  maîtres  :  pour  ceux-ci,  ils  ne  sont  que  hors  la  loi;  pour  les 
hommes  du  nord,  ils  sont  souvent  hors  l'humanité. 

Aussi  la  vie  du  nègre  libre  dans  les  états  du  nord,  toujours  plus  que 
difficile,  est-elle  souvent  même  intolérable.  Tandis  que  la  population 
de  couleur  augmente  dans  les  états  à  esclaves  avec  une  rapidité  sans 
égale,  elle  reste  stationnaire  ou  ne  s'accroît  qu'avec  une  extrême 
lenteur  dans  la  prétendue  terre  de  liberté.  Le  recensement  de  l'état 
de  New- York  prouve  que  le  nombre  des  hommes  de  couleur  a  di- 
minué de  3,000  en  cinq  années,  de  1850  à  1855,  tandis  que  la 
population  blanche  s'élevait  de  3  millions  à  3,500,000.  En  même 
temps  la  population  de  couleur  se  dégradait  et  s'avilissait  par  les  dé- 
bauches, s'atrophiait  par  des  maladies  de  toute  espèce.  Dans  la  ville 
de  New- York,  qui  compte  environ  10,000  personnes  de  couleur,  la 
plupart  des  hommes  de  sang  mêlé  tiennent  des  cabarets  de  bas 
étage,  pu  bien  se  promèneat  sur  les  quais  du  port  à  la  recherche  de 
travaux  serviles;  les  femmes,  nées  et  élevées  dans  les  taudis  les  plus 
affreux,  se  livrent  à  une  abjecte  prostitution;  les  enfans,  rongés  de 
scrofules  et  de  vermine,  sont  dès  leur  naissance  de  vils  parias  con- 
damnés à  l'infamie.  Les  noirs  et  les  mulâtres  qui  exercent  une  pro- 
fession régulière  dans  la  grande  cité  forment  au  plus  la  sixième 
partie  de  la  population  de  couleur;  ils  sont  presque  tous  hommes  de 
peine.  Les  six  médecins,  les  sept  instituteurs  et  les  treize  pasteurs 


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l'esclavage   aux   ÉTATS-UNIS.  139 

comptés  parmieux  en  1850  exerçaient  leur  profession  uniquement 
au  service  de  leurs  frères  de  couleur.  Dans  les  autres  grandes  villes 
du  nord,  les  Africains,  sans  être  aussi  malheureux  qu*à  New- York, 
sont  en  général  très  misérables.  Et  pourquoi  les  noirs  des  états 
libres  sont-ils  ainsi  en  proie  au  vice,  à  la  misère  et  à  la  njaladie,  si 
ce  n'est  parce  que  toutes  les  carrières  honorables  leur  sont  fermées 
et  les  ateliers  interdits?  Ils  ne  peuvent  travailler  à  côté  du  blanc, 
monter  dans  la  même  voiture,  manger  à  la  même  table  (1),  s'as- 
seoir dans  la  même  église  pour  adorer  le  même  Dieu.  Les  mi- 
nistres, qui,  du  haut  de  leurs  chaires,  invoquent  le  Seigneur  en 
faveur  des  opprimés  de  toutes  les  nations,  s'abstiennent,  par  déli- 
catesse envers  les  blancs,  de  dire  un  seul  mot  des  nègres.  Ceux-ci 
ont  des  voitures,  des  églises  et  des  écoles  à  part.  A  Boston,  capitale 
de  l'abolitionisme,  il  n'existe  qu'une  seule  école  noire,  et  les  en- 
fans  de  couleur  doivent  s'y  rendre  d'une  distance  de  plusieurs  ki- 
lomètres. Et  cependant  les  gens  de  sang  mêlé  ont  une  telle  ambition 
de  se  rapprocher  des  blancs  qu'ils  fréquentent  assidûment  les  rares 
écoles  ouvertes  pour  eux ,  et  sont  en  moyenne  plus  instruits  que  les 
blancs  des  états  du  sud  (2)  ;  mais,  çn  dépit  de  leurs  efforts,  ils  sont 
rejetés  dans  le  déshonneur. 

Si  les  états  du  nord  étaient  une  terre  de  liberté,  comme  on  se 
plaît  à  l'affirmer,  on  pourrait  compter  par  centaines  de  mille  les 
esclaves  fugitifs.  En  été,  lorsque  l'Ohio  n'est  plus  qu'un  mince  filet 
d'eau  serpentant  à  travers  les  galets,  tous  les  esclaves  des  propriétés 
de  la  Virginie  et  du  Kentucky  situées  sur  ses  bords  pourraient  s'en- 
fuir sans  difficulté  et  gagner  la  terre  promise.  Ainsi ,  de  proche  en 
proche,  le  vide  se  ferait  dans  les  plantations  des  frontières,  et  bien- 
tôt les  planteurs  ne  pourraient  empêcher  la  désertion  qu'en  main- 
tenant des  armées  permanentes;  mais  les  bords  de  l'Ohio  sont  gardés 
par  l'égoïsme  et  l'avidité  des  riverains  bien  mieux  qu'ils  ne  le  se- 
raient par  une  armée  ou  par  une  muraille  de  fer.  Les  nègres  n'osent 
franchir  le  fleuve,  parce  qu'au-delà  ils  s* attendent  à  ne  voir  que  des 
ennemis.  Quand  même  les  autorités  fédérales  n'oseraient  les  pour- 
suivre dans  la  crainte  de  se  heurter  contre  le  patriotisme  chatouil- 

(i)  On  attribue  en  général  au  souvenir  d*aflh>nts  de  cette  espèce  le  refus  opposé  par 
Kamehameba  IV  à  la  ratification  du  traité  de  cession  des  lies  Sandwich  (]^'avait  conclu 
son  père.  Voyageant  dans  la  république  américaine  en  sa  qualité  de  prinoe  royal,  on  lui 
défendit  en  plusieurs  villes  de  s'asseoir  à  la  même  table  que  les  citoyens  ^  TUnion. . 

(2)  D'après  le  recensement  de  1^50,  sur  une  population  de  196,016  personnes  de  cou- 
leur habitant  le  nord,  22,043,  plus  d*un  neuvième,  fréquentaient  les  écoles.  Pour  les 
blancs  du  sud,  la  proportion  est  de  moins  d'on  dixième.  Dans  le  Blassachdsetts,  la  popu- 
lation de  couleur  envoie  aux  écoles  un  sixième  dé  son  effectif  :  c*est  dire  que  les  nègres 
libres  de  cet  état  n*ont  rien  à  envier  à  la  Prusse  sous  le  report  de  Tinstruction  él^ 
mentaire. 


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140  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leux  des  habitans  de  TObio,  les  fugitifs  ne  saursdent  éviter  la  mi^ 
sëre  et  la  faim.  Ainsi  le  point  d'appui  le  plus  solide  de  l'esclavage 
est  le  mépris  que  la  grande  majorité  des  soi-disant  abolitionistes 
du  nord  affichent  eux-mêmes  pour  les  nègres.  Les  planteurs  peuvent 
justement  affirmer  que  leurs  esclaves  sont  mieux  soignés,  mieux 
nourris,  moins  soupçonnés,  moins  méprisés  et  matériellement  plus 
heureux  que  ne  le  sont  les  pauvres  nègres  libres  du  nord;  ils  peu- 
vent déclarer,  sans  crainte  d'être  contredits,  que  les  propriétabres 
les  plus  cruels  envers  1^  esclaves,  ceux  qui  exercent  leurs  préten- 
dus droits  de  maîtres  avec  la  plus  grande  rigueur,  sont  des  spécu- 
•  lateurs  venus  des  états  yankees;  ils  prouvent  aussi  que  presque  tous 
les  négriers  sont  armés  et  équipés  dans  les  ports  de  New-York  et 
de  la  Nouvelle-Angleterre  au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde.  Entre 
les  planteurs  et  la  majorité  des  membres  du  parti  républicain,  il 
n'existe  donc  pas  de  lutte  de  principes,  mais  seulement  une  lutte 
d'intérêts.  C'est  là  ce  qui  fait  la  force  des  esclavagistes  :  comme  le 
satyre  de  la  fable,  ils  ne  soufflent  pas  tour  à  tour  le  froid  et  le  chaud 
de  leurs  lèvres  perfides.  * 

Un  signe  infaillible  du  mépris  dans  lequel  les  gens  du  nord  tien- 
nent la  race  nègre,  c'est  qu'on  n'entend  jamais  parler  de  mariages 
entre  jeunes  gens  de  race  différente;  l'avilissement  dans  lequel  le 
mépris  public  a  fait  tomber  les  nègres  libres  est  tel  que  l'amour  lui- 
même  ne  peut  jamais  les  relever  jusqu'à  la  dignité  d'hommes.  Sous 
ce  rapport,  la  littérature  américaine,  reflet  de  la  nation  qui  l'a  pro- 
duite, exprime  bien  par  son  silence  l'antipathie  universelle  pour  la 
race  déchue.  Le  roman  abolitioniste  n'a  point  encore  eu  la  hardiesse 
d'unir  par  les  liens  de  l'amour  et  du  mariage  un  nègre  intelligent, 
généreux,  tendre,  éloquent,  avec  la  blanche  fille  d'un  patricien  de 
la  république  :  c'est  qu'en  effet  un  semblable  mariage  serait  con- 
sidéré comme  abominable  par  la  morale  américaine.  Toute  femme 
qui  contracterait  une  semblable  union  perdrait  sa  caste  comme  la 
fille  du  brabmine  épousant  un  paria,  et  bien  des  années  s'écoule- 
ront peut-être  avant  qu'on  puisse  en  citer  un  seul  exemple. 

IIL 

Après  avoir  indiqué  les  obstacles  qui  s'opposent  dans  l'Amérique 
du  Nord  à  la  réconciliation  de  la  race  noire  et  de  la  race  blanche,  il 
est  nécessaire  de  signaler  les  faits  qui  prouvent  combien  est  instable 
l'équilibre  d'une  pareille  situation  et  combien  l'affranchissement  des 
esclaves  devient  indispensable  sous  peine  de  déchéance  et  de  ruine 
absolue  pour  les  états  du  sud.  Rien  n'atteste  mieux  les  funestes  effets 
de  l'esclavage  que  le  contraste  offert  par  les  deux  moitiés  de  la  repu- 


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l'esclavage   aux  ÉTATS-UNIS.  l&i 

faliqae  américaine.  Les  états  du  sud  semblent  avoir  tout  ce  qu'il  faut 
pour  distancer  les  états  du  nord  dans  la  concurrence  vers  le  progrès  : 
terres  d'une  exubérante  fertilité,  ports  excellons  «  baies  intérieures, 
fleuves  sans  pareils,  climat  agréable,  population  intelligente.  Les 
créoles  sont  en  général  grands,  forts,  adroits  :  l'instruction  sé- 
rieuse et  profonde  est  beaucoup  plus  rare  chez  eux  que  chez  leurs 
compatriotes  des  états  libres;  mais  ils  y  suppléent  par  une  grande 
présence  d'esprit,  un  instinct  divinatoire,  une  remarquable  abon- 
dance de  paroles,  de  la  clarté  dans  les  discussions.  La  fréquenta- 
tion des  sociétés  élégantes  développe  chez  eux  l'esprit,  l'urbanité  et 
d'autres  qualités  aimables;  l'habitude  du  commandement  leur  donne 
une  démarche  fiëre,  un  port  de  tête  hautain,  une  manière  de  s'ex- 
primer mâle  et  résolue.  Comme  les  Spartiates  qui  montraient  à  leurs 
enfans  les  esclaves  plongés  dans  l'ivresse,  ils  s'enorgueillissent  en 
proportion  du  mépris  qu'ils  éprouvent  pour  leurs  nègres  avilis;  ils 
sont  plus  grands  à  leurs  propres  yeux  de  toute  la  distance  qui  les 
sépare  des  êtres  qu'ils  ont  abrutis.  Impatiens  de  contradiction  et 
pointilleux  sur  les  questions  d'amour-propre,  ils  se  laissent  souvent 
emporter  par  la  t^olère,  et  quand  ils  croient  leur  honneur  en  jeu, 
ils  ne  craignent  pas  d'en  appeler  au  jugement  de  la  carabine  ou  de 
l'épée;  de  là  ces  scènes  de  duels,  de  violence  et  de  meurtres,  si  fré- 
quentes dans  les  états  du  sud.  Moins  intéressés  que  les  YankeeSy  ils 
ont  pour  passion  dominante,  non  l'amour  du  gain,  mais  l'ambition 
du  pouvoir,  des  honneurs,  ou  bien  de  ces  succès  divers  qui  donnent 
une  réputation  dans  les  salons  élégans.  Ils  se  disent  et  peut-être 
sont-ils  en  réalité  mieux  doués  que  leurs  voisins  du  nord  pour  les 
carrières  de  la  diplomatie  et  de  l'administration.  Les  présidens 
de  la  république  ont  été  pour  la  plupart  choisis  parmi  eux,  et  les 
hauts  fonctionnaires  nés  dans  le  midi  sont  beaucoup  plus  nombreux 
que  le  rapport  des  populations  ne  pourrait  le  faire  supposer;  grâce 
surtout  à  la  solidarité  de  leurs  intérêts  et  à  leurs  immenses  richesses, 
ils  se  sont  graduellement  emparés  de  presque  toutes  les  hautes  posi- 
tions de  la  république.  Si  les  titres  nobiliaires  étaient  rétablis  aux 
États-Unis,  nid  doute  que  les  hommes  du  sud  n'en  obtinssent  la 
plus  grande  part.  Eux-mêmes,  les  fils  deà  misérables  et  des  persé- 
cutés d'Europe,  se  disent  patriciens  et  prétendent  que  leur  caste  rem- 
place avec  avantage  l'aristocratie  héréditaire  de  l'ancien  continent. 
Leur  richesse,  leur  influence,  le  degré  de  respect  qu'on  leur  accorde 
n'augmentent-ils  pas  avec  le  nombre  de  leurs  esclaves,  des  bou- 
cauts  de  sucre  ou  des  balles  de  coton  qu'ils  expédient?  Ne  doivent- 
ils  pas  en  même  temps  à  l'esclavage  une  grande  prépondérance  po- 
litique, puisque  pour  chaque  nègre  ils  ont  droit  à  trois  cinquièmes 
de  voix  en  sus  de  leur  propre  vote  de  citoyens? 


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142  RBTCJE   DES   DEUX  MONDES. 

Avec  toutes  leurs  excellentes  qualités,  leur  intelligence,  leur  am- 
bition, leurs  privilèges  politiques,  leur  esprit.de  corps,  on  pourrait 
croire  que  les  créoles  dépassent  les  Yankees  en  civilisation  et  réus- 
sissent mieux  dans  les  carrières  de  l'industrie,  des  lettres  ou  des 
arts.  Il  n'en  est  rien  cependant,  et  l'on  peut  s'étonner  à  bon  droit 
du  néant  de  cette  société  qui  possède  de  si  magnifiques  élémens  de 
progrès.  C'est  l'arbre  immense,  à  la  puissante  écorce,  mais  inté- 
rieurement tout  rongé  par  les  vers.  Malgré  leur  vaste  territoire  (1), 
malgré  le  grand  nombre  d'hommes  intelligens  qui  les  représentent, 
les  états  du  sud  reçoivent  en  toutes  choses  l'impulsion;  ils  obéissent 
aU  contre-coup  des  mouvemens  politiques ,  religieux  et  industriels 
du  nord.  Presque  tous  les  écrivains,  tous  les  artistes  des  États-Unis- 
sont  nés  dans  les  provinces  septentrionales  ou  du  moins  y  viennent 
résider;  sur  sept  inventions  ou  perfectionnemens  soumis  au  bureau 
des  brevets,  six  sont  dus  à  des  industriels  yankees^ 

Afin  de  prouver  l'incontestable  supériorité  des  états  libres  sur  les 
états  à  esclaves,  il  ne  sera  pas  inutile  de  donner  ici  quelques  résultats 
statistiques,  malheureusement  déjà  anciens ,  puisque  le  dernier  re- 
censement publié  date  de  l'année  1850.  En  1790,  le  nord  avait  une 
population  de  1,968,455  habitans,  et  la  population  du  sud  était  de 
1,961,372  âmes;  l'égalité  était  donc  presque  complète  entre  les 
deux  sections  de  la  république.  £n  1850,  les.  états  à  esclaves,  aux- 
quels s'étaient  ajoutés  dans  l'intervalle  la  lipuisiane,  la  Floride 
et  le  Texas,  avaient  une  population  de  9,612,769  habitans,  dont 
6,18A,&77  libres,  tandis  que  les  états  du  nord,  sans  aucun  accrois- 
sement de  territoire,  offraient  déjà  une  population  de  13,434,922 
hommes  libres.  La  moyenne  des  habitans  était,  au  nord,  de  9  par 
kilomètre  carré;  au  sud,  elle  était  deux  fois  moindre.  Les  statis- 
tiques prouvent  aussi  que  le  travail  soirdisant  gratuit  des  esclaves 
est  au  contraire  plus  cher  que  celui  des.  hommes  libres,  puisqu'à 
égalité  de  dépenses  il  produit  beaucoup  moins.  Ainsi  l'hçctare  de 
terre  cultivée  (improved)  vaut  dans  le  nord  de  trois  à  quatre  fois 
plus  que  dans  le  sud  ;  bien  que  les  états  à  esclaves  possèdent  un 
territoire  essentiellement  agricole,  les  terrains  cultivés  y  représen- 
tent une  valeur  de  5  milliards  1/2  seulement,  tandis  que  les  cul- 
tures des  états  libres  sont  évaluées  à  10  milliards  700  millions. 
Pour  les  manufactures,  l'écart  est  encore  bien  plus  considérable: 
le  capital  industriel  du  sud  s'élève  à  500  millions  à  peine,' tandis 
que  celui  du  nord  atteint  environ  2  milliards  1/2  ;  les  manufactures 
du  seul  état  de  Massachusetts  dépassent  en  importance  celles  de 

(i)  La  superficie  des  états  à  esclaves  est  de  2,184,399  kilomètres  carrés,  tandis  que  le» 
états  libres,  >  compris  la  Californie,  ont  une  surface  de  4,586,602  kilomètres  carrés,  let^ 
trois  quarts  seulement  de  celle  des  états  du  sud. 


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l'eSCXâVAGE   aux   ÉTATS-UNIS.  145 

tous  les  états  à  esclaves  réunis.  De  même  aussi  le  tonnage  des  na- 
vires appartenant  aux  armateurs  du  Massachusetts  est  plus  con- 
sidérable que  le  tonnage  de  toute  la  flotte  commerciale  du  sud; 
l'état  du  Maine  construit  quatre  fois  plus  de  navires  que  tous  les 
habitans  riverains  des  côtes  méridionales ,  et  New- York  à  lui  seul 
fait  un  commerce  extérieiu*  deux  fois  plus  important  que  celui  de 
tous  les  états  à  esclaves  réunis;  quant  au  trafic  intérieur,  il  est  favo- 
risé dans  le  nord  par  quatre  fois  plus  de  lignes  ferrées  que  dans  le 
sud.  Supérieurs  par  le  travail  et  tous  les  produits  du  travail,  les 
Américains  des  pays  libres  sont  également  supérieurs  par  Tinstruc^ 
tion  :  ainsi,  en  Vannée  1850,  les  écoles  du  nord  étaient  fréquentées 
par  2,769,901  enfans,  celles  du  sud  par  581,861  élèves,  cinq  fois 
moins  environ  ;  le  nombre  de  ceux  qui  ne  savaient  pas  lire  était,  au 
sud,  d'un  habitant  sur  12  ;  en-deçà  de  FOhio,  elle  était  d'un  sur  53. 
Le  seul  état  de  Massachusetts  publiait  presque  autant  de  journaux 
6t  de  livres  que  tous  les  états  méridionaux  réunis.  D'ailleurs  la 
supériorité  du  territoire  de  la  liberté  sur  celui  de  l'esclavage  est 
bien  indiquée  par  la  direction  du  courant  d'émigration  qui  se  porte 
d'Europe  aux  États-Unis.  A  peine  quelques  milliers  d'hommes 
débarquent-ils  chaque  année  à  la  Nouvelle-Orléans,  et  le"  plus  sou- 
vent ils  ne  font  que  traverser  cette  ville  pour  remonter  au  nord 
vers  Saint-Louis,  Saint-Paul  ou  Chicago. 

Quelle  ne  serait  point  encore  cette  infériorité  des  états  à  esclaves, 
si  les  planteurs  n'avaient  pas  le  monopole  de  la  fibre  végétale  si  es- 
sentielle à  la  prospérité  industrielle  et  commerciale  de  l'Angleterre! 
Mais  ils  n'ont  pas  fait  un  pacte  avec  la  fortune,  et  tôt  ou  tard  leur 
pays  peut  cesser  d'être  le  seul  grand  marché  producteur  du  coton. 
Coiton  18  kingl  disent  orgueilleusement  les  propriétaires  d'esclaves, 
et  tant  que  le  coton  nous  appartiendra,  nous  dicterons  nos  condi- 
tions à  tios  acheteurs,  nous  serons  les  souverains  commerciaux  de 
l'Angleterre.  Le  coton,  il  est  vrai,  n'est  pas  le  produit  agricole  le 
plus  important  du  territoire  si  fertile  de  la  république  :  il  vient 
après  le  maïs,  le  foin  et  le  blé,  que  l'on  cultive  surtout  dans  les 
états  du  nord,  il  n'occupe  environ  que  le  dix-huitièrtie  des  campa- 
gnes mises  en  culture;  mais  les  planteurs  américains  n'en  ont  pas 
moins  le  monopole  de  ce  produit,  et  ils  gouvernent  le  marché  du 
monde;  les  quatre  cinquièmes  de  leur  récolte  s'exportent  en  Europe, 
et  les  cinq  septièmes  environ  en  Angleterre  (1).  Tous  les  autres 
pays  producteurs  de  coton ^  les  Indes  orientales  et  occidentales,  le 

(1)  L*Amérique  expédie  en  moyenne  chaque  année  au  royaume-uni  deux  millions 
de  balles  de  coton  pesant  560  millions  de  kilogrammes  et  représentant  une  valeur  de 
750  millions  de  francs.  Ces  deux  millions  de  balles  de  coton  sont  transformés  par  quinze 
cent  mille  ouTriers  eu  marchandises  d*une  valeur  de  4  milliards  de  francs. 


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1&4  BBTUB  DES  DEUX  MONDES. 

•Brésil,  rÉgypte,  les  côtes  de  Guinée,  fournissent  aux  industriel» 
anglais  à  peine  un  cinquième  de  ce  que  leur  expédient  les  seuls 
planteurs  des  États-Unis;  un  douzième  seulement  provient  des  co- 
lonies anglaises.  Qui  ne  voit  pourtant  sur  quelles  bases  fraies  re- 
pose cette  supériorité  des  producteurs  américains?  Qu'une  insur- 
rection servile  redoutée  à  bon  droit  vienne  à  éclater,  et  les  champs 
restent  incultes,  la  graine  de  coton  laisse  envoler  son  duvet  à  tous 
les  vents,  les  mille  grands  navires  qui  transportaient  la  précieuse 
fibre  restent  inactifs  dans  les  ports;  les  fabriques  anglaises,  ruches 
immenses  où  bourdonnaient  des  cent  mille  ouvriers,  sont  en  un  in- 
stant désertes;  cinq  millions. d* êtres  humains  qui  vivent  directement 
ou  indirectement  de  la  fabrication  du  coton  sont  jetés  en  proie  à  la 
famine;  les  banques  se  ferment  comme  les  usines,  les. fortunes  les 
mieux  établies  s'écroulent,  le  pain  du  pauvre  et  les  millions  du  riche 
s'engouffrent  en  une  môme  banqueroute.  Dans  le  monde  entier,  le 
commerce  et  l'industrie  s'arrêtent,  et  des  années  s'écoulent  peut- 
être  avant  que  les  peuples  n'aient  repris  leur  équilibre. 

Heureusement  les  Anglais  connaissent  le  danger  et  mettent  tout 
en  œuvre  pour  le  conjurer.  C'est  pour  assurer  à  leur  patrie  de  nou- 
veaux marchés  producteurs  qu'ils  travaillent  avec  une  activité  fé- 
brile à  la  construction  des  chemins  de  fer  de  THindoustan,  que  la 
Pleiad  a  remonté  le  Niger  et  la  Tchadda,  que  Livingstone  pénètre 
dans  l'intérieur  de  l'Afrique.  11  faut  qu'une  moitié  de  l'univers,  les 
rayas  de  l'Inde,  les  colons  de  Queensland,  les  nègres  encore  bar- 
bares du  Zambèze  et  du  Shirwa,  les  sujets  du  roi  de  Dahomey,  les 
fellahs  d'Egypte,  les  Siciliens  et  les  Napolitains,  qui  viennent  à  peine 
de  secouer  le  joug,  il  faut  que  tous  cultivent  le  précieux  cotonnier; 
sinon  l'Angleterre  est  à  la  merci  d'une  insurrection  d'esclaves,  elle 
est  chaque  jour  à  la  veille  de  sa  ruine.  Si  les  Anglais,  avec  leur  in- 
domptable énergie  et  leur  mei-veilleux  esprit  de  suite,  atteignent 
le  but  qu'ils  se  proposent,  s'ils  réussissent  à  créer  aux  quatre  coins 
du  monde  des  marchés  producteurs  de  coton,  s'ils  parviennent  sur- 
tout à  remplacer  avantageusement  le  coton  par  quelques-unes  de 
ces  fibres  textiles  que  produisent  les  Indes,  alors  ils  suspendront  à 
leur  tour  sur  la  tête  des  planteurs  une  menace  de  ruine  et  de  déso- 
lation. Or,  si  les  propriétaires  d'esclaves  en  arrivent  à  ne  plus  vendre 
leurs  produits,  «  si  la  valeur  du  travail  seiTile  se  réduit  à  néant, 
l'émancipation  devient  inévitable.  »  C'est  un  gouverneur  de  la  Caro- 
line du  sud,  M.  Adams,  qui  s'exprime  ainsi. 

On  a  vu  que  toute  insurrection  spontanée  de  la  part  des  esclaves 
est  très  improbable;  mais  si  quelque  étincelle  partie  du  Kansas  de- 
vait allumer  une  guerre  de  frontières,  les  dangers  des  planteurs 
augmenteraient  journellement.  Les  esclaves  fugitifs,  aujourd'hui 


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l'esguiTage  aux  ETATS^-UmS.  1A& 

traqués  dans  les  forêts,  les  milliers  de  nègres  libres  exilés  dans 
les  états  du  nord  pourraient  se  réunir,  s'organiser  en  corps  francs, 
et,  suivant  le  plan  de  John  Brown,  se  jeter  dans  les  défilés  des  Alle- 
ghanys,  ces  chaînes  parallèles  qui  traversent  les  états  à  esclaves 
du  nord  au  sud  sur  une  longueur  de  3,000  kilomètres  et  par  leur 
sextuple  muraille  partagent  l'empire  des  planteur»  en  deux  ré- 
gions distinctes.  Fortifiés  dans  ces  citadelles  de  rochers,  les  nègres 
donneraient  asile  à  tous  les  mécontens,  recruteraient  leur  armée 
parmi  ces  deux  cent  mille  affranchis  que  l'inflexible  cruauté  des^ 
législateurs  du  sud  a  condamnés  à  un  nouvel  esclavage,  organise- 
raient leurs  bandes  d'invasion,  et  bientôt,  gi*âce  à  la  contagion  de 
l'exemple,  si  facile  à  déterminer  chez  la  race  nègre,  soulèveraient  la 
plus  grande  partie  de  la  population  esclave.  Quelques  mois  suffi- 
raient pour  changer  les  serviteurs  doux  et  tranquilles  en  ennemis 
implacables  ;  les  maîtres,  confians  la  veille,  se  réveilleraient  au  mi- 
lieu des  flammes  de  l'incendie,  ils  ne  se  trouveraient  plus  en  pré- 
sence d'esclaves,  mais  en  face  d'hommes  libres,  et  des  deux  côtéa 
la  guerre  deviendrait  une  guerre  d'extermination.  Et  quand  même 
l'insurrection  ne  se  propagerait  pas  et  se  bornerait  à  des  incursions 
sur  les  frontières,  l'institution  de  l'esclavage  n'en  gérait  pas  moms 
gravement  compromise.  Lorsque  les  campagnes  sont  ravagées  par 
l'ennemi,  lorsque  les  travaux  paisibles  des  champs  sont  forcément 
interrompus,  lorsque  les  fortunes  périclitent  ou  changent  de  mains, 
les  nègres,  qui  font  eux-mêmes  partie  de  la  fortune  immobilière  et 
sont  une  simple  dépendance  du  sol,  perdent  leur  valeur,  et  le  maître 
obéit  i  son  intérêt,  qui  lui  commande  impérieusement  de  s'en  dé- 
barrasser, afin  de  ne  pas  augmenter  ses  charges  tout  en  augmen- 
tant les  dangers  de  sa  position.  C'est  pour  cette  raison  que,  pendant 
les  guerres  civiles  de  l'Amérique  espagnole,  presque  tous  les  noirs 
ont  été  libérés.  Quand  la  terre  est  en  friche,  l'esclave  est  libre.  Les 
planteurs  le  savent;  ils  savent  que  le  moindre  soulèvement  les  me- 
nace de  ruine,  ils  n'oublient  point  que  la  tentative  de  John  Brown,  ' 
tentative  qui  n'a  pas  même  réussi  à  provoquer  une  insurrection,  a 
coûté  près  de  6  millions  à  l'état  de  la  Virginie.  Pour  conjurer  le 
danger,  ils  redoublent  de  sévérité,  et  par  cela  même  s'exposent  en- 
core davantage  ;  leurs  terreurs  ne  peuvent  servir  qu'à  augmenter 
l'audace  des  esclaves.  Ils  tournent  dans  un  cercle  vicieux.  La  paix 
est  absolument  nécessaire  à  leur  salut,  et  afin  de  conserver  cette 
paix,  ils  sont  obligés  de  prendre  des  mesures  tellement  violentes, 
que  l'insurrection  devient  de  jour  en  jour  plus  inévitable.  Avec  quel 
effroi  ne  doivent-ils  pas  envisager  ce  peuple  d'esclaves  qui  multi- 
plie si  rapidement,  qu'avant  la  fin  du  siècle  il  comptera  peut-être 
vingt  millions  d'hommes  ! 

TOME  XllI.  Il 


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1&6  REVUE   DÉS   DEUX  MONDES. 

Désormais  tous  les  progrès  que  les  états  du  sud  pourront  réaliser 
tourneront  fatalement  contre  les  esclavagistes.  Ainsi  le  lancement 
des  bateaux  à  vapeur  sur  tous  les  cours  d'eau,  la  construction  des 
chemins  de  fer  et  la  suppression  des  distances,  qui  en  est  la  consé- 
quence inévitable,  rendent  les  voyages  toujours  plus  nécessaires  au 
planteur  ;  malgré  lui,  il  se  voit  souvent  obligé  d'emmener  quelques 
esclaves  et  de  mobiliser  ainsi  ces  immeubles^  qui  devraient  rester  at- 
tachés au  sol.  En  suivant  son  mattre,  le  pauvre  Africain  voit  de  nou- 
veaux pays  ;  son  intelligence  et  sa  curiosité  s'éveillent,  il  peut  ren- 
contrer des  esclaves  mécontens,  des  nègres  qui  ont  autrefois  connu 
la  liberté;  il  entend,  sans  en  avoir  l'air,  les  discussions  orageuses  qui 
roulent  sur  la  terrible  question  de  l'esclavage,  il  recueille  comme 
une  perle  précieuse  un  regard  de  commisération  jeté  sur  lui  par  un 
voyageur  européen.  Aussi  bien  que  la  facilité  sans  cesse  croissante 
des  déplaceraens,  l'industrie  commence  à  détacher  çà  et  là  les  es- 
claves, de  la  glèbe.  On  construit  des  fabriques  dans  les  états  du  sud, 
le  Kentuçky,  la  Géorgie,  le  Tennessee.  En  outre,  Tagriculture  se 
rapproche  de  plus  en  plus  de  l'industrie,  l'emploi  des  grandes  ma- 
chines agricoles  se  généralise,  des  usines  considérables  s'élèvent  au 
milieu  de  toutes  les  principales  plantations  du  sud.  Dans  le  sillon, 
l'esclave  n'est  qu'une  partie  de  la  glèbe  qu'il  cultive;  en  devenant 
ouvrier,  mécanicien,  il  monte  en  grade,  il  se  mobilise  un  peu.  Fré- 
quemment loué  par  son  maître  à  un  autre  planteur  ou  à  quelque 
industriel,  il  essaie  de  se  retrouver  lui-même  dans  ce  changement 
de  servitude,  il  élargit  un  peu  le  cercle  de  ses  idées,  et  l'horizon 
s'étend  devant  ses  yeux.  Au  champ,  il  ne  voyait  travailler  autour  de 
lui  que  ses  compagnons  d'esclavage,  tandis  que  dans  l'usine  il  se 
trouve  forcément  en  contact  avec  des  blancs  qui  travaillent  comme 
lui,  il  établit  plus  facilement  la  comparaison  entre  ces  hommes  su- 
perbes et  sa  propre  personne;  les  vues  ambitieuses,  le  désir  de  la 
liberté  germent  plus  aisément  dans  son  esprit.  Quand  il  conduit  la 
locomotive  fumante  et  lui  fait  dévorer  l'espace,  il  est  impossible  qu'il 
ne  se  sente  pas  fier  de  pouvoir  dompter  ce  coursier  farouche;  il  n'est 
plus  un  bras,  —  une  main  [hand),  comme  disent  les  planteurs,  —  il 
est  aussi  une  intelligence  et  peut  se  dire  l'égal  de  tous  ces  blancs 
qu'emporte  le  convoi  roulant  derrière  lui.  Ainsi  les  propriétaires 
d'esclaves  font  preuve  d'inintelligence  politique  quand  ils  s'applau- 
dissent de  voir  des  chemins  de  fer  se  tracer,  des  fabriques  s'élever 
dans  leurs  états  :  ils  ne  comprennent  pas  que  l'industrie,  en  mobi- 
lisant et  en  massant  les  travailleurs,  les  rend  beaucoup  plus  dan- 
gereux qu'ils  ne  l'étaient  épars  dans  les  campagnes.  Les  progrès 
envahissans  du  commerce  menacent  également  les  planteurs  en  ar- 
rachant à  la  glèbe  un  grand  nombre  d'esclaves.  Afin  de  prévenir  ce 


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l'esclavage   aux   ÉTATS-UNIS.  Iâ7 

danger,  il  est  interdit  à  tout  blanc  d'employer  en  qualité  de  commis 
un  nègre  ou  une  personne  de  couleur  esclave  ou  libre;  mais  cette 
défense  est  sans  cesse  violée  par  les  intéressés  :  le  commerce  et  Tin- 
dustrie  ne  peuvent  être  arrêtés  par  les  lois,  ils  marchent  sans  cesse, 
irrésistibles,  inexorables,  apportant  avec  eux  T émancipation  des 
hommes. 

Les  nègres  aussi  apprennent  chaque  jour  davantage  :  c'est  là  le 
fait  le  plus  fécond  en  résultats  importans.  Par  leur  cohabitation  for- 
cée avec  des  hommes  plus  intelligens  qu'eux.  Us  apprennent,  ils 
étudient,  ils  se  préparent  à  une  forme  de  civilisation  supérieure;  il 
se  peut  même  qp'au  point  de  vue  moral  le  spectacle  d'un  peuple 
libre  contre-balance  chez  eux  les  effets  délétères  de  la  servitude. 
Malgré  les  lois  sévères  qui  défçndent  d'enseigner  la  lecture  à  un 
esclave,  le  nombre  de  ceux  qui  savent  lire  augmente  incessam- 
ment. Ici  c'est  un  nègre  intelligent  qui,  ayant  trouvé  le  moyen  d'ap- 
prendre à  lire  dans  une  ville  du  nord,  enseigne  ce  qu'il  sait  à  tous 
ses  compagnons  de  travail.  Ailleurs  c'est  une  jeune  créole  qui,  dans 
ses  momens  d'ennui,  se  donne  innocemment  le  plaisir  de  montrer 
l'alphabet  à  sa  domestique  favorite,  de  même  qu'elle  fait  répéter 
de  jolies  petites  phrase^s  à  son  perroquet.  Ailleurs  encore  c'est  un 
maître,  imbu  de  principes  d'humanité  supérieurs  à  ceux  de  ses  voi- 
sins, qui  veut  s'attacher  fortement  ses  esclaves  en  les  élevant  à  la 
dignité  d'hommes,  et  viole  ouvertement  la  loi  en  leur  donnant  une 
véritable  instruction.  Aiqsi  l'évêque  Polk,  proprié^ire  de  plusieurs 
centaines  d'esclaves  groupés  sur  une  des  plus  magnifiques  planta- 
tions de  la  Louisiane,  a  fait  enseigner  la  leçtore  à  tous  ses  nègres, 
au  graqd  scandale  de  tous  ses  confrères,  planteurs  expérimentés. 

J'ai  vu  dans  une  des  plantations  du  sud  un  type  remsu'quable  de 
ces  nègres  qui  ont  su  acquéirir  une  grande  influence  sur  leurs  com- 
pagnons, et,  le  jour  d'une  révolte,  seraient  certainement  proclamés 
rois  par  la  foule  des  esclaves.  Pompée  avait  des  forn;ies  athlétiques, 
et  sans  peine  U  soulevait  l'enclume  de  sa  forge;  mais  il  était  d'une 
douceur  à  toute  épreuve,  et,  comme  un  lion  conduit  en  laisse,  obéis- 
sait sans  hésitation  à  tous  les  ordres  de  sa  femme.  Il  avait  pourtant 
conscience  de  sa  force  physique  et  de  sa  valeur  morale ,  mais  il 
n'en  abusait  jamais,  et,  se  contentant  de  donner  des  conseils  à  ses 
camarades,'  il  ne  les  dirigeait  que  par  la  persuasion.  La.  nécessité 
de  ruser  avec  ses  maîtres  pour  se  garantir  des  coups  de  fouet  lui 
avait  donné  une  figure  pateline  et  dçs  paroles  mielleuses  lorsqu'il  se 
trouvait  en  présence  d'un  blanc  ;  mais  avec  les  siens  il  devenait  lui-^ 
même  et  reprenait  sa  physionomie  franche  et  ouverte.  Homme  d'une 
grande  intelligence  et  d'une  merveilleuse  force  de  volonté,  il  avait 
appris  à  lire  tout  seul  en  étudiant  la  forme  des  lettres  gravées  par 


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1&8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réconome  sur  les  boucauts  de  sucre  et  en  épelant  les  noms  peîntà 
sur  les  tambours  des  bateaux  à  vapeur  qui  descendent  et  remontent 
le  Mississipi.  Devenu  assez  habile  pour  lire  couramment,  il  avait  pu 
se  procurer  une  bible  par  l'intermédiaire  d'un  colporteur,  et  il  pas- 
sait une  partie  de  ses  nuits  à  donner  des  leçons  de  lecture  aux  autres 
nègres  et  à  leur  tenir  des  discours  révolutionnaires  appuyés  sur  l'au- 
torité du  texte  redoutable.  Surpris  deux  fois  et  deux  fois  fustigé,  il 
avait  vu  sa  bible  disparaître  dans  les  flammes,  brûlée  par  la  main 
du  maître;  mais  il  avait  su  s'en  procurer  une  autre,,  et  son  œuvre  de 
propagande  n'avait  rien  perdu  de  son  activité.  Pompée  étant  un  de 
ces  nègres  rares  qui  savent  un  grand  nombre  de  métiers  et  travail- 
lent également  bien  dans  les  champs,  dans  un  atelier  ou  dans  une 
usine,  le  maître  n'avait  pas  eu  le  courage  de  s'en  défaire,  mais  il 
ne  perdait  jamais  une  occasion  de  l'humilier  aux  yeux  des  autres 
nègres.  L'esclave  recevait  tous  les  châtimens  avec  un  visage  impas- 
sible, et  si  quelque  pensée  de  vengeance  s'agitait  dans  son  cœur,  il 
savait  bien  la  cacher  à  tous  les  yeux.  Ce  sont  des  nègres  comme 
Pompée  qui  disent  à  leurs  compagnons  d'esclavage  de  se  tourner 
vers  le  nord,  d'où  viendra  la  liberté.  Malgré  la  bonne  garde  qu'on 
fait  autour  d'eux,  ils  apprennent,  on  ne  sait  comment,  tous  les  dé- 
tails de  la  lutte  qui  existe  entre  le  nord  et  le  sud;  ils  connaissent  le 
nom  de  John  Ossawatomie  Brown,  et  répètent  à  leurs  enfans  qu'a- 
vant de  monter  à  l'échafaud,  le  héros  se  pencha  sur  le  nourrisson 
d'une  esclave  pour  lui  donner  son  dernier  baiser. 

Parmi  les  dangers  qui  menacent  l'institution  de  l'esclavage,  il  en 
est  qui  viennent  des  planteurs  eux-mêmes,  et  ce  ne  sont  pas  les 
moins  redoutables.  Le  rétablissement  de  la  traite  crée  des  intérêts 
tout  à  fait  différens  aux  propriétaires  de  la  Virginie,  du  Maryland, 
du  Kentucky,  et  à  ceux  des  états  méridionaux.  De  là  une  cause 
grave  de  dissentimens  et  la.  principale  raison  de  la  scission  opérée 
entre  les  deux  grands  partis  esclavagistes  :  les  démocrates  modérés 
et  les  mangeurs  de  feu  [fire-eaters).  Les  planteurs  de  la  Louisiane, 
de  la  Géorgie,  de  la  Floride,  exigent  le  rétablissement  officiel  de  la 
traite,  qui  leur  donnera  des  nègres  à  200  ou  même  à  150  dollars 
par  tête.  Les  Virginiens  au  contraire  voudraient  continuer  à  vendre 
leur  marchandise  humaine  à  un  prix  dix  fois  plus  élevé.  Si  la  traite 
recommence  sur  une  grande  échelle,  ils  sont  obligés  de  vendre  leurs 
nègres  à  perte;  ils  ne  peuvent  plus  soutenir  la  concurrence  commer- 
ciale ni  avec  les  états  libres  ni  avec  les  états  à  esclaves,  et  l'aristo- 
cratie virginienne  est  forcée  de  laisser  le  champ  libre  aux  abolitio- 
nistes.  En  prévision  de  la  baisse  inévitable  du  prix  des  nègres, 
l'exportation  humaine  du  Missouri,  du  Kentucky,  de  la  Virginie 
et  des  autres  états  éleveurs  fait  diminuer  sans  cesse  la  population 


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L'ESCLATAGE   aux  ÉTATS-UNIS.  1&9 

noire  au  profit  de  la  population  blanche,  et  tend  de  plus  en  plus  à 
transformer  ces  pays  en  états  libres.  Déjà  plusieurs  cantons  virgi- 
niens,  limitrophes  de  h,  Pensy^vanie  et  de  l'Ohio,  tels  que  l'impor- 
tant district  de  Wbeeling,  ne  possèdent  plus  un  seul  nègre.  Lors 
des  récentes  élections,  le  parti  républicain  fut  sur  le  point  de  l'em- 
porter dans  l'état  à  esclaves  du  Delaware. 

S'ils  perdent  ainsi  un  terrain  considérable  du  côté  du  nord,  les 
planteurs  peuvent-ils  di^  moins  espérer  l'extension  de  leur  domaine 
vers  l'ouest'et  vers  le  sud?  Une  des  nécessités  vitales  de  l'esclavage 
est  d'accroître  son  empire;  les  propriétaires  de  nègres  ne  peuvent 
jouir  en  paix  de  leur  autorité  qu'à  la  condition  de  faire  participer  à 
leurs  vues  un  nombre  d'hommes  toujours  plus  considérable.  Pendant 
plusieurs  années,  tout  leur  a  souri  :  ils  ont  annexé  le  Texas,  le  Nou- 
veau-Mexique; ils  ont  fait  voter  la  loi  sur  l'extradition  des  nègres 
fugitifs;  ils  ont,  en  violation  du  compromis,  engagé  la  lutte  du  Kan* 
sas.  Là  s'est  arrêté  leur  triomphe.  Par  trois  fois  ils  ont  fait  attaquer 
l'Ile  de  Cuba,  qui  leur  semble  devoir  être  plus  sûre  dans  leurs  mains 
que  dans  celles  de  l'Espagne;  mais  leurs  attaques  ont  misérablement 
échoué,  et  les  maîtres  espagnols,  menacés  dans  leur  indépendance 
nationale  et  dans  leurs  propriétés,  seront  peut-être  obligés  de  se 
faire  abolitionistes  à  leur  tour.  Les  esclavagistes  font  aussi  menacer 
les  Antilles  libres  par  leurs  journaux,  et  déclarent  qu'à  la  première 
guerre  ils  donneront  aux  noirs  de  ces  lies  à  choisir  entre  l'esclavage 
et  la  mort  (1);  mais  la  république  d'Haïti,  qui  depuis  plus  d'un 
demi-siècle  préparait  le  pénible  enfantement  de  sa  liberté,  entre 
maintenant  dans  une  ère  de  progrès,  et  forme  avec  les  autres  An- 
tilles libres  un  double  rempart  d'îles  et  d'tlots  opposant  une  bar- 
rière infranchissable  à  la  propagation  de  l'esclavage  américain.  Bien 
souvent  aussi  les  propriétah*es  d'esclaves  ont  réclamé  l'annexion  du 
Mexique  et  de  l'Amérique  centrale,  où  trente  millions  de  nègres  au 
moins  pourraient  travailler  au  profit  de  maîtres  blancs.  En  annexant 
ces  contrées,  les  esclavagistes  y  ramèneraient  à  la  fois  la  paix  et  la 
servitude,  comme  ils  l'ont  fait  dans  le  Texas;  ils  formeraient  un 
vaste  empire  qui  leur  donnerait  la  clé  de  deux  continjsns  et  la  su- 
prématie sur  deux  mers;  du  haut  de  leur  citadelle  de  l'Anahuac, 
ils  pourraient  longtemps  braver  toutes  les  attaques  de  la  liberté. 
Malheureusement  pour  eux ,  le  flibustier  Walker  n'a  point  réussi 
dans  son  entreprise  de  conquête,  souvent  réitérée,  et,  malgré  leurs 
dissensions  intestines,  les  huit  millions  de  Mexicains  se  refusent 
unanimement  à  l'introduction  des  esclaves.  En  outre  les  puissans 
états  libres  de  la  Californie  et  de  l'Orégon,  fondés  sur  les  rivages 

(1)  Neiv-OHeans  Daily  Delta, 


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160  RETUB  DES  DEUX  MONDES. 

du  Pacifique,  rétrécissent  encore  le  cercle  de  feu  autour  du  terri- 
toire de  l'esclavage. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les  adversaires  des  planteurs 
habitent  seulement  les  états  du  nord,  les  Antilles  et  TAmérique  es* 
pagnole;  les  ennemis  les  plus  redoutables  de  Y  institution  domes^ 
/lyii^ résident  dans  les  états  à  esclaves,  à  côté  même. des  planta- 
tions, et  leur  silence  contenu  les  rend  d'autant  plus  dangereux.  Les 
quatre  millions  d'esclaves  de  la  république  appartiennent  à  trois 
cent  cinquante  mille  propriétaires  environ  (1),  c'est-à-dire  à  une 
infime  minorité  des  habitans  du  sud,  et  ce  nombre  reste  station- 
naire  ou  même  tend  à  diminuer,  tandis  que  la  population  noire  et 
celle  des  petits  habitans  augmentent  chaque  année  dans  une  très  forte 
proportion.  La  valeur  des  esclaves  de  prix  s'élève  tellement  que  les 
riches  «euls  peuvent  en  faire  l'acquisition  ;  les  propriétaires  moins 
favorisés  achètent  quelques  travailleurs  de  rebut,  et  les  produits 
qu'ils  obtiennent  se  ressentent  nécessairement  de  leur  pauvreté, 
car  les  cultures  industrielles  de  l'Amérique  demandent,  comme  nos 
fabriques  d'Europe,  un  nombre  considérable  de  bras.  Après  une 
lutte  ruineuse,  les  petits  cultivateurs  sont  donc  obligés  de  vendre 
esclaves  et  champs  et  de  se  ranger  parmi  les  prolétaires.  Tandis 
que  dans  le  nord  les  propriétés  se  multiplient  à  l'infini  comme  en 
France ,  les  vastes  domaines  du  sud  tendent  à  s'agrandir  de  plus 
en  plus,  et  les  petits  habitans  sont  obligés  les  uns  après  les  autres 
de  reculer  devant  les  riches  planteurs,  suivis  de  leurs  troupeaux  de 
noirs.  L'institution  de  l'esclavage  produit  aux  États-Unis  les  mêmes 
résultats  sociaux  que  le  majorât  en  Angleterre.  A  peine  la  culture 
a-t-elle  eu  le  temps  de  conquérir  le  sol  des  terres  vierges  que  déjà 
les  petites  fermes  sont  absorbées  par  les  grandes  propriétés  féo- 
dales. Dans  la  plupart  des  comtés  agricoles,  la  population  blanche 
diminue  constamment  pendant  que  la  population  noire  augmente, 
et  l'on  cite  un  propriétaire  possédant  à  lui  seul  un  peuple  de  huit 
mille  esclaves.  La  remarque  si  vraie  de  Pline,  latifundia  perdidere 
Italiamy  menace  de  s'appliquer  un  jour  parfaitement  aux  états  du 
sud. 

Dépouillés  de  la  terre,  les  petits  habitans  tombent  dans  une  situa- 
tion déplorable.  Ils  sont  libres,  ils  sont  citoyens,  ils  peuvent  être 
nommés  à  toutes  les  fonctions  publiques,  ils  ont  le  droit  inaliénable 
de  molester  les  nègres  libres ,  mais  ils  sont  pauvres  et  comme  tels 
méprisés.  Aucune  expression  né  saurait  rendre  le  superbe  dédain 

(1)  En  1S50,  le  Dombre  de»  propriétaires  d'esclaves  8*éleyait  à  347,000;  maift  la  plu- 
part* ne  possédaient  que  deux  ou  trois  nègres.  Les  grands  planteurs,  ceux  qui  ont  un 
camp  ou  hameau  peuplé  d'esclaves,  à  côté  de  leurs  demeures,  étaient  au  nombre  do 
94,000  seulement. 


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l'esclavage   aux  ETATS-UNIS.  151 

avec  lequel  les  créoles  louisianais  paTlent  des  Cadiensy  pauvres 
blancs  ainsi  nommés  parce  qu'ils  descendent  des  Acadiens  exilés 
dont  Longfellow  a  cont,é  la  touchante  histoire  dans  son  poème  à'E- 
vangeline.  D'autres,  auxquels  on  donne  à  tort  le  même  nom,  sont  les 
petits-fils  des  esclaves  blancs,  pour  la  plupart  d'origine  allemande, 
qu'on  vendait  autrefois  sur  les  marchés  du  sud.  Les  Cadiens  habitent 
des  cabanes  assez  misérables;  ils  n'q^ent  pas  travailler  la  terre,  de 
peur  de  se  ravaler  au  niveau  des  nègres,  et  par  un  amour -propre 
mal  placé,  mais  bien  naturel  dans  un  pays  d'esclavage,  ils  cher- 
chent à  prouver  la  pureté  de  leur  origine  par  la  paresse  la  plus  sor- 
dide. Cependant  ils  n'échappent  pas  au  mépris  des  nègres  eux- 
mêmes»  qui  voient  la  pauvreté  de  ces  blancs  avec  une  satisfaction 
contenue.  Ainsi  condamnés  à  l'oisiveté  par  leur  dignité  de  race,  pla- 
cés entre  le  mépris  des  grands  propriétaires  et  celui  des  esclaves, 
ces  petits  habitans  ont  l'âme  rongée  par  l'envie  et  nourrissent  contre 
les  planteurs  une  haine  implacable,  à  demi  cachée  sous  les  formes 
d'une  obséquieuse  politesse.  Plusieurs  même  ne  craignent  pas  d'ex- 
pruner  hautement  leurs  vœux  en  laveur  d'une  insurrection  d'es- 
claves, et  ceux  d'entre  eux  qui  émigrent  dans  les  états  du  nord  de- 
viennent les  ennemis  les  plus  acharnés  de  l'esclavage,  non  par 
amour  des  noirs,  mais  par  haine  des  maîtres;  c'est  même  en  partie 
à  l'opposition  de  ces  plébéiens  que  l'état  du  Missouri. doit  le  fort 
parti  abolitioniste  qui  balance  dans  la  législature  le  pouvoir  des 
planteurs  patriciens.  Les  riches  propriétaires  du  sud  n'ignorent  point 
qu'ils  ont  tout  à  craindre  de  cette  plèbe  envieuse  qui  voit  passer 
avec  dépit  leurs  fastueux  équipages  ;  mais  les  institutions  républi- 
caines des  états  et  la  crainte  d'une  insurrection  immédiate  les  em- 
pêchent de  prendre  des  mesures  pour  éviter  le  danger.  Quoi  qu'ils 
fassent,  ils  ne  sauraient  trop  redouter  l'avenir,  car,  dans  les  états  du 
sud,  six  millions  de  blancs,  loin  d'avoir  aucun  intérêt  à  maintenir 
l'esclavage,  ont  leur  politique  toute  tracée  dans  le  sens  contraire  : 
sous  peine  de  devenir  esclaves  eux-mêmes,  il  faut  qu'ils  résistent  aux 
empiétemens  des  trois  cent  cinquante  mille  propriétaires  féodaux, 
ou  bien  qu'ils  abandonnent  leur  patrie.  N'osant  résister,  nombre 
d'entre  eux  préfèrent  s'exiler.  Le  recensement  de  1850  a  montré 
que  609,371  hommes  du  sud  étaient  venus  s'établir  dans  le  nord, 
tandis  que  seulement  206,638  personnes* nées  dans  les  états  libres 
avaient  émigré  vers  le  sud;  eu  égard  à  la  différence  des  populations 
respectives,  c'est  dire  que  la  terre  d'esclavage  repousse  hors  de  son 
sein  six  fois  plus  de  blancs  qu'elle  n'en  attire.  Les  planteurs  font  le 
vide  autour  d'eux ,  tandis  que  la  liberté  entraîne  dans  son  tourbil- 
lon tous  les  hommes  de  travail  et  d'intelligence. 

On  se  demande  avec  anxiété  si  la  scission  depuis  si  longtemps  an- 


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152  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

noncée  par  les  états  à  esclaves  et  faite  en  partie  par  la  Caroline  du 
sud  deviendra  définitive ,  ou  bien  si  tout  se  bornera  de  la  part  des 
esclavagistes  à  de  vaines  rodomontades.  Nous  doutons  fort  qu'une 
scission  politique  sérieuse  puisse  avoir  lieu,  car  les  états  du  sud,  aux- 
quels ne  s'allieraient  en  aucun  cas  les  républiques  du  centre,  le  Ken- 
tucky,  le  Maryland,  la  Virg'mie,  sont  trop  faibles  et  trop  pauvres 
pour  se  passer  de  leurs  voisins  du  nord.  Quand  même  ils  sauraient 
improviser  un  budget,  une  armée  disciplinée,  une  flotte  commer- 
ciale, une  marine  de  guerre,  sauraient-ils  se  donner  l'industrie  qui 
leur  manque?  sauraient-ils  se  créer  les  innombrables  ressources 
qu'ils  doivent  aujourd'hui  à  l'esprit  ingénieux  des  Yankees?  sau- 
raient-ils même  se  nourrir  sans  les  farines,  le  maïs,  la  viande  que 
leur  expédient  las  villes  du  nord?  Une  scission  politique  et  commer- 
ciale absolue,  celle  que  les  Caroliniens  du  sud  font  semblant  de  pro- 
clamer, serait  immédiatement  suivie  d'une  effroyable  famine. 

Mais  que  la  séparation  entre  les  deux  groupes  d'états  soit  ou  ne 
soit  pas  officiellement  proclamée  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rap- 
proché, on  peut  dire  que  la  scission  existe  déjà.  Les  deux  fractions 
ennemies  n'ont  plus  rien  de  commun,  si  ce  n'est  le  souvenir  des 
guerres  glorieuses  de  l'indépendance,  les  noms  immortels  de  Wa- 
shington et  de  Jefferson,  les  grandes  fêtes  nationales  et  l'orgueil- 
leuse satisfaction  de  porter  le  nom  d'Américains.  L'opposition  des 
intérêts  les  sépare,  les  défis  se  croisent  sans  cesse  au-dessus  des 
eaux  de  l'Ohio  et  du  Missouri;  des  bandes,  armées  par  chaque 
parti,  ont  fait  du  Kansas  un  champ  de  bataille;  le  sang  coule  dans 
les  plantations  du  Texas;  cent  mille  hommes  de  couleur,  chassés  de 
leur  patrie,  prennent  le  chemin  de  l'exil;  des  boucaniers  organiserft 
la  chasse  au  nègre  ou  même  au  blanc,  et  plus  d'une  fois  des  en- 
fans  de  race  anglo-saxonne  ont  été  vendus  sur  les  marchés  du  sud; 
les  faits  de  meurtre,  de  vol,  de  rapine,  se  succèdent  sans  inter- 
ruption, et  Tesprit  public  est  toujours  tenu  en  haleine  par  quelque 
horrible  aventure.  Telle  est  la  paix  qui  règne  entre  les  habitans  du 
nord  et  ceux  du  sud.  Les  législatures  elles-mêmes,  peu  soucieuses 
de  leur  dignité ,  s'envoient  défis  sur  défis.  Le  gouverneur  de  la 
Géorgie  propose  de  considérer  comme  nulles  les  dettes  que  des 
Géorgiens*  pourraient  contracter  envers  des  citoyens  d'un  état  libre 
où  des  abolitionistes  se  seraient  rendus  coupables  d'une  abduction 
d'esclave.  La  législature  de  la  Louisiane  vote  ironiquement  la  dé- 
portation, dans  l'état  abolitioniste  du  Massachusetts,  de  tous  les 
nègres  convaincus  de  meurtre.  Pendant  le  procès  de  John  Brown, 
de  nombreux  esclavagistes,  —  parmi  lesquels  une  femme,  —  ré- 
clament la  faveur  de  servir  de  bourreau,  et  divers  états  du  sud  se 
disputent  à  l'envi  le  privilège  de  fournir  le  chanvre  qui  pendra 


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l'esclavage  aux  états-unis.  153 

l'abolitioniste  vaincu;  la  Caroline  du  sud  remporte  le  prix  et  s'en 
fait  gloire.  En  Virginie,  une  convention  s'assemble  pour  délibérer  sur 
le  genre  de  vengeance  qu'il  s'agit  d'exercer  contre  les  états  répu- 
blicains. Les  gouverneurs  de  TOhio  et  de  la  Virginie,  MM.  Chase  et 
Wise,  menacent  de  se  déclarer  la  guerre  pour  leur  p^ropre  compte. 
Dans  le  sud,  les  employés  de  la  poste,  obéissant  à  la  circulaire  du 
directeur -général  Holt,  refusent  d'expédier  et  brûlent  même  les 
exemplaires  des  ouvrages  abolitionistes  qu'ils  reçoivent.  Des  assem- 
blées de  planteurs  réclament  tumultueusement  l'expulsion  de  tous 
les  étrangers,  quelles  que  soient  leur  origine  et  leurs  occupations,  la 
cessation  totale  du  commerce  avec  les  états  du  nord,  la  rupture  so- 
ciale absolue  avec  ces  compatriotes  ennemis.  Un  des  principaux 
journaux  de  la  Virginie  offre  25  dollars  par  tête  de  membre  alwli- 
tioniste  du  congrès  et  50,000  dollars  pour  celle  du  sénateur  Seward; 
des  assemblées  publiques,  des  comités  de  vigilance  des  Carolines, 
de  la  Louisiane,  du  Mississipi,  mettent  également  à  prix  les  têtes 
de  leurs  ennemis  les  plus  redoutés;  un  gouverneur  même,  M.  Lump- 
kin,  de  la  Géorgie,  offre  5,000  dollars  pour  un  certain  Garrison, 
éditeur  du  journal  ihe  Liberator,  Dernièrement  à  Richmond,  la  foule 
essaie  de  saisir  le  correspondant  du  journal  la  Tribune  jusque  dans 
le  cortège  du  prince  de  Galles.  Bien  plus,  le  principal  organe  de 
la  Virginie,  le  Riclnnond  Enquirer^  au  risque  d'être  signalé  comme 
ouvertement  coupable  de  haute  trahison  envers  la  patrie,  propose 
une  alliance  offensive  et  défensive  avec  la  France  contre  les  états 
du  nord;  il  ne  doute  pas  qu'en  échange  de  la  liberté  absolue  du 
commerce,  la  France  ne  consente  à  prêter  sa  flotte  et  ses  armées 
pour  le  maintien  de  l'esclavage!  De  leur  côté,  le  Massachusetts  et 
neuf  autres  états  libres  votent  solennellement  des  lois  qui  abrogent 
celle  du  congrès  sur  l'extradition  des  esclaves  fugitifs,  et  punissent 
de  deux  à  quinze  ans  de  prison  et  de  1,000  à  5,000  dollars  d'amende 
tout  ofBcier  fédéral  coupable  d'avoir  fait  exécuter  la  loi  de  la  répu- 
blique. Le  congrès  lui-même  est  un  champ  clos  où  les  partis  ne  s'oc- 
cupent que  de  la  question  qui  les  divise,  écartent  toute  discussion 
qui  n'a  pas  rapport  à  ce  redoutable  fait  de  l'esclavage,  laissent  en 
souffrance  les  services  publics,  et  parfois  même  n'ont  pas  le  temps 
de  voter  le  budget  fédéral.  Dans  le  sénat,  un  membre  de  ce  corps 
auguste  frappe  un  abolitioniste  à  coups  de  bâton  et  le  renverse  aux 
applaudissemens  sauvages  de  ses  amis,  puis  il  donne  fièrement  sa 
démission  et  revient  siéger  triomphalement,  réélu  par  acclamation. 
La  scission,  même  avouée,  pourrait-elle  être  plus  complète,  et  la 
Caroline  du  sud  avait-elle  besoin  de  déchirer  le  drapeau  fédéral? 

Tout  semble  donc  annoncer  que  la  crise  dont  nous  venons  de 
montrer  la  gravité  approche  de  son  dénoûment.  Espérons  que  la  ré- 


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154  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conciliation  s'opérera  par  des  moyens  pacifiques.  Déjà  dans  les  ré- 
publiques hispano-américaines  Tunion  s'est  accomplie  entre  les  trois 
races;  le  blanc,  le  rouge,  le  noir,  et  les  innombrables  métis  issus  de 
leurs  croisemens  sont  frères  et  concitoyens  ;  les  indigènes  jadis  mau- 
dits et  les  conquérans  qui  s'étaient  arrogé  la  spéciale  bénédiction 
du  ciel  se  sont  réconciliés,  et  ne  forment  plus  qu'un  peuple  turbu- 
lent, comme  le  sont  tous  les  peuples  jeunes,  mais  plein  d'avenir  et 
d'espérances.  Et  cependant  ces  sociétés  latines  ont,  comme  la  so- 
ciété anglo-américaine,  inauguré  leur  vie  politique  par  l'extermina- 
tion des  peaux -rouges  et  la  mise  en  servitude  des  noirs  d'Afrique. 
N'est-il  pas  légitime  d'espérer  que  les  états  du  sud  finiront  par  suivre 
ce  noble  exemple  ? 

Une  fois  yaincu,  Tesclavage  laissera  le  champ  libre  à  l'esprit  in- 
trépide et  victorieux  qui  a  rendu  les  républiques  de  la  Nouvelle- 
Angleterre  si  justement  chères  aux  amis  de  la  civilisation.  Alors 
Farbre  de  liberté  portera  ses  fruits,  et  le  monde  verra  ce  que  peut 
réaliser  dans  les  sciences,  les  arts  et  l'économie  sociale  une  répu- 
blique vraiment  démocratique  lancée  dans  la  voie  des  améliorations 
de  toute  espèce  avec  cette  fougue  qui  distingue  le  génie  américain, 
n  serait  difficile  déjà  de  trouver  dans  aucune  autre  partie  de  la  terre 
des  sociétés  moralement  supérieures  à  celles  du  Vermont,  du  Mas- 
sachusetts, du  Rhode-Island,  du  New-Hampshire.  La  majorité  des 
hommes  qui  les  composent  ont  la  conscience  de  leur  liberté  et  de 
leur  dignité;  l'instruction  est  générale,  l'esprit  d'invention  est  sur- 
excité au  plus  haut  degré,  l'amour  des  arts  se  développe,  toute  œu- 
Yre  recommandable  est  soutenue  avec  une  générosité  sans  exemple; 
le  progrès  en  toutes  choses  est  devenu  le  but  général.  Et  ce  que 
la  liberté  a  produit  dans  ce  coin  de  la  terre,  elle  le  produira,  nous 
n'en  doutons  pas,  dans  la  vaste  république  anglo-saxonne,  lorsque 
le  crime  de  l'esclavage  sera  expié,  et  que  le  noir,  enfin  cfélivré  de 
ses  chaînes,  pourra  presser  dans  sa  main  la  main  de  son  ancien 
maître. 

Elisée  Reclus. 


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HISTOIRE  NATURELLE 

DE    L'HOMME 


UNITÉ  DE   L'ESPÈCE   HUMAINE. 


II. 

l'espèce.  —  Là  VARlâré.  —  LA  EACE. 

L'application  que  nous  avons  faite  à  rhomme  des  procédés  de  la 
méthode  naturelle,  et  des  règles  adoptées  pour  la  répartition  des 
corps  tant  organiques  qu'inorganiques  (1)  nous  a  conduit  à  le  sépa- 
rer du  reste  de  la  création,  à  le  ;*egarder  comme  constituant  à  lui 
seul  un  groupe  primordial,  un  règne.  Or  tous  les  autres  groupes  de 
même  ordre  se  montrent  à  nous  comme  composés  d'espèces  extrê- 
mement nombreuses,  et  présentant  entre  elles  des  différences  très 
profondes.  Ces  deux  circonstances  ont  déterminé  les  classifications 
qui,  systématiques  ou  méthodiques,  ont  toujours  pris  l'espèce  pour 
point  de  départ,  pour  unité.  Parmi  ces  unités,  il  en  est  qui,  rap- 
prochées par  l'ensemble  de  leurs  caractères,  forment  le  genre^  c'est^ 
à-dh-e  le  groupe  élémentaire  de  toutes  les  nomenclatures  en  bota^ 
nique  et  en  zoologie.  La  réunion  des  genres  les  plus  voisins  constitue 
la  tribuy  et  en  procédant  toujours  de  la  même  manière  on  obtient  les 
groupes  supérieurs,  désignés  par  les  noms  de  famille  y  à' ordre  y  de 
classe^  à' embranchement  (2),  groupes  qui  sont  de  plus  en  plus  éle- 
vés et  séparés  les  uns  des  autres  par  des  caractères  de  plus  en  plus 
tranchés. 

(1)  Voyez  la  fievuê  du  15  décembre  1860. 

(2)  Je  ne  compte  Ici  ni  la  souft^feihille  ni  le  sous-genre,  divisions  entièrement  arbi- 
traires et  employées  à  peu  près  exelusivement  pour  venir  en  aide  à  la  mémoire. 


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156  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  populations  humaines  se  prêtent-elles  à  une  semblable  répar- 
tition? Ici  du  moins  nous  constatons  un  remarquable  accord  parmi 
les  antbropologîstes.  Quelle  que  soit  leur  doctrine  fondamentale, 
qu'ils  fassent  de  l'homme  un  ordre  de  la  classe  des  mammifères  ou 
un  règne  de  la  nature,  tous  reconnaissent  qu'on  ne  saurait  partager 
les  populations  humaines  même  en  familles  ou  en  tribus  distinctes. 
Mais  pour  les  polygénistes  les  différences  qui  les  séparent  consti- 
tuent autant  de  caractères  spécifiques^  et  ils  les  réunissent  dans  un 
seul  genre^  composé  d'un  nombre  d'espèces  qui  varie  singulière- 
ment au  gré  des  savans.  Les  monogénistes  de  leur  côté  ne  voient 
dans  ces  différences  que  des  caractères  de  race^  et  rattachent  ainsi 
tous  les  groupes  humains  à  une  seule  espèce.  Il  est  donc  évident 
qu'on  ne  peut  aborder  le  prpblème  tant  débattu  entre  les  deux 
écoles  qu'après  avoir  résolu  celui-ci  :  qu'entend-on  en  histoire  na- 
turelle par  les  mots  espèce  et  race?  C'est  bien  certainement  faute 
de  s'être  sérieusement  posé  cette  question  que  tant  de  naturalistes 
d'un  incontestable  mérite,  de  l'un  et  l'autre  camp,  ont  embarrassé 
la  science  de  notions  confuses  ou  de  graves  erreurs. 

Voyons  d'abord  ce  qu'il  faut  entendre  par  l'expression  ai  espèce. 
Ce  mot  est  un  de  ceux  que  l'on  retrouve  dans  toutes  les  langues  qui 
possèdent  des  termes  abstraits.  Il  traduit  par  conséquent  une  idée 
générale,  vulgaire,  et  cette  idée  est  avant  tout  celle  d'une  très  grande 
ressemblance  extérieure;  mais,  dans  le  langage  ordinaire  même, 
cette  idée  n'est  pas  simple.  Il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  s'a- 
dressant  par  exemple  à  un  éducateur  de  bestiaux  choisi  parmi  les 
plus  illettrés.  Présentez  à  ce  juge  deux  mérinos;  il  n'hésitera  pas  à 
les  déclarer  de  même  espèce.  Placez  sous  ses  yeux  un  mérinos  ordi- 
naire et  un  de  ces  moutons  à  laine  brillante  et  soyeuse  que  nous  de- 
vons à  M.  Graux  de  Ifauchamp ,  et  il  répondra  avec  non  moins 
d'assurance  que  ces  animaux  sont  de  deux  espèces  différentes.  Ap- 
prenez-lui alors  que  tous  deux  ont  eu  le  même  père  et  la  même 
mère;  l'homme  pratique  hésitera,  son  langage  traduira  la  confusion 
de  son  esprit,  et  pour  peu  qu'il  soit  au  courant  du  vocabulaire  gé- 
néralement employé  en  zootechnie,  il  vous  dira  :  «  Le  mauchamp 
est  une  variété  du  mérinos,  n  Cette  expérience,  facile  à  faire,  nous 
apprend  que,  même  pour  le  vulgaire,  quand  il  s'agit  de  l'espèce, 
l'idée  de  filiation  vient  se  placer  à  côté  de  l'idée  de  ressemblance. 

En  réalité,  la  science  ne  fait  ici  que  préciser  ce  qu'avait  pressenti 
l'instinct  populaire.  Elle  aussi,  pour  déterminer  les  espèces,  s'ap- 
puie sur  la  ressemblance,  et  il  est  inutile  d'insister  sur  ce  point; 
mais  elle  aussi ,  dès  ses  débuts ,  et  sans  même  s'en  rendre  bien 
compte,  a  pris  en  con^dération  les  phénomènes  de  la  reproduction. 
Sur  ce  dernier  point,  elle  est  de  nos  jours  plus  affirmative  que  ja- 
mais. Elle  a  démontré  définitivement  que  ik  génération  est  un  fût 


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HISTOIRE  NATURELLE   DE   l'hOMME.  157 

supérieur  aux  forces  physico-chimiques  ;  elle  a  prouvé  en  outre  que 
ce  fait  est  déterminé  exclusivement  par  l'influence  de  la  vie  et  par 
l'intermédiaire  d'un  organisme  préexistant  (1).  Toujours  un  être 
vivant  quelconque  provient  d'un  autre  être  vivant.  L'ensemble  des 
êtres  organisés,  considéré  dans  le  temps,  se  compose  donc  de  séries 
ininterrompues,  et  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  dans  ces  séries 
ce  que  le  vulgaire  comme  les  savans  ont  appelé  les  espèces. 
•  Théoriquement  parlant,  un  parent,  ou  être  engendrant  y  et  un  fils, 
ou  être  engendriy  qui  deviendrait  parent  à  son  tour,  pçuvent  suffire 
à  l'établissement  indéfini  d'une  de  ces  séries.  En  fait,  nous  savons 
que  les  choses  se  passent  autrement,  et  que  toujours  les  deux 
termes  précédens  sont  au  moins  doubles ,  et  comprennent  un  père 
et  une  mère,  un  fils  et  une  fille.  C'est  encore  là  un  des  beaux 

(1)  On  voit  que  nous  regardons  comme  définitivement  condamnée  la  doctrine  des 
générations  ttpoctinées.  Il  devient  en  effet  bien  difficile  de  s'expliquer  comment  cette 
doctrine  peut  compter  encore  quelques  partisans  parmi  des  hommes  dont  le  mérite  est 
d'ailleurs  très  réel.  Au  reste,  leur  nombre  diminue  rapidement,  et  la  plupart  d'entre  eux 
répètent  sans  doute  Texclamation  que  nous  avons  entendue  sortir  de  la  bouche  d'un  chi- 
miste très  habile  qui  avait  eu  longtemps  une  foi  entière  aux  générations  spontanées. 
«  Encore  une  illusion  qui  s'en  va!  »  s'écriait-il  après  une  assez  longue  causerie  sur  les 
expériences  si  concluantes  de  M.  Pasteur.  Ces  expériences  répondent  en  effet  aux  der- 
'nières  chicanes  qu'on  pouvait  adresser  encore  à  plusieurs  autres  savans,  à  MM.  Scbwann 
et  Henle  entre  autres.  Ceux-ci  avaient  déjà  opéré  d'une  manière  comparative  sur  des 
infusions  ou  des  mélanges  dont  les  uns  étaient  exposés  à  l'air  libre,  tandis  que  les  autres 
ne  recevaient  que  de  Tair  tamisé  à  travers  des  acides  énergiques  ou  des  tubes  rougis  au 
feu.  Toujours  ils  avaient  vu  les  premiers  donner  promptement  naissance  à  des  moisis- 
sures, à  des  infusoiros,  tandis  que  les  seconds  ne  présentaient  aucune  trace  de  produc- 
tion organique.  Schwann,  Henle  et  presque  tous  les  naturalistes  avaient  conclu  de  ces 
faits  que  les  végétaux  et  les  animaux  inférieurs  qui  apparaissent  dans  les  infusions  pro- 
viennent des  germes  que  l'air  y  dépose  sous  forme  de  poussière,  et  nullement  de  la 
réaction  des  élémens  morts  qui  entrent  dans  la  composition  de  Tinfusion  ou  du  mélange. 
Os  avaient  admis  également  que,  pour  empêcher  l'apparition  des  moisissures,  des  infu- 
soires,  etc.,  il  suffisait  de  désorganiser  ces  germes  soit  par  la  chaleur,  soit  par  un  tout 
autre  moyen.  Les  partisans  de  la  génération  spontanée  répondaient  qu'en  passant  soit 
dans  un  tube  fortement  chauffé,  soit  sur  des  acides,  l'air,  bien  que  ne  changeant  pas  de 
composition,  devenait  impropre  à  donner  naissance  à  un  être  organisé;  ils  disaient  que 
cet  air  était  devenu  inactif.  En  outre  ils  niaient  l'existence  des  germes,  bien  que  ceux-ci 
eussent  été  tus  et  décrits,  notamment  par  Ehrenberg.  Or  M.  Pasteur,  gr&oe  aux  disposi- 
tions ingénieuses  qu'il  a  imaginées,  a  recueilli  ces  germes  et  les  a  ternis  dans  des  infu- 
sions plongées  dans  une  atmosphère  de  cet  air  prétendu  inactif;  ils  s'y  sont  parfaitement 
développés.  D'autre  part,  le  même  expérimentateur  a  montré  qu'il  suffisait  de  donner 
au  ballon  qui  renferme  une  infusion  quelconque  une  forme  telle  que  les  germes  ne 
pussent  pas  arriver  jusqu'au  liquide  pour  que  celui-ci  ne  présentât  aucune  trace  de 
moisissure,  alors  même  qu'il  était  en  communication  directe  avec  l'air  ordinaire.  L'exis- 
tence des  germes,  le  rôle  qu'ils  jouent  dans  les  prétendus  phénomènes  de  génération 
spontanée,  ont  été  mis  ainû  hors  de  toute  discussion  pour  quiconque  ne  cherche  ses 
convictions  que  dans  l'observation  et  l'expérience.  Ajoutons  que  I^s  belles  recherches  de 
M.  Balbiani  sur  la  reproduction  sexuelle  des  infusoires  ont  fait  rentrer  ce  groupe  dans 
la  loi  commune  et  enlevé  aux  partisins  de  la  génération  spontanée  jusqu'aux  argumens 
qu'ils  auraient  pu  tirer  de  l'ignorance  où  l'on  «Hait  naguère  encore  sur  ce  sujet. 


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158  BETU£  DES  DEUX  MONDES. 

résultats  que  la  science  moderae  a  su  dégager  du  chaos  apparent 
des  observations  précédemment  accumulées  (1).  L'idée  de  filiation 
se  précise  ainsi  en  se  complétant.  Les  séries  spécifiques  ne  nous 
apparaissent  plus  comme  composées  seulement  d'individus,  mais 
bien  comme  formées  de  familles  qui  se  succèdent,  et  dont  chacune 
provient  d'une  ou  de  deux  familles  précédentes.  La  famille  physio- 
logique  est  donc  le  point  de  départ,  l'unité  fondamentale  de  l'es- 
pèce, comme  celle-ci  l'est  dix  règne  tout  entier  (2).  Ces  idées  géné- 
rales seront  facilement  comprises  en  tant  qu'elles  intéressent  les 
animaux,  ceux  surtout  qui  vivent  le  plus  communément  sous  les  yeux 
de  l'homme.  Peut-être  paraîtra-t-il  étrange  à  quelque  lecteur  d'en 
faire  l'application  aux  végétaux;  mais  qu'on  neVoublie  pas,  dès  qu'il 
s'agit  des  fonctions  de  la  reproduction,  des  rapports  qui  relient  les 
unes  aux  autres  les  générations  successives,  il  se  manifeste  entre  les 
deux  règnes  des  ressemblances  qui  vont  jusqu'à  l'identité.  A  diverses 
reprises,  et  surtout  dans  mes  études  sur  les  métamorphoses,  j'ai 
insisté  ici  même  sur  une  multitude  de  faits  qui  mettent  hors  de 
doute  ce  résultat  fondamental.  Chez  la  plante  comme  chez  l'animal, 
il  y  a  des  époux  et  des  épouses,  des  pères  et  des  mères,  des  fils  et 
des  filles.  Seulement  ces  liens  de  parenté  9ont  souvent  voilés  par 
les  dispositions,  la  structure,  surtout  l'état  d'agrégation  des  orga- 
nismes végétaux.  Ici  l'individualité  elle-même  se  dissimule  parfois 
et  devient  indécise  pour  l'homme  étranger  à  la  science  ;  mais  celle- 
ci,  nous  l'avons  vu,  a  su  aller  au-delà  des  apparences,  déterminer 
l'individu  et  recQunaître  son  sexe.  Il  lui  est  donc  facile  de  remonter 
à  la  famille  physblogique  et  de  constater  qu'elle  se  retrouve  dans  le 
règne  végétal  tout  comme  dans  le  règne  animal. 

Qu'il  me  soit  permis  d'insister  sur  quelques  exemples  propres  à 
faire  mieux  comprendre  combien  il  est  difficile  de  séparer  l'idée  de 
filiation  de  l'idée  d'espèce.  La  famille  physiologique  peut  n'être  com- 
posée que  des  quisitre  élémens  que  nous  avons  nommés  plus  haut  : 
deux  parens  et  deux  enfans  de  difîérens  sexes.  Quelques  espèces 
animales,  le  chevreuil  par  exemple,  réalisent  ce  groupe  typique;  mais 
elle  peut  aussi  s'étendre  prodigieusement,  et  les  enfans  peuvent, 
soit  pendant  toute  leur  vie,  soit  à  certaines  phases  de  leur  exis- 
tence, ressembler  fort  peu  à  leurs  parens  directs.  Chez  les  espèces 
animales  dont  la  reproduction  présente  des  phénomènes  de  généa- 

(i)  Voyez  sur  cette  question  la  série  sur  Us  Métamorphoses  €t  la  Généagenèse  dans  la 
Rêvue  des  Deux  Mondes  du  \^  et  15  ayril  1855,  du  !«'  et  15  Juin,  et  du  i"  Juillet  1856. 

(2)  M  Isidore  Geoffroy  Saint*Hilaire,  guidé  par  des  considérations  différentes  de  celles 
que  nous  venons  d*exposer,  est  arrivé  le  premier  à  cette  conclusion,  dont  le  lecteur  cohh 
prendra  aisément  Timportance  capitale.  M.  Geoffroy  désigne  la  famUle  physiologique 
dont  il  s*agit  ici  par  le  nom  de  compagnie,  pour  la  distinguer  de  la  famille  naturelle,, 
simple  groupe  de  classifications  et  par  cela  même  toujours  plus  ou  moins  arbitraire. 


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HISTOIBE   NATURELLE   DE   l'hOHME.  159 

genèse,  chez  les  méduses  entre  autres,  la  famille  comprend  l'en- 
semble des  générations  et  des  individus  qui  se  succèdent  jusqu'au 
moment  où  reparaissent,  avec  les  formes  du  père  et  de  la  mère, 
les  attributs  sexuels.  Or  les  individus  intermédiaires  n'ont,  soit 
entre  eux,  soit  avec  leurs  parens  immédiats,  que  des  analogies 
de  forme  et  d'organisation  extrêmement  éloignées.  Pour  celui  qui 
jugerait  seulement  d'après  les  ressemblances,  ces  individus  appar- 
tiendraient non-seulement  à  des  espèces,  mais  même  à  des  classes 
très  distinctes.  Ainsi  en  ont  jugé  pendant  des  siècles  les  savans  les 
plus  spéciaux  eux-mêmes,  avant  que  les  observations  de  Saars,  de 
Siebold ,  et  la  synthèse  de  Steenstrup  les  eussent  ramenés  à  des 
idées  plus  justes.  Aujourd'hui,  pour  tous  les  naturalistes,  la  larve 
ciliée,  qui  se  meut  à  la  manière  d'un  infusoire,  les  animaux  hydri- 
formes  qui  couvrent  la  tige  et  les  rameaux  du  polypier  fixé  à 
demeure  sur*  quelque  rocher,  la  méduse  isolée  et  libre,  qui  mène 
en  plein  océan  une  vie  vagabonde,  sont  autant  d'individus  d'une 
même  espèce.  Ce  qui  est  vrai  des  médusaires  l'est  à  plus  forte  rai- 
son des  insectes  en  général.  Quoi  de  plus  éloigné  en  apparence  qu'un 
papillon,  une  chrysalide ,  une  chenille?  Et  pourtant  ces  êtres  sont 
sortis  d'autant  d'œufs  pondus  peut-être  par  une  même  mère,  et 
peuvent  appartenir  non  pas  seulement  à  la  même  espèce,  mais 
encore  à  la  même  famille. 

Ainsi  l'idée  d'espèce  est  essentiellement  complexe  et  repose  sur 
deux  considérations  d'ordres  très  distincts.  Ce  n'est  pas  d'emblée 
que  la  science  est  arrivée  à  ce  résultat.  Pas  plus  au  moyen  âge  et 
aux  premiers  temps  de  la  renaissance  que  dans  l'antiquité,  les 
hommes  qui  jetèrent  les  premiers  fondemens  de  la  zoologie  ou  de 
la  botanique  ne  se  rendirent  compte  de  ce  qu'ils  appelaient  des  es- 
pèces. M.  I.  Geoffroy  a  parfaitement  démontré  qu'on  avait  exagéré 
sous  ce  rapport  les  mérites  d'Aristote  et  d'Albert  le  Grand.  Ni  l'un 
ni  l'autre  ne  purent  même  soupçonner  qu'il  y  eût  là  un  problème 
à  résoudre.  Il  faut  arriver  jusqu'à  la  fin  du  xvii®  siècle  pour  voir  des 
naturalistes  se  préoccuper  de  cette  question.  Elle  avait  été  évidem- 
ment comprise  par  Jean  Ray,  qui,  en  1686,  dans  son  Historia plan- 
tarum,  regarda  comme  étant  de  même  espèce  les  végétaux  qui  ont 
une  origine  commune  et  se  reproduisent  par  semis,  quelles  que 
soient  leurs  différences  apparentes;  mais  elle  ne  fut  réellement  posée 
qu'en  1700  par  notre  illustre  Tournefort.  Dans  ses  Institutiones  rei 
herbaricBy  il  se  demande  :  «  Que  faut-il  entendre  par  le  mot  d'espèce?» 
n  avait  défini  le  genre  «  l'ensemble  des  plantes  qui  se  ressemblent 
par  leur  structure  ;  »  il  appelle  espèce  «  la  collection  de  celles  qui 
se  distinguent  par  quelque  caractère  particulier.  »  Malgré  le  vague 
des  idées  et  des  -expressions,  on  voit  que  ces  deux  illustres  précur- 
seurs de  la  science  moderne  s'étaient  placés  chacun  à  l'un  des  deux 


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160  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

points  de  vue  sur  lesquels  nous  venons  d*  insister.  Ray  avait  compris 
rimportance  de  la  filiation  ;  Toumefort  ne  tenait  compte  que  de  la 
ressemblance  dans  son  essai  de  définition. 

A  en  juger  par  les  termes  qu'ils  ont  employés  pour  définir  l'es- 
pèce, on  pourrait  rattacher  à  Toumefort  un  assez  grand  nombre  de 
naturalistes  dont  les  préoccupations  habituelles  sont  rarement  di- 
rigées vers  l'étude  des  fonctions  organiques,  tels  que  des  entomo- 
logistes, des  ornithologistes,  des  paléontologistes.  La  plupart  des 
physiologistes  au  contraire  ont  adopté  les  idées  de  Ray  et  les  ont 
parfois  exagérées  en  ce  qu'ils  ont  supprimé  de  leurs  définitions  toute 
allusion  à  l'importance  des  caractères  communs  (1).  Dans  les  deux 
cas,  il  y  avait  une  véritable  erreur  par  omission.  Pour  avoir  une 
notion  complète  de  l'espèce,  il  faut,  on  le  sait,  tenir  compte  des 
deux  élémens.  C'est  ce  que  comprirent  fort  bien  Linné  et  BuiTon. 
Le  premier,  il  est  vrai,  n'a  donné  nulle  part  une  définition  propre- 
ment dite;  mais  A.  Laurent  de  Jussieu  n'a  guère  fait  que  formuler 
ses  idées  à  cet  égard  quand  il  a  dit  :  «  L'espèce  est  une  succession 
d'individus  entièrement  semblables  perpétués  au  moyen  de  la  gé- 
nération. »  Quant  à  Buflbn,  il  est  on  ne  peut  plus  explicite;  pour 
lui,  «  l'espèce  n'est  autre  chose  qu'une  succession  constante  d'indi- 
vidus semblables  et  qui  se  reproduisent.  » 

La  plupart  des  définitions  données  par  les  naturalistes  modernes 
se  rattachent  de  près  ou  de  -loin  aux  précédentes.  Je  me  bornerai 
à  citer  les  principales  (2).  —  Cuvier  définît  l'espèce  «  la  collection 
de  tous  les  corps  organisés  nés  les  uns  des  autres  ou  de  parens 
communs,  et  de  ceux  qui  leur  ressemblent  autant  qu'ils  se  ressem- 
blent entre  eux.  »  —  Pour  de  Candolle,  «  l'espèce  est  la  collection 
de  tous  les  individus  qui  se  ressemblent  entre  eux  plus  qu'ils  ne  res- 
semblent à  d'autres,  qui  peuvent,  par  une  fécondation  réciproque, 
produire  des  individus  fertiles,  et  qui  se  reproduisent  par  la  généra- 
tion, de  telle  sorte  qu'on  peut  par  analogie  les  supposer  tous  sortis 
originairement  d'un  seul  individu.  »  —  Pour  Blainville,  «  l'espèce 
est  l'individu  répété  dans  le  temps  et  dans  l'espace.  »  —  Vogt  re- 
garde l'espèce  comme  résultant  «  de  la  réunion  de  tous  les  indi- 
vidus qui  tirent  leur  origine  des  mômes  parens  et  qui  redeviennent, 
par  eux-mêmes  ou  par  leurs  descendans,  semblables  à  leurs  premiers 
ancêtres  (3).  » 

(1)  J'ai  moi-même  donné  dans  cette  exagération  sous  la  première  influence  des  décoa- 
vertes  relatives  aux  phénomènes  généagénétiques  ;  mais  Je  n'ai  pas  tardé  à  revenir  à  des 
idées  plus  justes,  et  en  1856  j'ai  donné  dans  mon  cours  au  Muséum  la  définition  que  cette 
étude  fera  connaître.  | 

(2)  M.  Geoffroy  a  réuni  dans  son  livre  un  grand  nombre  d'autres  définitions  de  l'es- 
pèce, et  je  ne  puis  mieux  faire  que  de  renvoyer  le  lecteur  à  cet  ouvrage. 

(3)  On  voit  que  ce  naturaliste  fait  ici  allusion  aux  phénomènes  de  généagenèse. 


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HISTOIRE   NATURELLE  DE   L'hOMME.  161 

Ces  définitions  et  un  grand  nombre  d'autres  que  nous  pourrions 
rappeler  ont  cela  de  commun  qu'elles  affirment  la  ressemblance  des 
individus  de  même  espèce  sans  aucune  restriction.  D'autres  font 
sur  ce  point  des  réserves  plus  ou  moins  explicites.  Ainsi,  pour  La- 
marck,  «  l'espèce  est  une  collection  d'individus  semblables  que  la 
génération  perpétue  dans  le  même  état  tant  que  les  circonstances 
de  leur  situation  ne  changent  pas  assez  pour  faire  varier  leurs  ha- 
bitudes, leur  caractère  et  leur  forme.  »  —  M.  Isidore  Geoffroy  dé- 
finit l'espèce  n  une  collection  ou  une  suite  d'individus  caractérisés 
par  un  ensemble  de  traits  distinctifs  dont  la  transmission  est  na- 
turelle, régulière  et  indéfinie  dans  l'ordre  actuel  des  choses.  »  — En- 
fin, pour  M.  Chevreul,  «  l'espèce  comprend  tous  les  individus  issus 
d'un  même  père  et  d'une  même  mère  :  ces  individus  leur  ressem- 
blent autant  qu'il  est  possible  relativement  aux  individus  des  autres 
espèces;  ils  sont  donc  caractérisés  par  la  similitude  d'un  certain  en- 
semble de  rapports  mutuels  existant  entre  des  organes  de  même 
nom,  et  les  diflérences  qui  sont  hors  de  ces  rapports  constituent  des 
variétés  en  général.  » 

Les  naturalistes  que  nous  venons  de  citer  sont  incontestablement 
ceux  qui,  à  divers  titres,  jouissent  dans  la  science  de  l'autorité  la  plus 
grande  et  la  plus  méritée.  Ils  appartiennent  à  des  branches  diverses 
de  l'histoire  naturelle  et  à  des  écoles  qui  ont  parfois  lutté  avec  plus 
que  de  l'énergie  l'une  contre  l'autre.  Et  cependant  on  voit  qu'au 
fond  les  idées  qu'ils  se  sont  faites  de  \ espèce  se  ressemblent  beau- 
coup. Les  légères  différences  que  présentent  ces  définitions  ne  por- 
tent guère  que  sur  un  point,  très  important  il  est  vrai,  et  qu'il  nous 
faut  indiquer  ici.  Remontons  à  Linné  et  à  Buffon.  Tous  deux ,  abor- 
dant sérieusement  l'étude  de  l'espèce  et  y  rattachant  l'idée  de  filia- 
tion, furent  conduits  à  poser  ces  questions  si  graves  :  les  individus 
dont  l'ensemble  constitue  une  espèce  demeurent- ils  indéfiniment 
semblables  entre  eux  et  avec  leurs  premiers  parens?  ou  bien  peu- 
vent-ils revêtir  des  caractères  qui  les  éloignent  les  uns  des  autres 
au  point  que  le  naturaliste  ne  puisse  plus  reconnaître  la  parenté? 
Le  nombre  des  séries  spécifiques  a-t-il  été  fixé  dès  l'origine,  et  s'il 
peut  diminuer  par  l'extinction  de  quelques-;^unes  d'entre  elles,  peut- 
il  s'accroître  en  revanche  grâce  à  certaines  modifications  éprouvées 
par  des  individus  servant  de  point  de  départ  à  de  nouvelles  séries? 
En  d'autres  termes,  l'espèce  est-elle  fixe,  ou  est-elle  variable? 

M.  Isidore  Geofiroy  a  fort  bien  démontré,  par  des  citations  em- 
pruntées aux  écrits  de  Linné  et  de  Buffon,  que  ces  grands  législa- 
teurs des  sciences  naturelles  ont  eu  les  mêmes  hésitations  quand 
ils  ont  cherché  à  résoudre  ce  difficile  problème ,  et  que  tous  deux 
avaient  professé  tour  à  tour  des  doctrines  opposées.  Au  début  et 

TOMB  XXXI.  11 


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162  RE7UE   DES   DEUX  MONDES. 

pendant  presque  toute  sa  vie,  Linné  affirme  la  fixité,  rinvariabilité 
de  l'espèce.  Appuyé  sur  la  Bible,  il  déclare  que  toujours  le  sem- 
blable engendre  son  semblable,  et  qu'il  n'y  a  point  d'espèce  nou- 
velle. Plus  tard,  entraîné  par  un  mélange  de  choses  vraies  et  d'idées 
inexactes,  il  fait  à  la  variabilité  une  part  des  plus  larges.  Il  admet 
que  toutes  les  espèces  d'un  même  genre  de  plantes  proviennent 
d'une  espèce  unique  à  l'origine^  et  pour  lui  le  croisement,  \ hybri- 
dation y  est  le  procédé  à  peu  près  exclusivement  mis  en  œuvre  par 
la  nature  pour  atteindre  ce  résultat.  L'immense  majorité  des  végé- 
taux n'aurait,  dans  cette  hypothèse,  qu'une  origine  de  seconde  ma'm 
pour  ainsi  dire,  et  des  espèces  nouvelles  pourraient  chaque  jour 
prendre  naissance  sous  nos  yeux. 

Comme  Linné,  Buiïon  crut  d'abord  à  la  fixité  absolue,  et  repré- 
senta la  nature  comme  imprimant  sur  chaque  espèce  ses  caractères 
inaltérables.  Plus  tard ,  il  embrassa  la  croyance  contraire,  et  admit 
dans  chaque  famille^  à  côté  des  altérations  particulières  qui  produi- 
sent de  simples  variétés,  une  dégénération  plus  ancienne  et  de  tout 
temps  immémoriale^  transformant  les  espèces  elles-mêmes.  Ici  en- 
core il  se  rencontra  avec  son  illustre  rival,  du  moins  quant  au  fait 
général  ;  mais  Buflbn  regarda  comme  les  causes  du  changement ^  de 
Valtèration  et  de  la  dégénération  y  la  température  du  climat  ^  la  qua- 
lité de  la  nourriture^  et  pour  les  animaux  domestiques  l/es  maux  de 
Jt esclavage.  C'était  substituer  la  doctrine  des  actions  de  milieu^  de 
l'influence  des  conditions  d'existence,  à  la  théorie  linnéenne  de 
l'hybridation.  Au  reste,  après  avoir  exploré  pour  ainsi  dire  les  deux 
hypothèses  extrêmes  de  la  fixité  absolue  et  d'une  variabilité  pres- 
que indéfinie,  Buffon  se  trouva  ramené  par  ses  propres  travaux  à 
une  doctrine  moyenne  nettement  exprimée  dans  ses  derniers  écrits. 
«  L'empreinte  de  chaque  espèce,  écrivit-il  alors,  est  un  type  dont 
les  principaux  traits  sont  gravés  en  caractères  ineffaçables  et  per- 
manens  à  jamais;  mais  toutes  les  touches  accessoires  varient.  »  Le 
milieu  resta  d'ailleurs  pour  lui  la  cause  de  ces  variations.  Là  est  la 
doctrine  définitive  de  Buffon,  qu'on  peut  appeler  celle  de  la  varia- 
bilité limitée;  là  est  aussi  la  vérité. 

Les  opinions  tour  à  toui*  professées  par  Linné  et  par  Buffon  ont 
servi  de  point  de  départ  à  autant  de  doctrines  qui  se  sont  propagées 
jusqu'à  nos  jours.  Cuvier  et  toute  V école  positive^  qui  le  reconnaît 
pour  chefi  se  sont  déclarés  pour  la  stabilité  de  l'espèce.  Blainville, 
qui  d'ordinaire  semble  se  préoccuper  avant  tout  de  ne  pas  être  de 
l'avis  de  Cuvier,  se  rencontre  ici  avec  lui,  et  va  plus  loin  encore. 
Pour  lui,  «la  stabilité  des  espèces  est  une  condition  nécessaire  à 
l'existence  de  la  science.  »  En  revanche,  \ école  philosophique  adopta 
généralement  la  croyance  d'une  variabilité  indéfinie.  Pour  Lamarck, 


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HISTOIRE   NATURELLE   DE   L' HOMME.  163 

tt  la  nature  n'offre  que  des  individus  qui  se  succèdent  les  uns  aux 
autres  par  voie  de  génération,  et  qui  proviennent  les  uns  des  autres. 
Les  espèces  parmi  eux  ne  sont  que  relatives,  et  ne  le  sont  que  tem- 
porairement. »  Il  admettait,  et  la  plupart  de  ses  disciples  ont  admis 
après  lui,  la  transformation  des  espèces,  la  formation  d'espèces  nou- 
velles. En  outre  il  reconnaissait  pour  causes  de  ces  phénomènes  la  ' 
tendance  à  satisfaire  certains  besoins,  les  actions,  les  habitudes, 
c'est-à-dire  des  actes  pour  ainsi  dire  spontanés.  La  variation  avait 
donc  ici  sa  cause  dans  l'individu  lui-même,  au  moins  lorsqu'il  s'a- 
gissait des  animaux. 

On  a  souvent  cherché  à  rattacher  aux  doctrines  de  Lamarck  celles 
<îe  Geoffroy  Saint-Hilaire.  A  nos  yeux,  ce  rapprochement  est  com- 
plètement erroné.  Malgré  toute  F  impétueuse  ardeur  de  son  génie, 
iîeoflroy,  on  l'oublie  trop  souvent,  en  appelle  toujours  à  l'expérience 
«t  à  l'observation.  Lamarck  avait  voulu  remonter  jusqu'à  l'origine 
des  choses  :  Geoffroy  a  évidemment  senti  que  le  problème  de  l'es- 
pèce, ainsi  posé,  échappe  à  ces  deux  instrumens  de  toute  recherche 
scientifique  sérieuse.  Aussi  ne  l'a-t-il  même  pas  abordé.  Sans  doute 
il  s'est  déclaré  partisan  de  la  variabilité,  mais  c'est  à  la  manière  de 
Buffon,  soit  qu'il  s'agisse  du  phénomène  lui-même,  soit  que  l'on  re- 
monte aux  causes  qui  le  déterminent.  A  diverses  reprises,  il  repousse 
ridée  de  variations  incessantes  et  indéfinies.  Pour  lui,  l'espèce  est 
fixe  tant  que  le  milieu  ambiant  reste  le  même;  elle  change  seulement 
quand  ce  milieu  se  modifie  et  dans  la  mesure  de  ces  modifications. 
L'action  modificatrice  vient  donc  du  dehors  et  s'exerce  sur  l'être  vi- 
vant, qui  ne  fait  que  réagir.  Telle  est  aussi  la  croyance  de  Buffon. 
On  voit  que  M.  Isidore  Geoffroy  a  dit  avec  raison  :  «  Si  Geoffroy 
Saint-Hilaire  est,  dans  l'ordre  chronologique,  lé  successeur  de  La- 
marck, on  doit  voir  bien  plutôt  en  lui,  dans  l'ordre  philosophique, 
le  successeur  de  Buffon,  dont  le  rapproche  en  effet  tout  ce  qui  l'é- 
loigné de  Lamarck.  » 

Si  Geoffroy  Saint-Hilaire  s'était  borné  à  juger  les  .doctrines  de  ses 
prédécesseurs  et  à  développer  les  meilleures,  l'Académie  des  Sciences 
n'eût'point  assisté  à  ces  discussions  à  la  fois  solennelles  et  ardentes 
dont  le  souvenir  est  encore  vivant  chez  tous  les  naturalites;  mais  il 
avait  en  outre  abordé,  avec  sa  hardiesse  habituelle,  un  problème 
tout  nouveau,  que  commençaient  à  poser  sérieusement,  que  posent 
chaque  jour  plus  impérieusement  les  découvertes  paléontologiques. 
A  la  suite  d'études  approfondies  sur  les  crocodiliens,  il  avait  été  vi- 
vement frappé  des  ressemblances  existant  entre  certaines  espèces 
fossiles  et  d'autres  espèces  actuellement  vivantes.  Il  s'était  demandé 
si  celles-ci  ne  pourraient  pas  descendre  des  premières  par  une  filia- 
tion interrompue  et  si  les  différences  constatées  entre  ces  représen- 


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16&  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

tans  de  deux  faunes  appartenant  à  des  époques  géologiques  dis- 
tinctes ne  devaient  pas  être  attribuées  aux  cbangemens  survenus 
dans  les  conditions  d'existence,  dans  le  milieu  ambiant.  Plus  tard 
il  généralisa  cette  question,  et,  sans  prétendre  la  résoudre,  il  fit  va- 
loir chaudement  les  raisons  qui  militent  en  faveur  d'une  réponse 
affirmative.  Cuvier  s'était  formellement  prononcé  pour  la  négative. 
L'auteur  des  Mémoires  sur  les  Ossemens  fossiles  se  voyait  attaqué 
sur  un  terrain  où  il  avait  jusque-là  régné  en  maître;  il  dut  se  dé- 
fendre, et  ainsi  surgirent  les  grands  débats  qui  se  sont  prolongés,  on 
peut  le  dire,  jusqu'à  nos  jours.  D'une  part,  dans  un  livre  tout  récent 
et  remarquable  à  bien  des  titres,  un  naturaliste  anglais,  M.  Darwin, 
a  cherché  à  expliquer  l'origine  de  la  multiplicité  des  espèces  ani- 
males et  végétales.  11  les  fait  toutes  descendre  d'un  archétype  pri- 
mitif, modifié,  transformé  successivement  de  mille  manières  par  des 
actions  extérieures  et  les  conditions  d'existence;  il  parait  rattacher 
ces  cbangemens  surtout  aux  phénomènes  géologiques.  M.  Darwin  a 
ainsi  fondu  ensemble,  dans  sa  théorie,  les  idées  de  Lamarck  sur  la 
variabilité  des  espèces  et  celles  de  Buffon  sur  les  causes  de  leurs 
variations,  tout  en  faisant  de  sa  théorie  des  applications  qui  rappel- 
lent les  doctrines  de  Geoffroy.  Le  naturaliste  anglais  a  d'ailleurs 
poussé  les  unes  et  les  autres  bien  au-delà  de  tout  ce  qu'avaient  ad- 
mis ses  devanciers  français.  D'autre  part,  M.  Godron  a  publié  un  ex- 
cellent ouvrage,  exclusivement  consacré  à  la  question  de  l'espèce  : 
le  professeur  de  Nancy  se  prononce  de  la  manière  la  plus  tranchée 
dans  le  sens  de  l'invariabilité.  En  ce  qui  concerne  les  espèces  vi- 
vantes, il  va  aussi  loin  que  Blainville,  sans  pourtant  se  placer  com- 
plètement sur  le  même  terrain,  et  résout  dans  les  termes  suivans  la 
question  paléontologique  :  «  Les  révolutions  du  globe  n'ont  pu  alté- 
rer les  types  originairement  créés;  les  espèces  ont  conservé  leur 
stabilité  jusqu'à  ce  que  des  conditions  nouvelles  aient  rendu  leur 
existence  impossible  :  alors  elles  ont  péri,  mais  elles  ne  se  sont  pas 
modifiées.  » 

Ces  conclusions  absolues  dans  un  sens  ou  dans  l'autre  sont  cer- 
tainement prématurées.  Nous  ne  possédons  pas  encore  les  données 
nécessaires  pour  résoudre  le  problème  posé  par  Geoffroy.  L'expé- 
rience et  l'observation  nous  fournissent  des  faits  suffisans  pour  abor- 
der la  question  de  l'espèce,  considérée  dans  la  période  géologique 
actuelle;  l'une  et  l'autre  nous  font  à  peu  près  complètement  défaut 
quand  nous  voulons  remonter  aux  âges  antérieurs.  Ici  il  faut  pres- 
que toujours  renoncer  à  la  certitude  et  même  à  la  probabilité  scien- 
tifiques pour  se  contenter  de  possibilités.  Or  on  sait  combien  est 
grande  la  distance  qui  sépare  le  possible  du  réel  :  nul  n'a  le  droit 
de  conclure  de  l'un  à  l'autre.  C'est  là  ce  qu'a  très  nettement  ex- 


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HISTOIRE  NATURELLE   DE   l'hOMME.  165 

primé  M.  Chevreul  dans  son  beau  rapport  sur  Y Ampélographie  du 
comte  Odart.  Après  s'être  formellement  prononcé  pour  la  perma- 
nence des  types  qui  constituent  les  espèces  sous  l'empire  des  con- 
ditions actuelles,  ce  savant  ajoute  :  «  Si  l'opinion  de  la  mutabilité 
des  espèces,  dans  les  circonstances  différentes  de  celles  où  nous  vi- 
vons, n'est  point  absurde  à  nos  yeux,  l'admettre  en  fait  pour  en 
tirer  des  conséquences,  c'est  s'éloigner  de  la  méthode  expérimen- 
tale, qui  ne  permettra  jamais  d'ériger  en  principe  la  simple  conjec- 
ture. »  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  telles  sont  aussi, 
sur  la  question  dont  il  s'agit,  nos  convictions  bien  arrêtées.  En  con- 
séquence ,  nos  études  porteront  exclusivement  sur  les  temps  géolo- 
^ques  les  plus  rapprochés  de  nous.  Là  seulement  nous  rencontrerons 
les  faits  qui  se  passent  sous  nos  yeux,  les  résultats  vraiment  compa- 
rables d'expériences  séculaires,  et  nous  pourrons  conclure  en  con- 
naissance de  cause.  Toutefois,  en  restant  ainsi  sur  le  terrain  de  la 
science  positive,  nous  n'entendons  nullement  blâmer  outre  mesure 
ceux  qui  sont  allés,  ceux  qui  vont  encore  au-delà.  Ces  spéculations 
hardies  ont  aussi  leur  valeur  :  elles  ouvrent  parfqis  des  voies  nou- 
velles et  préparent  ainsi  l'avenir;  mais  pour  qu'elles  aient  une  utilité 
réelle,  pour  qu'elles  ne  nous  égarent  pas,  il  faut  les  prendre  pour 
ce  qu'elles  sont  et  ne  pas  les  accepter  avant  le  temps  comme  des 
vérités  démontrées. 

Telles  sont  les  idées  générales  professées  jusqu'à  ce  jour  par  les 
mattres  de  la  science  relativement  à  l'espèce;  mais  ce  n'est  point 
assez  de  les  avoir  exposées  rapidement  :  il  faut  signaler  dès  à  pré- 
sent un  fait  bien  digne  d'attention.  On  a  pu  remarquer  que  les  di- 
verses écoles  de  naturalistes  diffèrent  parfois  considérablement  en 
théorie;  il  n'en  est  que  plus  remarquable  de  les  voir  dans  la  pratique 
agir  comme  si  leurs  principes  étaient  identiques.  Aussitôt  qu'ils 
abandonnent  le  champ  des  généralités  pour  en  arriver  aux  appli- 
cations, les  disciples  de  Lamarck  ne  se  distinguent  guère  de  ceux  de 
Cuvier,  et  la  réciproque  est  tout  aussi  vraie.  En  agissant  ainsi,  ils  ne 
font  du  reste  qu'imiter  leurs  chefs  etix-mêmes.  Lamarck,  partisan  de 
la  variabilité  indéfinie,  n'en  a  pas  moins  consacré  la  majeure  partie 
de  sa  vie  à  des  travaux  de  détermination  d'espèces,  qui  lui  valurent 
le  surnom,  —  exagéré,  il  est  vrai,  —  de  Linné  français.  Cuvier,  qui 
proclamait  si  haut  Tinvariabilité,  n'en  reconnut  pas  moms  des  races 
très  différentes  dans  plusieurs  espèces  animales,  et^alla  bien  plus 
loin  encore  quand  il  admit  que  des  espèces  distinctes  peuvent  con- 
courir à  la  formation  d'une  race  mixte.  Blainville  aussi  n'a  jamais 
hésité  à  rapporter  à  un  type  spécifique  unique  des  animaux  d'appa- 
rence fort  peu  semblable.  Pressées  par  l'évidence,  les  deux  écoles 
extrêmes  sont  donc  ramenées  en  fait  à  une  sorte  de  juste-milieu 
toutes  les  fois  qu'elles  soumettent  leurs  doctrines  absolues  à  l'é- 


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166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

preuve  de  la  réalité.  A  lui  seul,  ce  résultat  ne  proclame-t-il  pas 
hautement  que  la  vérité  ne  se  trouve  ni  dans  l'une  ni  dans  l'autre, 
qu'on  la  rencontrera  seulement  chez  les  hommes  qui  ont  admis  avec 
Buffon  la  variabilité  limitée? 

Je  me  range  sans  hésiter  sous  la  bannière  de  ce  grand  maître. 
Pour  moi,  Y  espèce  est  quelque  chose  de  primitif,  de  fondamental. 
Nés  et  développés  dans  des  conditions  identiques,  tous  les  repré- 
sentans  d'une  espèce  animale  ou  végétale  seraient  rigoureusement 
semblables  entre  eux;  mais  dans  l'un  et  l'autre  règne  cette  condi- 
tion est  à  peu  près  impossible  à  remplir.  Des  actions  de  milieu  très 
diverses  ont  modifié  et  modifient  sans  cesse  les  types  premiers;  Y  hé- 
redite  intervient  tantôt  pour  maintenir,  tantôt  pour  multiplier  ou 
accroître  ces  modifications.  Ainsi  prennent  naissance  les  variétés  et 
les  races.  Les  limites  des  variations  résultant  de  ces  actions  diverses 
sont  encore  indéterminées;  mais,  en  y  regardant  avec  soin,  il  est 
facile  de  constater  qu'elles  sont  parfois  remarquablement  étendues. 
Toutefois  il  ne  se  forme  pas  pour  cela  des  espèces  nouvelles,  et  la 
parenté  des  dérivés  d'un  même  type  spécifique  peut  toujours  être 
reconnue  par  voie  d'expérience,  quelles  que  soient  les  différences 
très  réelles  qui  les  séparent.  En  conséquence  je  crois  pouvoir  don- 
ner de  l'espèce  la  définition  suivante  :  «  l'espèce  est  l'ensemble  des 
individus,  plus  ou  moins  semblables  entre  eux,  qui  sont  descendus 
ou  qui  peuvent  être  regardés  comme  descendus  d'une  paire  primi- 
tive unique  par  une  succession  ininterrompue  de  familles  (1).  »  Celte 
définition  repose  et  sur  les  données  que  j'ai  exposées  plus  haut  et 
sur  les  propositions  générales  qui  la  précèdent.  Ces  propositions 
seront  développées,  l'exactitude  en  sera  démontrée  dans  la  suite  de 
ce  travail.  Commençons  par  examiner  avec  quelques  détails  la  ques- 
tion de  la  fixité  et  de  la  variabilité  de  l'espèce.  Cette  étude  même 
nous  conduira  à  des  notions  nouvelles. 

Quand  des  hommes  de  génie  contemporains,  et  disposant  par  con- 
séquent des  mêmes  élémens  de  conviction,  hésitent  entre  deux  doc- 
trines, quand  des  esprits  éminêns  se  laissent  aller  chacun  dans  son 
sens  à  des  exagérations  évidentes,  on  peut  être  certain  d'avance  que 
le  problème  agité  présente  des  difficultés  sérieuses.  Tel  est  le  cas 
pour  la  question  de  la  fixité  et  de  la  variabilité  de  l'espèce.  L'affir- 
mative et  la  négative ,  peuvent  également  s'appuyer  sur  des  obser- 
vations et  des  expériences  précises  empruntées  à  l'histoire  des  vé- 
gétaux aussi  bien  qu'à  celle  des  animaux,  et  dans  la  recherche  des 

(1)  A  part  le  dernier  membfe  de  phrase  qui  précise  plus  que  je  ne  Tavais  fait  aupara- 
vant ridée  de  famille,  cette  définition  est  celle  que  J*ai  donnée  au  Muséum  en  1856,  et 
reproduite  plus  tard  dans  la  Bévue  {Histoire  naturelle  de  V Homme,  —  Du  Croisement 
des  Races  fwmaines,  livraison  du  i<'  mars  1857). 


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HISTOIRE    NATURELLE   DE   l'hOMME.  167 

causes  nous  en  trouverons  qui  agissent  alternativement  dans  les 
deux  sens.  Voyons  d'abord  les  raisons  principales  qui  militent  en 
faveur  de  la  fixité. 

Laissons  de  côté  les  faits  cités  par  une  foule  de  botanistes,  et  qui 
démontrent  T invariabilité  des  espèces  végétales  pendant  des  pé- 
riodes de  deux  ou  trois  siècles;  remontons  tout  de  suite  jusqu'aux 
premiers  temps  historiques.  Les  hypogées  égyptiens  nous  fournis- 
sent sur  la  végétation  de  ces  époques  reculées  des  données  parfai- 
tement précises.  On  y  a  retrouvé  une  foule  de  végétaux  qui  croissent 
encore  dans  le  voisinage ,  et  la  comparaison  entre  les  échantillons 
recueillis  dans  ces  antiques  tombes  et  les  plantes  vivantes  a  prouvé 
que  non-seulement  les  espèces  proprement  dites,  mais  encore  cer- 
taines races,  n'avaient  pas  varié  depuis  l'époque  des  premiers  Pha- 
raons. Cette  identité  de  caractères  a  été  même  constatée  d'une  façon 
assez  piquante  dans  le  cas  suivant.  Le  voyageur  Heninken  avait 
rapporté  de  la  Haute-Egypte  des  pains  trouvés  dans  les  tombeaux 
remontant  à  l'époque  la  plus  reculée.  Ces  pains  furent  remis  au  cé- 
lèbre botaniste  Robert  Brown,  qui  retira  de  leur  pâte  des  glumes 
d'orge  parfaitement  intactes  (1).  En  les  étudiant  avec  soin,  il  re- 
connut à  la  base  de  ces  glumes  un  rudiment  d'organe  qu'on  n'avait 
pas  indiqué  dans  les  orges  de  nos  campagnes,  et  peut-être  crut-il 
un  moment  avoir  sous  les  yeux  une  preuve  de  variation  dans  ces 
enveloppes  florales;  mais  un  nouvel  examen  lui  fit  retrouver  dans 
nos  orges  ce  même  organe  rudimentaire.  L'étude  attentive  de  ce 
débris  d'une  plante  broyée  depuis  cinq  ou  six  mille  ans  a  donc  ré- 
vélé l'existence  d'un  caractère  assez  peu  saillant  pour  avoir  échappé 
à  la  loupe  d'une  foule  de  botanistes,  et  qui  n'en  a  pas  moins  tra- 
versé sans  altération  cette  longue  suite  de  siècles. 

Parmi  les  espèces  végétales  actuellement  vivantes,  il  en  est  qui 
fournissent  à  ce  résultat  une  contre-épreuve  curieuse.  On  sait  que 
l'âge  des  arbres  dicotylédones  se  reconnaît  au  nombre  des  couches 
concentriques  dont  se  compose  leur  tronc.  Même  parmi  nos  arbres 
européens,  il  en  est  qui  à  ce  compte  dateraient  d'une  époqpie  bien 
reculée.  On  a  compté  280  de  ces  couches  sur  un  if  dont  la  circon- 
férence était  seulement  de  1  mètre  50  centimètres  environ.  Or  l'if 
de  Foullebec,  dans  le  département  de  l'Eure,  avait  en  1822  6  mè- 
tres 80  centimètres  de  pourtour.  Celui  de  Fortingall,  en  Ecosse,  at- 
teint, dit-on,  près  de  16  mètres  de  circonférence.  Deslongchamps 
en  tire  la  conséquence  que  si  les  conditions  du  développement  ont 
été  les  mêmes  pour  ces  différens  arbres,  l'if  de  Foullebec  est  âgé  de 
onze  à  douze  cents  ans,  et  celui  de  Fortingall  de  plus  de  trois  mille. 
Le  chêne  de  nos  forêts  prête  à  de  semblables  calculs  :  il  croit  très 

(i)  On  appelle  glume  ou  baU  Teuyeloppe  extérieure  de  la  fleur  des  graminées. 


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168  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

lentement,  et  après  un  siècle  il  n'a  parfois  pas  plus  de  35  centi- 
mètres de  diamètre.  À  partir  de  cette  ép'oque ,  son  accroissement  se 
ralentit  encore,  et  cependant  on  cite  des  chênes  d'environ  A  mètres 
de  diamètre.  A  juger^de  leur  âge  par  leur  grosseur,  le  même  Des- 
longchamps  déclare  qu'on  pourrait  les  croire  âgés  de  plus  de  douze 
siècles. 

Quant  aux  arbres  exotiques,  ils  permettent  de  remonter  bien  plus 
haut.  Adanson  a  mesuré  au  Cap-\ert  un  baobab  dont  le  tronc  avait 
22  mètres  de  circonférence;  en  le  comparant  à  des  individus  plus 
jeunes,  et  dont  il  avait  pu  reconnaître  l'âge ,  il  estima  que  ce  géant 
devait  avoir  vécu  plus  de  cinq  mille  ans.  Gôlbery  a  observé  un  autre 
représentant  de  la  même  espèce  plus  monstrueux  encore  :  celui-ci 
atteignait  34  mètres  de  pourtour;  il  devait  par  conséquent  être, 
selon  toute  apparence ,  plus  âgé  que  le  précédent.  Enfin  l'espèce 
de  pin  colossal  récemment  découverte  en  Californie,  le  gigantesque 
séquoia^  s'élève  parfois  à  une  hauteur  de  100  mètres  et  présente, 
dit-on,  une  épaisseur  de  10  mètres.  On  a  compté  les  couches  con- 
centriques d'un  de  ces  immenses  troncs;  on  en  a  trouvé  plus  de  six 
mille.  Cet  arbre  était  donc  contemporain  des  premières  dynasties' 
égyptiennes.  Eh  bien  !  tous  ces  vétérans  de  la  flore  contemporsdne 
ressemblent  entièrement,  aux  dimensions  près,  aux  plus  jeunes  ar- 
bres de  même  espèce  qui  les  entourent  et  qui  sont  séparés  d'eux 
par  des  milliers  de  générations. 

Tous  les  exemples  précédens  sont  pris  dans  la  période  géologique 
actuelle.  Toutefois  nous  pouvons  ici  dépasser  la  limite  qui  nous  ar- 
rêtera d'ordinaire  et  demander  des  enseignemens  à  l'époque  recu- 
lée où  se  passa  le  dernier  phénomène  général  qui  sut  laissé  des 
traces  sur  notre  globe.  En  remuant  les  sables  du  diluvium^  on  a  ra- 
mené au  jour  des  graines  enfouies  et  qui  avaient  conservé  leurs  pro- 
priétés germinatives  pendant  un  nombre  de  siècles  indéfini,  mais  à 
coup  sûr  bien  supérieur  à  celui  qui  nous  sépare  de  la  civilisation 
égyptienne  même  à  son  aurore.  Les  graines  ont  germé ,  et  les  indi- 
vidus qui  en  sont  sortis  se  sont  montrés  entièrement  semblables  à 
ceux  qui  ont  poussé  dans  les  conditions  ordinaires  (1). 

L'étude  des  animaux  nous  présente  des  faits  entièrement  pareils 
à  ceux  qui  résultent  de  l'examen  des  espèces  végétales.  Ici  encore 
nous  nous  adresserons  sur-le-champ  à  l'Égj'pte.  Les.  peintures  des 
hypogées  abondent  en  élémens  propres  à  éclairer  la  question.  Les 
premières  nous  montrent  une  foule  d'espèces  et  de  races  animales 
représentées  avec  une  fidélité  dont  nous  pouvons  encore  juger  par 

(i)  Ce  Uii  remarquable  a  été  obser? é  par  M.  Michalet  aux  environs  de  Dôle.  La  plante 
qui  a  ainsi  reparu  est  le  galium  anglkum,  qui,  à  peine  connu  dans  la  localité,  a  couvert 
les  sables  du  dilimum  à  mesure  que  les  ouvriers  en  pelleversaient  les  bancs,  demeurés 
Jusqu^à  cette  époque  entièrement  intacts. 


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HISTOIRE   NATURELLE  DE   l'hOMME.  169 

nous-mêmes.  Les  seconds  sont  pour  ainsi  dire  des  cabinets  d'his- 
toire naturelle  où  sont  admirablement  conservés  les  représentans  de 
la  faune  des  Pharaons.  Sur  ce  point,  les  recherches  les  plus  modernes 
n'ont  fait  que  confirmer  les  conclusions  tirées  par  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  de  ses  longues  études  dans  les  nécropoles  de  Thëbes,  et  que 
Lacépëde  résumait  ainsi  dans  un  rapport  demeuré  célèbre  :  «  Il  ré- 
sulte de  cette  partie  de  la  collection  du  citoyen  Geoffroy  que  ces  ani- 
maux sont  parfaitement  semblables  à  ceux  d'aujourd'hui.  » 

Grâce  à  la  résistance  que  présentent  le  squelette  et  les  coquilles, 
les  animaux  ont  laissé  dans  les  terrains  quaternaires  des  restes  fa- 
ciles à  étudier  et  à  reconnaître  en  plus  grande  quantité  que  les  vé- 
gétaux. Les  brèches  osseuses,  les  cavernes  à  ossemens,  aussi  bien 
que  les  sables  et  les  alluvions,  ont  conservé  un  grand  nombre  d'es- 
pèces que  la  paléontologie  a  su  distinguer  et  comparer  aux  espèces 
existantes.  Or  les  résultats  de  ce  rapprochement  sont  très  impor- 
tans.  Dans  un  remarquable  travail  sur  les  cavernes,  M.  Desnoyers 
a  résumé  tous  les  faits  principaux  recueillis  touchant  les  mam- 
"mifères  contemporains  de  l'époque  dont  nous  parlons.  Les  espèces 
en  sont  fort  nombreuses  et  se  partagent  naturellement  en  trois 
groupes.  Dans  le  premier  se  placent  celles  que  leurs  caractères 
séparent  nettement  des  espèces  actuelles,  qui  par  conséquent  ont 
disparu  ou  bien  se  sont  modifiées  de  manière  à  devenir  mécon- 
naissables par  suite  des  révolutions  géologiques.  Au  second  appar- 
tiennent les  espèces  qui  se  retrouvent  dans  la  faune  actuelle ,  mais 
qui  ne  vivent  aujourd'hui  que  dans  des  contrées  plus  ou  moins  éloi- 
gnées de  celles  où  l'on  a  découvert  leurs  restes  fossiles,  qui  par  con- 
séquent semblent  avoir  émfgré  à  la  suite  des  mêmes  révolutions.  Le 
troisième  groupe  se  compose  d'espèces  identiques  à  celles  qui  vivent 
aujourd'hui  encore  dans  les  mêmes  lieux  et  qui  par  conséquent  ont 
résisté  sans  modification  aux  mêmes  cataclysmes.  Dans  les  trois 
groupes,  on  rencontre  parfois  le  même  genre  représenté  par  des  es- 
pèces distinctes.  Ces  espèces  ont  donc  été  contemporaines,  et  quelle 
que  soit  l'opinion  que  l'on  adopte,  il  faut  reconnaître  que  l'action 
exercée  sur  elles  par  la  modification  du  milieu  a  été  bien  diffé- 
rente. 

L'histoire  des  animaux  inférieurs,  celle  des  mollusques  et  des 
zoophytes,  présente  des  faits  tout  pareils.  A  vouloir  citer  de  nom- 
breux exemples,  nous  n'aurions  que  l'embarras  du  choix.  Bornons- 
nous  à  indiquer  les  résultats  recueillis  par  M.  Agassiz  lors  de  son  ex- 
ploration des  côtes  de  la  Floride.  On  sait  que  certains  zoophytes  des 
mers  tropicales  vivent  en  familles  innombrables  sur  certains  points 
circonscrits,  et  que  leurs  générations  successives,  superposant  sans 
cesse  les  polypiers  calcaires  habités  par  ces  petits  êtres,  finissent 
par  élever  d'abord  au  niveau  des  vagues,  puis  jusqu'au-dessus  des 


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170  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

flots,  des  écueils,  des  îles,  dès  archipels  entiers.  Ce  curieux  phé- 
nomène, constaté  d'abord  dans  FOcéan-Pacifique,  où  il  se  développe 
sur  une  échelle  immense,  se  retrouve  dans  le  golfe  du  Mexique,  et 
a  été  pour  M.  Agassiz  le  sujet  d'études  approfondies.  Ce  naturaliste 
croit  pouvoir  préciser  le  temps  qu'ont  mis  à  se  former  quatre  récifs 
de  corail  remarquables  par  leur  disposition  concentrique,  et  qu'il  a 
trouvés  à  l'extrême  pointe  méridionale  de  la  Floride.  D'après  ses 
calculs,  il  aurait  fallu  environ  huit  mille  années  pour  les  amener  à 
leur  état  actuel.  Bien  plus,  la  Floride  elle-même,  dans  une  étendue 
de  2  degrés  en  latitude,  lui  paraît  n'être  composée  que  de  récifs  de 
corail  élevés  de  même  par  les  polypes,  et  soudés  les  uns  aux  autres 
par  l'action  des  siècles.  Il  estime  à  deux  cent  mille  années  environ 
le  temps  nécessaire  à  la  formation  de  cette  presqu'île.  Or  les  roches 
de  cette  terre,  les  masses  de  ces  récifs,  d'origine  essentiellement 
animale,  nous  montrent  des  polypiers,  des  coquilles  identiques  à 
ceux  qu'on  pêche  encore  aujourd'hui,  pleins  de  vie,  dans  toutes  les 
mers  voisines.  Ainsi,  d'après  M.  Agassiz,  les  mollusques,  les  zoo- 
phytes  du  golfe  du  Mexique,  auraient  conservé  tous  leurs  caractères 
pendant  deux  mille  siècles. 

On  le  voit,  les  partisans  de  l'invariabilité  s'appuient  sur  des  faits 
împortans  bien  observés  et  sur  des  argumens  sérieux.  Ils  peuvent 
dire  à  leurs  adversaires  :  Nous  poursuivons  un  certain  nombre  d'es- 
pèces végétales  ou  animales  jusqu'aux  premiers  temps  de  l'histoire, 
jusqu'à  six  ou  huit  mille  ans  en  arrière,  et  nous  les  voyons  sem-  • 
blables  à  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui.  Nous  dépassons  les  limites  de 
l'époque  géologique  actuelle,  et  nous  retrouvons  encore  certaines  es- 
pèces identiques  à  ce  qu'elles  sont  de  nos  jours.  En  outre,  parmi  ces 
espèces  qui  ont  assisté  à  la  dernière  révolution  de  notre  globe,  toutes 
n'ont  pu  supporter  les  nouvelles  conditions  d'existence  qui  leur 
étaient  faites.  De  celles-ci,  les  unes  ont  émigré ,  sans  pour  cela  se 
modifier;  d'autres  ont  disparu.  Pourquoi  admettre  que  ces  der- 
nières sont  les  ancêtres  immédiats  de  nos  espèces  actuelles?  Nous 
ne  connaissons  ces  animaux  éteints  que  par  leurs  restes  fossiles; 
mais  ces  restes  suffisent  pour  faire  reconnaître  entre  eux  et  ceux 
qu'on  veut  regarder  comme  leurs  petits-fils  des  différences  parfois 
très  grandes.  Où  sont  les  traces  des  modifications  progressives  qui 
auraient  inévitablement  relié  entre  elles  ces  formes  diverses,  si  elles 
dérivaient  en  effet  les  unes  des  autres?  Nulle  part.  A  en  juger  par 
tous  les  faits  connus,  par  toutes  les  expériences  possibles,  la  trans- 
formation, la  variation  de  l'espèce  est  donc  une  pure  hypothèse,  et 
la  vérité  ne  peut  être  que  dans  la  doctrine  de  la  fixité. 

Telle  est  en  résumé  l'argumentation  de  Cuvier,  de  Blainville  et  de 
leurs  disciples  plus  ou  moins  avoués;  mais,  nous  l'avons  vu,  sous 


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HISTOIBE   NATURELLE   DE   l'hOMME.        >  171 

res  expressions  absolues,  il  y  a  des  sous-entendus  et  des  réserves. 
L'invariabilité,  que  cette  école  proclame  si  haut,  ne  s'entend  'que 
des  caractères  essentiels,  fondamentaux.  Jamais  elle  n'a  pu  parler 
d'une  identité  qui  n'existe  nulle  part.  En  fait,  Lamarck  lui-même 
admettait  une  certaine  constance;  de  même  l'école  qui  le  combat 
admet  une  certaine  variabilité.  Nous  allons  maintenant  aborder  Té- 
tude  des  phénomènes  de  cet  ordre,  et  rappeler  d'abord  ceux  qu'on 
observe  chez  l'individu  isolé  lui-même,  lorsqu'on  l'observe  à  diverses 
époques  de  son  existence. 

Sans  parler  des  animaux  à  métamorphoses,  où  les  différences  d'un 
âge  à  l'autre  sont  si  énormes;  sans  parler  des  changemens  si  consi- 
dérables qui  s'accomplissent  chez  le  fœtus  encore  enfermé  dans  l'œuf 
ou  dans  le  sein  de  sa  mère ,  qui  ne  sait  que  dans  tous  les  groupes 
du  règne  animal  il  est  des  espèces  dont  les  jeunes  ressemblent  si 
peu  aux  adultes,  que  des  observations  suivies  permettent  seules  de 
les  identifier?  Qui  ne  sait  que  chez  l'homme  lui-même,  l'enfant, 
l'homme  fait,  le  vieillard,  sont  au  premier  coup  d'œil  trois  individus 
distincts?  Ces  changemens,  dira-t-on,  tiennent  à  l'essence  même 
des  êtres;  ils  sont  la  conséquence  de  leur  évolution  normale.  Cela 
est  vrai,  mais  le  fait  n'en  est  que  plus  important  à  rappeler  ici.  A 
lui  seul,  il  suffit  pour  prouver  que  l'individu  vivant  n'est  pas  quelque 
chose  d'absolument  fixe,  d'immuable.  C'est  seulement  un  champ 
limité,  défini,  où  la  vie  apporte  et  d'où  elle  emporte  des  matériaux, 
tantôt  d'une  manière  continue,  tantôt  à  des  momens  donnés,  main- 
tenant, mais  modifiant  aussi  dans  certaines  limites,  et  par  une  épi- 
genèse  incessante,  les  formes  qui  sont  pour  nous  des  caractères 
spécifiques.  Quiconque  tiendra  suflBsamment  compte  de  ces  phéno- 
mènes sera  préparé  à  comprendre  et  à  accepter  des  faits  d'un  autre 
ordre,  et  bien  plus  importans  au  point  de  vue  qui  nous  occupe. 

En  effet,  à  côté  dès  modifications  en  quelque  sorte  nécessaires 
dont  nous  venons  de  parler,  on  en  constate  d'autres  qui  n'ont  au- 
cun rapport  avec  le  développement  normal,  et  ne  peuvent  être  re- 
gardées que  comme  accidentelles.  Pour  s'en  tenir  à  l'homme  seul, 
on  voit  chez  lui  des  individus  revêtu:  alternativement  quelques-uns 
des  caractères  propres  à  des  groupes  humains  justement  distragués 
les  uns  des  autres.  S'il  existe  des  races  blondes  et  des  races  brunes, 
on  voit  tous  les  jours  des  enfans  blonds  et  roses  se  changer  en 
adultes  à  la  chevelure  noire,  au  teint  pâle  et  foncé.  Quoique  plus 
rare,  la  réciproque  se  présente  quelquefois,  et  j'en  connais  un 
exemple.  Dans  les  races  blanches,  le  mélanismey  c'est-à-dire  la  co- 
loration noire  de  la  peau,  se  montre  assez  souvent  d'une  manière 
partielle  et  temporaire,  chez  les  femmes  enceintes  par  exemple. 
Camper  cite  à  ce  sujet  l'observation  recueillie  chez  une  jeune  femme 
dont  le  corps  tout  entier,  à  l'exception  de  la  face  et  du  cou,  avait  pris 


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172  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

à  sa  première  grossesse  la  couleur  d'une  véritable  négresse.  Un  de 
mes  auditeurs,  ancien  médecin,  m'a  dit  avoir  rencontré  un  fait  à  peu 
près  semblable  dans  sa  pratique.  D'autre  part,  le  docteur  Hammer 
et  Bufibn  rapportent  des  exemples  bien  authentiques  de  nègres  qui 
sont  devenus  blancs.  Il  s'agit  d'un  jeune  homme  et  d'une  jeune 
fille.  Tous  deux,  vers  l'âge  de  quinze  ou.seize  ans,  commencèrent  à 
blanchir,  le  premier  à  la  suite  d'un  lé^er  accident,  la  seconde  sans 
cause  connue.  Les  phénomènes  furent  d'ailleurs  à  peu  près  iden- 
tiques dans  les  deux  cas.  Le  changement  de  coloration  eut  lieu  d'une 
manière  progressive.  La  teinte  générale  s'affaiblit  d'abord,  puis  des 
taches  blanches  apparurent,  grandirent  peu  à  peu,  et  envahirent  le 
corps  tout  entier.  Chez  les  deux  individus,  la  temte  primitive  per- 
sista sur  quelques  points  peu  étendus,  et  les  parties  transformées 
conservèrent  des  marques  semblables  à  des  grains  de  beauté  ou  à 
des  taches  de  rousseur.  En  général,  les  villosités,  les  cheveux,  parti- 
cipèrent à  ce  changement,  et  devinrent  ou  blancs  ou  blonds  là  où  la 
peau  avait  blanchi.  Les  deux  individus  conservèrent  une  santé  par- 
faite. Toutes  leurs  fonctions  continuèrent  à  s'exercer  très  régulière- 
ment. La  peau  surtout  ne  présenta  jamais  de  traces  de  maladies; 
elle  était  rosée  et  semblable  en  tout  à  celle  d'un  individu  de  race 
blanche.  Hammer  et  Buffon  ont  insisté  avec  raison  sur  ces  derniers 
détails,  qui  prouvent  qu'il  s'agit  ici  d'une  véritable  transformation, 
et  que  le  changement  de  couleur  ne  saurait  être  attribué  à  quel- 
qu'une de  ces  affections  cutanées  observées  par  plusieurs  voyageurs, 
et  surtout  par  M.  d'Abadie,  affections  qui  ont  pour  résultat  de  don- 
ner à  la  peau  noire  de  certaines  races  une  couleur  blanche  mate  et 
blafarde. 

Ainsi  l'individu  n'est  jamais  identique  à  lui-même  dans  tout  le 
cours  de  sa  vie,  et  de  plus  il  peut  subir  des  changemens  très  consi- 
dérables sans  que  son  existence  soit  mise  en  péril.  De  ces  faits  gé- 
néraux, on  peut  déjà  conclure  qu'en  acceptant  dans  toute  sa  rigueur 
la  définition  de  Blainville  lui-même,  on  doit  s'attendre  à  rencon- 
trer entre  les  représentans  de  chaque  espèce  des  différences  plus 
ou  moins  tranchées.  L'expérience  de  tous  les  instans  s'accorde  avec 
cette  conclusion.  Chez  les  végétaux  aussi  bien  que  chez  les  animaux 
et  chez  l'homme,  l'identité  n'apparaît  qu'à  titre  de  fait  entièrement 
exceptionnel.  On  sait  ce  qui  arriva  aux  courtisans  d'Alphonse  le 
Sage  à  la  recherche  de  deux  feuilles  exactement  semblables;  tout 
bon  berger  reconnaît  et  distingue  fort  bien  chaque  brebis  de  son 
troupeau,  et  la  fable  des  ménechmes,  sauf  entre  jumeaux,  ne  s'est 
peut-être  réalisée  qu'une  seule  fois  dans  la  personne  de  Martin 
Guerre  et  d'Arnaud  du  Tilh. 

Les  différences  très  légères,  servant  seulement  à  distinguer  les 
uns  des  autres  les  représentans  d'une  même  espèce,  ne  sont  autre 


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HISTOIRE  NATURELLE   DE  l' HOMME.  173 

chose  que  les  traits  individuels  y  les  nuances  ^  comme  les  appelle 
M.  Isidore  Geoffroy,  Dès  que  ces  différences  dépassent  une  certaine 
limite,  elles  donnent  naissance  à  la  v/^rtV/^.  Celle-ci,  presque  toujours 
individuelle  chez  l'homme  et  chez  les  animaux  ou  les  plantes,  qui  se 
reproduisent  seulement  par  voie  de  générations  successives,  peut 
comprendre  au  contraire  un  nombre  indéterminé  d'individus  quand 
il  s'agit  d'une  espèce  pouvant  se  multiplier  par  un  procédé  généa- 
génétique  quelconque;  mais,  même  dans  ce  dernier  cas,  les  carac- 
tères dUrérentiels  de  la  variété  ne  passent  jamais  d*une  génération  à 
l'autre.  J'emprunte  ici  à  M.  Chevreul  un  exemple  bien  remarquable 
propre  à  faire  comprendre  cette  distinction.  En  1803  ou  1805, 
M.  Descemet  découvrit  dans  sa  pépinière  de  Saint-Denis,  au  milieu 
d'un  semis  d'acacias  [robihia  pseudo- acacia)^  un  individu  sans 
épines  qu'il  désigna  par  l'épithète  de  spectabilis.  C'est  de  cet  indi- 
vidu, multiplié  par  marcottes,  boutures  ou  greffes,  que  proviennent 
tous  les  acacias  sans  épines  qu'on  rencontre  aujourd'hui  dans  le 
monde  entier.  Or  ces  individus  produisent  des  graines,  mais  ces 
graines,  mises  en  terre,  n'engendrent  que  des  acacias  épineux. 
L'acacia  spectabilis  est  resté  à  l'état  de  variété. 

La  variété  peut  être  définie  un  individu  où  un  ensemble  d'indi- 
vidus appartenant  à  la  même  génération  sexuellcy  qui  se  distingue 
des  autres  représentans  de  la  même  espèce  par  un  ou  plusieurs  ca- 
ractères  exceptionnels.  Ces  caractères  eux-mêmes  peuvent  être  plus 
ou  moins  accusés,  et  il  en  résulte  que  la  variété  passe  insensible- 
ment d'un  côté  aux  simples  traits  individuels  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure,  et  de  l'autre  côté  aux  monstruosités  les  plus  légères, 
appelées  hémitéries  par  M.  Geoffroy  (1).  On  comprend  dès  lors  com- 
bien peuvent  être  nombreuses  et  diverses  les  variétés  d'une  seule 
espèce.  Il  n'est  aucune  partie  de  l'être  qui  ne  puisse  s'exagérer, 
s'amoindrir,  se  modifier  de  mille  manières,  et  toutes  les  fois  que 
l'accroissement,  la  diminution,  la  modification,  dépasseront  la  li- 
mite, indécise  il  est  vrai,  mais  pratiquement  appréciable,  des  traits 
individuels,  on  aura  à  constater  une  variété  de  plus. 

Lorsque  les  caractères  qui  distinguent  une  variété  passent  aux 
descendans  du  végétal  ou  de  l'animal  qui  les  avait  présentés  le  pre- 
mier, lorsqu'ils  deviennent  héréditaires,  il  se  forme  une  race.  Par 
exemple,  si  un  des  acacias  dont  nous  venons  de  parler  portait  des 
graines  d'où  sortiraient  des  arbres  également  sans  épines,  si  ceux- 
ci  à  leur  tour  jouissaient  de  la  même  propriété,  si  l'acacia  specta- 
bilis en  arrivait  ainsi  à  se  reproduire  naturellement,  il  cesserait 
d'être  une  simple  variété;  il  constituerait  une  race.  La  race  sera 

(1)  Histoirt  générale  et  particulière  des  anomalies  de  Vorganisation, 


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17&  REVOfi   DES  DEUX  MONDES. 

donc  l'ensemble  des  individus  semblables  appartenant  à  une  même 
espèce,  ayant  reçu  et  transmettant  par  voie  de  génération  les  rarac- 
tares  d'une  variété  primitive.  —  Au  fond,  cette  définition,  tout  en 
précisant  davantage  l'idée  d'origine,  revient  à  celle  de  Buffon, 
qui  disait  :  «  La  race  est  une  variété  constante  et  qui  se  conserve 
par  génération,  »  ou  à  celle  du  botaniste  Richard,  qui  s'exprime 
ainsi  :  «  11  y  a  certaines  variétés  constantes  et  qui  se  reproduisent 
toujours  avec  les  mèipes  caractères  par  le  moyen  de  la  génération; 
c'est  à  ces  variétés  constantes  qu'on  a  donné  le  nom  de  races.  »  Si 
je  multipliais  ces  citations,  on  verrait  que  sur  ce  point  de  la  science 
il  existe  entre  les  naturalistes  de  toutes  les  écoles  un  accord  vrai- 
ment remarquable,  et  que  les  disciples  de  Lamarck  eux-mêmes  se 
rencontrent  ici  avec  ceux  de  Cuvier  (1). 

Le  nombre  des  races  pouvant  provenir  d'une  même  espèce  est 
tout  aussi  indéfini,  il  peut  être  tout  aussi  considérable  que  celui  des 
variétés  elles-mêmes,  car  il  n'est  aucune  de  celles-ci  dont  les  carac- 
tères ne  puissent  devenir  héréditaires  dans  des  conditions  données. 
En  outre,  ces  races  primaires,  sorties  immédiatement  de  l'espèce 
commune,  sont  à  leur  tour  susceptibles  d'éprouver  des  modifications 
qui  peuvent  rester  individuelles  ou  devenir  transmissibles  par  géné- 
rations. Chacune  d'elles  donne  ainsi  naissance  à  des  variétés,  à  des, 
races  secondaires.  Le  même  phénomène  peut  se  répéter  indéfini- 
ment. Nos  végétaux,  nos  animaux  domestiques  fournissent  une  foule 
d'exemples  de  ces  faits.  On  voit  combien  se  trouvent  multipliées 
par  là  les  modifications  du  type  spécifique  primitif.  Considérée  à  ce 
point  de  vue,  chaque  espèce  nous  apparaît  comme  un  arbre  dont  la 
tige  élevée  fournit  en  tous  sens  et  à  diverses  hauteurs  des  branches 
maltresses  plus  ou  moins  nombreuses,  sous-divisées  elles-mêmes 
en  branches  secondaires,  en  rameaux,  en  ramuscules,  tous  distincts 
et  cependant  tous  issus  média tement  ou  immédiatement  du  tronc 
primitif.  Pour  pousser  la  comparaison  jusqu'au  bout,  on  peut  dire 
que,  dans  cet  arbre  hypothétique,  les  variétés  sont  représentées  par 
les  bourgeons  avortés. 

Cette  image  a  cela  d'utile  qu'elle  fait  sentir  plus  aisément  les  re- 
lations existantes  entre  ces  trois  catégories  d'êtres  trop  souvent  con- 
fondues dans  le  langage,  —  l'espèce,  la  race,  la  variété.  On  voit  que 
toute  race,  toute  variété  se  rattache  à  une  espèce,  comme  toute 
branche,  tout  bourgeon  tient  à  une  tige  quelconque;  on  voit  que 
chaque  espèce  comprend,  avec  les  individus  qui  ont  conservé  le 

(1)  n  ne  s*agit  que  des  races  proprement  dites.  Quant  aux  races  hybrides,  c'est-ànlire 
aux  séries  zoologiques  ou  botaniques  résultant  du  croisement  de  deux  espèces  distinctes, 
nous  les  examinerons  plus  tard  avec  le  soin  qu'elles  méritent,  en  réduisant  à  sa  Juste  va- 
leur ce  qui  a  été  dit  à  ce  sujet. 


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HISTOIRE   NATURELLE   DE  l'hOMME.  175 

type  primitif,  tous  les  individus  plus  ou  moins  éloignés  de  ce  type, 
mais  qui  s'y  relient  par  une  filiation  ininterrompue,  de  même  que 
r  arbre  est  composé  de  ses  branches,  de  ses  rameaux,  tous  rattachés 
au  tronc  qui  les  porte  et  dont  ils  sont  autant  de  divisions.  Enfin 
on  ne  peut  toucher  au  moindre  ramuscule  sans  agir  sur  Tarbre 
dont  il  fait  partie,  et  cette  simple  considération  justifie  une  autre 
conséquence  fort  importante  pour  la  question  qui  nous  occupe  : 
à  savoir  que  toute  modification  imprimée  à  une  race  quelconque 
porte  en  réaHté  sur  Tespèce  d'où  cette  race  est  issue  immédiate- 
ment ou  médiatement. 

Et  maintenant  qu'on  suppose  le  tronc  de  notre  arbre  réduit  à 
une  courte  souche  que  des  alluvions  auraient  profondément  enfouie 
et  cachée  sous  terre  :  comment  reconnaître  si  les  maîtresses  bran- 
ches, qui  sortent  isolément  du  sol,  sont  les  produits  communs  de 
cette  souche,  ou  bien  les  tiges  d'autant  d'arbres  distincts?  Les  natu- 
ralistes se  trouvent  trop  souvent  dans  un  embarras  pareil  à  celui 
qu'éprouverait  le  forestier  sommé  de  décider  à  première  vue.  Con- 
sidérées à  part  et  abstraction  faite  de  l'origine,  la  race  et  l'espèce 
se  ressemblent  beaucoup.  Dans  les  races  bien  établies,  les  caractères 
sont  aussi  semblables  d'individu  à  individu,  de  père  à  fils,  que  dans 
les  espèces  les  plus  pures  et  les  moins  modifiées  ;  la  transmission  en 
est  tout  aussi  régulière.  Par  suite,  les  naturalistes  se  trouvent  chaque 
jour  en  présence  de  groupes  animaux  ou  végétaux  semblables  à 
certains  égards,  dissemblables  sous  certains  autres,  et  dont  ils 
ignorent  les  relations;  ils  ont  donc  à  se  demander  bien  souvent  si 
ces  groupes  doivent  être  isolés  les  uns  des  autres  et  former  autant 
d'espèces  distinctes,  ou  bien  s'ils  doivent  être  réunis  à  titre  de  races 
en  une  seule  et  unique  espèce.  C'est  précisément  en  ces  termes  que 
3e  pose  la  question  lorsqu'il  s'agit  de  l'homme.  Pour  lever  ces  diflî- 
cultés,  une  étude  comparative  sérieuse  était  nécessaire,  et  nous  ne 
craignons  pas  de  le  dire,  cette  étude  ne  pouvait  guère  être  entreprise 
que  de  nos  jours.  11  a  fallu  les  efforts  réunis  de  la  science  et  de 
l'industrie  modernes  pour  résoudre  une  foule  de  ces  questions  de 
détail  qui,  en  histoire  naturelle,  conduisent  seules  aux  doctrines  gé- 
nérales. S'il  est  permis  de  conclure  aujourd'hui,  c'est  que,  grâce  à 
ce  concours,  on  peut  grouper  une  somme  suffisante  de  résultats  et 
montrer  qu'ils  nous  conduisent  tous  au  même  but  en  s'appuyant  sur 
une  double  série  de  faits  qui  eux-mêmes  répondent  aux  deux  idées 
dominantes  dans  la  définition  de  l'espèce,  —  l'idée  de  ressem- 
blance ^t  celle  de  filiation.  Ce  sont  ces  résultats  qu'il  faudra  main- 
tenant exposer,  en  faisant  d'abord  X histoire  des  races. 

'  A.    DE   QOATREFAGES. 


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DEUX  JOURS 


DE  SPORT  A  JAVA 


ROGER  BELPAIRB  A  CLAUDE  DE  MARNE. 

(39,  me  d'Amsterdam,  à  Paris.) 


Calcutta,  Spence*s  Hôtel,  13  juin  1854. 

Sic  fada  voluerunt  ou  voluêrey  comme  dit  Lhomond  :  demain , 
mon  vieil  ami,  sauf  obstacle  imprévu,  je  mets  le  cap  sur  Java,  via 
Penang  et  Singapour.  Comme  je  ne  doute  pas  que  tu  ne  salues 
cette  nouvelle  en  me  prodiguant  les  noms  de  Juif  errant,  de  Robin- 
son,  Gulliver,  et  autres  touristes  distingués,  je  dois  à  ma  dignité 
peu  offensée  de* te  donner  très  en  détail  les  motifs  graves  qui  m'ont 
engagé  à  pousser  cette  reconnaissance  vers  les  îles  du  détroit  de  la 
Sonde.  Prêtez  à  ce  récit,  seigneur,  une  oreille  attentive.  Une  de  mes 
anciennes  connaissances  de  Simlah  m'avait  invité  avant-hier  à  ve- 
nir dîner  à  la  mess  du  fort  William,  A  sept  heures,  j'étais  installé  à 
la  table  du  18*  régiment  de  l'armée  royale,  où  se  trouvait  réuni  en 
ce  moment  un  effectif  fort  respectable  de  vestes  rouges  et  d'uni- 
formes bleus.  Les  oflBciers  de  la  reine  traitaient  ce  jour-là  l'état-ma- 
jor  de  la  corvette  hollandaise  le  Ruylery  arrivée  récemment  dans  les 
eaux  de  l'Hoogly,  et  dont,  à  plusieurs  reprises  déjà  pendant  la  pro- 
menade du  soir,  j^avais  admiré  les  formes  élégantes  et  la  bonne 
tenue.  Le  hasard  de  l'étiquette  me  fit  placer  à  table  entre  mon  hôte 
et  le  capitaine  de  la  corvette  hollandaise,  un  homme  de  trente-cinq 
ans  environ,  à  la  voix  harmonieuse,  au  regard  bienveillant,  aux  ma- 
nières exquises,  pour  lequel  je  me  sentis  pris  à  première  vue  d'un 
de  ces  entraînemens  sympathiques  qui,  comme  l'amour,  naissent 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  177 

souvent  d'un  coup  d'œil.  Au  punch  glacé  qui,  conformément  aux 
prescriptions  des  maîtres  de  la  science,  suivit  le  turtle-soupy  nous 
nous  étions  dit  nos  noms,  prénoms  et  qualités.  Le  jambon  et  le  din- 
don, qui  figurent  invariablement  à  tout  grand  dîner  de  Tlnde,  n'a-^ 
valent  pas  encore  disparu  de  la  table,  que  j'avais  déjà  communi- 
qué à  mon  voisin  un  bon  demi-tome  de  mes  impressions  de  voyage, 
et  celui-ci,  en  retour  de  cette  confidence,  m'avait  initié  à  ses  démê- 
lés récens  avec  un  vieil  amiral  bourru  et  entêté,  en  route  à  ce  mo- 
ment, Dieu  merci,  pour  les  plages  de  la  Hollande.  Quand  le  fromage, 
les  petits  oignons  et  le  Bass's  pale  aie  parurent  sur  la  table,  mon 
digne  Hollandais  me  parlait  avec  effusion  d'une  jeune  dame  fran- 
çaise, institutrice  dans  la  famille  de  son  frère,  riche  planteur  du  dis- 
trict des  Préhangers,  Madeleine,  si  je  me  souviens  bien  de  ce  nom, 
prononcé  à  plus  de  vingt  reprises,  et  notre  intimité  ne  s'arrêta  pas  là. 

Une  heiu*e  et  demie,  après  minuit  bien  entendu,  venait  de  sonner 
à  l'horloge  du  fort  William ,  et  un  groupe  de  jeunes  enseignes  sa- 
luait l'arrivée  des  devilled  bones  (grillades  de  poulet)  en  entonnant 
à  gorge  déployée  la  chanson  populaire  The  Pope  must  lire  an  happy 
life  (où,  soit  dit  en  passant,  le  poète  bachique  a  singulièrement 
exagéré  les  joies  de  cette  couronne  d'épines  qu'on  appelle  la  tiare), 
quand  mon  nouvel  ami  et  moi  quittâmes  la  table  pour  continuer  loin 
des  chants  d'une  jeunesse  trop  émue,  dans  le  long  corridor  qui 
précède  le  mess-roomy  une  discussion  approfondie  sur  les  mérites 
comparatifs  des  vins  du  Rhin  et  des  vins  de  Bordeaux.  Mon  inter- 
locuteur défendait  le  drapeau  de  l'Allemagne  avec  une  opiniâtreté 
que  je  ne  lui  avais  pas  encore  vu  déployer  dans  la  discussion ,  et 
tous  mes  argumens  ne  pouvaient  parvenir  à  le  convaincre  de  la  su- 
périorité du  Lafitte  3à  même  sur  un  certain  Marcobrunner,  Lieb- 
frauenmilch  (lait  de  vierge)  dans  toute  l'acception  du  mot,  qu'il  tenait 
sous  clé  dans  sa  cave  et  désirait  soumettre  sans  délai  à  ma  savante 
déguatation... 

De  tout  le  reste,  si  je  me  souviens,  je  ne  me  souviens  guère  :  je 
sais  seulement  qu'au  matin  je  me  réveillai  avec  un  mal  de  tête  ca- 
rabiné, une  soif  à  dessécher  un  étang,  dans  une  cabine  de  navire, 
et  fort  étonné  de  me  trouver  en  pareil  logis,  sinon  à  pareille  fête. 
Je  cherchais  en  vain  à  ressaisir  dans  mon  cerveau  ti-oublé  les  fils  de 
cette  énigme,  lorsque  je  répondis  machinalement  par  un  «entrez»  à 
trois  cpups  frappés  discrètement  à  la  porte,  et  vis  paraître  sur  le  seuil 
de  la  cabine  le  visage  bienveillant  du  commandant  Hendrik  van 
Vliet. 

—  Eh  bien  !  mon  cher  hôte,  comment  avez- vous  passé  la  nuit?  me 
dit  le  marin  en  me  tendant  la  main  d'un  geste  amical. 

—  Mais  à  merveille,  repris-je  intrépidement,  et  sans  me  douter 

TOME  XX\I.  12 


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178  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  seul  instant  que  j'avais  échangé  ma  chambre  de  Spenee's  Hôtel 
pour  une  cabine  du  Ruyter, 

—  Vous  me  pardonnez  donc  ma  folle  insistance  de  cette  nuit,  je 
pourrais  dire  de  ce  matin?  interrompit  Toflicier.  Entre  nous,  je  vous 
ai  presque  amené  ici  de  force,  et  ne  vous  fussiez-vous  pas  rendu  en 
homme  sage  à  mon  caprice,  je  crois  bien  que  nous  aurions  dû  ce 
matin  nous  couper  la  gorge,  poursuivit  le  marin  avec  un  rire  plein 
de  bonhomie...  Mais  les  vins  capiteux  de  la  mess  m'avaient  porté  au 
cerveau,  et  au  risque  de  vous  donner  une  fort  mauvaise  opinion  de 
la  manière  dont  nous  autres  marins  hollandais  pouvons  porter  la 
toile,  je  dois  vous  avouer,  pour  être  franc,  que  j'étais  complètement 
gris  hier  soir. 

—  Et  sous  ce  rapport  je  n'avais  certes  rien  à  vous  envier,  repris- 
je  vivement  :  assurance  dont  les  titillations  qui  vibraient  incessam- 
ment à  mes  oreilles  attestaient  la  poignante  véracité. 

—  Ce  qui  ne  vous  empêchera  pas,  j'espère,  de  déjeuner  ce  matin 
avec  moi  et  de  bon  appétit,  dit  le  commandant.  J'ai  à  cœur  de  vous 
montrer  que  si  mon  faible  est  grand  pour  les  vins  de  l'Allemagne, 
je  rends  à  ceux  de  la  belle  France  toute  la  justice  qui  leur  est  due. 
J'ai  encore  quelques  bouteilles  de  Larose  48  sur  lesquelles  je  dési- 
rerais vivement  avoir  votre  opinion.  Si  vous  le  permettez,  on  ser- 
vira le  déjeuner  à  l'heure  ordinaire,  dix  heures  et  demie,  plus  tard 
si  cela  vous  convient. 

Je  ne  pouvais  décliner  une  invitation  faite  en  termes  si  courtois  ; 
aussi  répondis-je  au  commandant  que  je  serais  prêt  à  l'heure  indi- 
quée, et  il  se  retira  en  s'inclinant. 

Mon  madrasseey  prévenu  à  l'hôtel,  m'avait  apporté  mes  effets  de 
toilette,  et  en  moins  d'une  heure,  sous  l'influence  bienfaisante  de 
véritables  douches,  mon  cerveau  avait  été  ramené  à  une  tempéra- 
ture équitable.  A  l'heure  dite,  rasé  de  frais,  vêtu  de  blanc,  j'étais 
prêt  à  m' asseoir  à  la  table  de  mon  nouvel  ami.  Je  m'étais  bien  promis 
de  garder  pendant  tout  le  repas  une  abstinence  digne  de  Sparte,... 
serment  d'ivrogne,  comme  tu  t'en  doutes I  Le  chef  du  comman- 
dant Hendrik  était  très  décidément  un  grand  chef,  et  son  Larose  &8 
d'une  supériorité  si  incontestable,  qu'à  midi  nous  étions  encore  à 
table,  en  train  de  discuter  une  troisième  bouteille,  digne  à  tous 
égards  de  ses  deux  aînées. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  encore  rappelé,  me  dit  le  commandant,  une 
promesse,  peut-être  imprudente,  que  vous  m'avez  faite  hier  soir. 

—  Et  qui  sera  tenue,  quelque  imprudente  qu'elle  puisse  être,  re- 
pris-je  avec  cette  sotte  assurance  que  donne  à  l'homme  le  jus  de  la 
treille. 

—  Ne  vous  engagez  pas  trop  vite...  Sans  doute  mon  plaisir  serait 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  179 

grand  de  vous  avoir  pour  compagnon  de  voyage;  mais  pour  rien  au 
monde  je  ne  voudrais  abuser  d'une  parole  que  vous  ne  m'avez 
d'ailleurs  donnée  que  très  à  la  légère.  Voyons,  ajouta  mon  hôte,  ne 
vous  rappelez-vous  pas  qu'hier,. dans  les  épanchemens  qui  ont  suivi 
nos  nombreuses  libations,  vous  m'avez  promis  de  venir  avec  moi  à 
Java? 

—  Pas  le  moins  du  monde,  repris-je  avec  un  étonnement  aussi 
sincère  que  si  l'on  m'eût  annoncé  que  je  m'étais  engagé  la  veille  à 
faire  une  visite  à  la  lune. 

—  Eh  bien!  qu'il  n'en  soit  plus  question!  interrompit  le  comman- 
dant; mais  cette  résignation  n'était  qu'apparente,  et  quelques  în- 
stans  après  il  revenait  à  la  charge  et  tentait  d'émouvoir  ma  fibre 
voyageuse  en  me  dépeignant  en  termes  éloquens  les  beaux  paysages 
du  paradis  de  Java,  les  troupeaux  de  cerfs  et  de  sangliers  dont  les 
plaines  abondent.  Présenté  par  lui  au  gouveiiieur-général,  dont  il 
avait  été  l'aide-de-camp,  j'aurais  reçu  de  ce  potentat  l'accueil  le 
plus  empressé  :  son  frère,  l'un  des  plus  riches  planteurs  du  district 
des  Préhangers,  aurait  été  trop  heureux  de  me  faire  les  honneurs 
de  ses  vastes  propriétés.  Le  commandant  ne  prononça  pas,  il  est 
vrai,  une  seule  fois  le  nom  de  Madeleine;  mais  si  de  cette  réticence 
je  pus  conclure  que  les  vins  de  France  ne  déliaient  pas  la  langue  de 
mon  nouvel  ami  au  même  degré  que  les  vins  du  Rhin,  je  ne  m'en 
sentis  pas  moins  disposé  à  succomber  à  la  tentation  et  à  profiter  de 
cette  excellente  opportunité  pour  visiter  la  perle  des  mers  de  l'Inde. 
Après  une  faible  résistance ,  je  m'engageai  à  accompagner  le  com- 
mandant du  Buyier  dans  son  prochain  voyage.  —  Sauf  obstacle  im- 
prévu, le  pilote  et  moi  serons  à  bord  demain,  à  la  marée  du  matin. 

Après  tout  ce  verbiage,  c'est  sans  doute  abuser  de  ta  patience 
que  de  reprendre  incontinent  la  litanie  de  mes  impressions  de 
voyage;  mais  je  te  sais  toujours  disposé  à  prendre  part  à  une  bonne 
action,  à  me  rendre  service  :  aussi  j'aborde  sans  crainte  d'être  indis- 
cret, sans  autre  précaution  oratoire,  le  récit  d'un  épisode  à  la  fois 
triste  et  singulier  de  mon  voyage  de  retour  à  Calcutta. 

Le  19  mai,  il  se  faisait  dix  heures  du  matin;  parti  la  veille  au 
coucher  du  soleil  de  RumboUiah ,  il  me  restait  encore  à  parcourir 
une  dizaine  de  milles  avant  d'arriver  au  iiawk  bungalow  de  la  sta- 
tion de  Futtehgur,.où  je  devais  trouver  un  abri  contre  les  ardeurs 
de  la  journée.  Les  fatigues  d'une  nuit  sans  sommeil  commençaient  à 
dominer  mes  sens,  et»  le  galop  convulsif  de  l'attelage,  les  cris  du  co- 
cher, l'infernal  grincement  des  roues  et  des  essieux  parvenaient  à 
peine  à  me  tirer  d'un  engourdissement  léthargique.  Soudain  la  voi- 
ture s'arrêta,  et  un  monsieur,  chapeau  à  la  main,  apparut  à  mes 
yeux  étonnés  à  l'ouverture  de  la  portière  de  droite.  La  surprise  du 
premier  moment  fit  place  à  une  surprise  plus  grande  encore  lorsque 


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180  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

j'entendis  l'inconnu  m'interpeller  en  fort  bon  français,  puis,  en  s'ex- 
cusant  de  son  indiscrétion,  me  prier  de  lui  donner  une  place  à  côté 
de  moi  jusqu'à  la  prochaine  station,  où  il  trouverait  sans  doute  les 
moyens  de  remplacer  sa  chaise  de  poste,  culbutée  à  quelque  dis- 
tance dans  les  ornières  d'un  chemin  de  traverse.  Le  pur  accent  gau- 
lois avec  lequel  ce  discours  m'était  adressé  m'indiquait  assez  que 
j'avais  devant  moi  un  compatriote;  aussi  n'eut-il  pas  besoin  de  réi- 
térer sa  demande.  Au  bout  de  quelcpies  secondes,  le  voyageur  était 
installé  dans  la  voiture,  et  le  cheval  reprenait  sa  course  interrom- 
pue par  cette  rencontre  singulière.  Je  pus  alors  examiner  avec  plus 
de  loisir  mon  nouveau,  compagnon,  et  reconnus  un  homme  d'une 
trentaine  d'années,  de  taille  élancée,  aux  cheveux  blonds  et  rares, 
dont  les  traits  réguliers  n'eussent  point  manqué  de  charme  sans 
l'expression  étrange  de  àeui^  grands  yeux  bleus  qui  tantôt  roulaient 
dans  leurs  orbites  d'un  mouvement  convulsif,  tantôt  s'arrêtaient  sur 
moi  avec  une  fixité  singulière.  J'eus  bientôt  l'explication  de  ces  re- 
gards de  maniaque.  L'mconnu,  dont  les  formes  courtoises  ne  se  dé- 
mentaient d'ailleurs  pas  en  me  remerciant  avec  effusion  de  mon 
obligeance,  ajouta  d'un  air  fort  préoccupé  qu'il  devait  é^e  à  Pa- 
ris le  surlendemain  pour  débuter  à  l'Opéra  dans  Robert  le  Diable ^ 
rôle  de  Robert,  sous  peine  d'avoir  à  payer  une  amende  de  cent 
mille  francs  au  célèbre  directeur,  M.  V...  Puis,  pour  joindre  sans 
doute  une  preuve  à  l'appui  de  cette  assertion,  mon  voisin  entonna 
d'une  assez  jolie  voix  de  ténor  l'air  populaire  :  Oui  y  Vor  est  une 
chimère...  Il  n'y  avait  pas  à  en  douter,  j'avais  donné  asile  à  un  lu- 
natique de  la  plus  grosse  espèce,  car  l'inconnu  n'interrompit  ses 
chants  que  pour  m' entretenu*  de  ses  succès  récemment  obtenus  sur 
le  théâtre  de  Govent-Garden  malgré  les  intrigues  de  Rubini,  de  Ma- 
rio et  de  M"®  Pastal  Je  te  fais  grâce  de  toutes  les  absurdités  qui  pen- 
dant la  dernière  heure  de  la  route  sortu'ent  de  ce  pauvre  cerveau 
fêlé.  A  peine  arrivé  au  dawk  bungalow  de  la  station  de  Futtehgur, 
je  n'avais  rien  de  mieux  à  faire,  je  le  compris,  que  de  confier  mon 
compagnon  improvisé  à  la  garde  des  serviteurs  de  l'établissement, 
et  d'aller  moi-même,  malgré  l'accablante  chaleur  du  soleil  de  midi, 
réclamer  en  sa  faveur  les  soins  du  médecin  de  la  station.  Heureuse- 
ment je  rencontrai  dans  le  docteur  James  un  de  ces  praticiens  dont  la 
science  s'honore,  et  qui  mettent  au  service  de  l'humanité,  avec  des 
talens  éprouvés,  un  cœur  plein  de  dévouement.  Sans  plus  tarder, 
nous  prîmes  de  compagnie  le  chemin  du  bungalow.  Lorsque  nous  en- 
trâmes dans  la  chambre  du  malade,  quoique  son  état  se  fût  singu- 
lièi-ement  modifié,  le  docteur  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître  les 
symptômes  d'une  attaque  de  delirium  tremens  qu'il  attribua  immé- 
diatement à  l'absorption  d'une  forte  dose  de  laudanum.  L'excitation 
nerveuse  à  laquelle  le  malade  était  en  proie  pendant  la  route  avait 


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DEUX  JOUBS  DE  SPORT  A  JAVA.  181 

été  suivie  d'une  prostration  singulière.  Assis  au  pied  du  lit,  dans 
une  pose  pleine  d'abattement,  mon  pauvre  compatriote  semblait  do- 
miné par  une  idée  fixe  que  ni  le  docteur  ni  moi  ne  pûmes  nous  ex- 
pliquer. A  toutes  nos  questions  sur  son  âge,  sa  position  sociale,  ses 
projets,  comme  interpellant  un  interlocuteur  imaginaire ,  il  répon- 
dait d'une  voix  dont  je  n'oublierai  jamais  la  morne  tristesse  :  a  J'ai 
fait  trop  de  mal  à  cette  noble  femme...  Désormais  elle  est  sacrée 
pour  moi...  Pour  tous  les  trésors  de  la  terre,  je  n'ajouterais  pas  une 
goutte  à  la  coupe  d'amertume  dont  j'ai  abreuvé  ses  lèvres!  » 

Le  prochain  départ  du  bateau  à  vapeur  d' AUahabad  pour  Calcutta, 
bateau  sur  lequel  j'avais  à  l'avance  retenu  mon  passage,  me  forçait 
à  continuer  ma  route  en  toute  bâte.  Ma  présence  ne  pouvait  être 
d'aucun  secours  au  malade  ;  je  résolus  donc  de  le  confier  aux  soins 
du  docteur  James,  en  me  portant  garant  de  tous  les  frais  que  son 
traitement  pourrait  occasionner.  Je  priai  de  plus  le  docteur  de  ne 
rien  négliger  pour  obtenir  des  renseignemens  sur  le  nom  et  les  re- 
lations du  malheureux  abandonné.  Les  soins  et  les  investigations  de 
l'excellent  homme  n'ont  pas  été  couronnés  de  succès  :  une  lettre  ré- 
cente m'apprend  que  l'état  de  mon  compatriote  ne  s'est  point  amé- 
lioré. Quant  à  sa  position  sociale  et  son  nom,  tout  ce  que  le  docteur 
James  a  pu  découvrir  n'a  servi  qu'à  confirmer  les  renseignemens 
incomplets  obtenus  par  moi  pendant  mon  court  séjour  à  Futtehgur. 
Mon  compatriote  avait  récemment  parcouru  les  provinces  nord- 
ouest  en  donnant  des  concerts,  en  compagnie  d'un  certain  signer 
Çarabosso,  Italien,  moitié  guitariste,  moitié  faiseur  de  tours.  Ces 
concerts  avaient  eu  une  grande  vogue  à  Agra,  Dehli,  Meerut,  sur- 
tout à  Simlah.  Le  17  mai,  à  la  nuit  tombante,  le  patient  du  docteur 
James  était  arrivé  au  dawk  bungalow  de  Fyzabad,  distant  d'environ 
vingt-cinq  milles  de  la  station  de  Futtehgur.  Il  était  alors  accompa- 
gné d'un  autre  Européen.  Ce  dernier  pouvait  avoir  de  trente-six  à 
quarante  ans,  était  petit,  assez  obèse,  et  remarquable  surtout  par 
un  broken  noscy  comme  l'affirma  le  chef  de  l'établissement  dans  son 
broken  english.  A  son  arrivée,  le  voyageur  français  ne  trahissait  au- 
cun symptôme  de  maladie,  et  dîna  même  de  bon  appétit;  mais  le 
komomnu^k  du  bungalow  eut  occasion  de  remarquer  qu'il  passa  la 
plus  grande  partie  de  la  nuit  à  écrire.  Au  matin,  lorsqu'un  domes- 
tique entra  dans  sa  chambre  pour  le  réveiller,  l'étranger  était  étendu 
sur  son  lit  tout  habillé  et  en  proie  au  plus  horrible  délire.  Prévenu 
immédiatement  de  l'état  alarmant  où  se  trouvait  son  compagnon, 
l'étranger  au  broken  nosCy  après  lui  avoir  fait  donner  les  premiers 
soins,  partit  en  toute  hâte,  sous  prétexte  d'aller  quérh*  un  médecin 
à  Futtehgur;  mais  depuis  lors  il  n'avait  pas  reparu  au  bungalow. 
L'état  du  malade  ne  tarda  pas  à  s'améliorer,  il  passa  la  journée  dans 
un  calme  apparent,  et  prit  même  quelque  nourriture.  A  la  nuit,  un 


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182  REYUE    DES   DEUX   SIONDES. 

nouvel  accès  de  transport  au  cerveau  le  saisit  sans  doute,  car  il  pro- 
fila de  l'obscurité  pour  s'habiller  et  quitter  le  bungalow.  Quelques 
heures  après,  l'inconnu  m'accostait  sur  la  grande  route.  Le  juge  de 
Futtehgur,  qui  avait  assisté  aux  représentations  données  à  Meeriit 
par  les  artistes  voyageurs,  a  reconnu  le  patient  du  docteur  James 
pour  celui  des  deux  que  le  programme  désignait  sous  les  noms  et 
qualités  de  M.  Vinet,  ex-premier  ténor  de  l'Acadéjnie  impériale  de 
musique.  Le  juge  prétend  de  plus  que  le  signalement  donné  par  le 
konsommah  du  bungalow  s'applique,  parfaitement  au  signor  Cara- 
bosso,  dont  les  tours  de  main  ne  formaient  pas,  à  son  avis,  la  moin- 
dre attraction  des  soirées  données  par  les  deux  artistes.  Ces  rensei- 
gnemens  sont  confirmés  par  un  papier  trdtivé  sur  mon  compatriote  : 
les  fragmens  incomplets  d'une  lettre  adressée  à  M.  Vinet  par  la  mai- 
son Hémond  de  Batavia,  lettre  qui  devait,  suivant  toute  apparence, 
accompagner  une  traite  sur  la  banque  du  Bengale.  Outre  ces  frag- 
mens de  lettre,  la  poche  de  l'habit  du  malade  renfermait  un  paquet 
cacheté,  avec  cette  suscription  :  Papiers  à  ouvrir  après  ma  mort. 
Fyzabady  17  mai  1854. 

Tu  comprends  facilement  que,  quelle  que  fût  notre  curiosité,  le 
docteur  James  et  moi  avons  dû  respecter  le  cachet  qui  scelle  encore 
à  l'heure  qu'il  est  le  mot  de  cette  douloureuse  énigme.  Comme  tout 
est  mystère  autour  du  pauvre  diable,  je  te  serais  bien  reconnaissant 
si,  par  l'entremise  de  notre  ami  A...,  qui  cultive  depuis  plus  de  vingt 
ans  le  personnel  chantant  et  dansant  de  l'Opéra,  tu  peux  faire  si- 
gnaler aux  parens  ou  aux  amis  du  pauvre  Vinet  l'état  lamentable 
où  il  se  trouve  en  ce  moment.  Inutile  d'ajouter  qu'en  arrivant  à  Cal- 
cutta, mon  premier  soin  a  été  de  m' informer  des  faits  et  gestes  de 
ce  signor  Carabosso,  qui  a  si  lâchement  abandonné  son  camarade  à 
l'agonie!  Sans  avoir  relevé  d'une  manière  certaine  le  pied  de  cet 
individu,  je  suis  porté  à  croire  qu'il  n'a  fait  qu'un  très  court  séjour 
dans  la  cité  des  palais,  et  s'est  embarqué  sur  un  vapeur  à  destina- 
tion de  l'Australie,  via  Singapour. 

Il  est  temps  de  terminer  cette  longue  lettre ,  ce  que  je  ne  peux 
faire  cependant  sans  t' envoyer,  comme  toujours,  l'expression  de  mj^ 
tendre  et  sincère  amitié. 

MADELEINE  DEVtZB  A  CLAUDE  DE  MARNE. 

Tjikayong,  î  août  1854. 

Cher  et  excellent  ami,  les  dernières  malles  d'Europe  ne  m'ont 
point  apporté  de  vos  nouvelles,  et  je  me  plaindrais  de  ce  silence 
inaccoutumé,  si  je  ne  connaissais  les  agitations  de  la  vie  parisienne, 
si  je  n'étais  surtout  bien  convaincue  que  ni  le  temps  ni  l'absence  ne 
peuvent  porter  atteinte  à  la  tendresse  dont  vous  m'avez  donné  tant 
de  preuves. 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  183 

Je  continue  à  trouver  dans  la  famille  van  Vliet  des  procédés  affec- 
tueux et  délicats  qui  m'inspirent  la  plus  sincère  reconnaissance.  De- 
puis bientôt  deux  ans  que,  pour  ne  plus  vous  être  à  charge,  pour 
rompre  avec  des  souvenirs  abhorrés,  je  me  suis  décidée  à  quitter 
l'Europe,  je  n'ai  eu  qu'à  m' applaudir  de  ma  résolution.  M.  van  Vliet 
homme  aux  instincts  élevés  sous  des  dehors  un  peu  brusques,  s'est 
appli(iué  du  premier  jour,  avec  une  constance  qui  ne  s'est  pas  dé- 
mentie, à  me  faire  oublier  ce  qu'il  y  a  d'inférieur  et  de  précaire 
dans  la  position  d'une  gouvernante.  Ma  pupille  Anadjî,  hier  une  en- 
fant, aujourd'hui  une  charmante  jeune  fille,  est  devenue  pour  moi 
une  amie  dont  la  naïve  tendresse  paie,  et  au-delà,  les  soins  que  j'ai 
donnés  à  son  éducation.  Partout  ici  je  rencontre  une  cordiale  sympa- 
thie que  j'apprécie  à  sa  juate  valeur,  et  qui  m'attache  plus  que  je 
ne  saurais  dire  à  ce  lointain  pays.  Il  n'est  pas  jusqu'au  frère  de 
M.  van  \liet,  brave  et  digne  marin,  qui  ne  saisisse  avec  empresse- 
ment toutes  les  occasions  de  me  témoigner  sa  sincère  amitié.  Dans 
le  courant  de  la  dernière  semaine,  ma  pupille  et  moi  avons  reçu  une 
boîte  pleine  de  charmantes  choses  de  l'Inde,  que  l'excellent  Hen- 
drik  nous  a  adressée  de  Calcutta,  où  il  a  été  envoyé,  il  y  a  plus  de 
trois  mois,  avec  la  corvette  qu'il  commande.  Gharmans  et  de  grand 
prix,  comme  le  sont  ces  objets,  ai-je  besoin  de  vous  dire  que  le 
fidèle  souvenir  dont  j'ai  trouvé  la  preuve  dans  cet  envoi  m'a  fait 
mille  fois  plus  de  plaisir  que  les  objets  mêmes?  Nous  nous  faisons 
une  fête  de  revoir  bientôt  parmi  nous  le  commodore  (c'est  le  petit 
nom  que  nous  donnons  dans  la  famille  au  brave  Hendrik).  Des 
lettres  toutes  récentes  de  Singapour,  où  la  corvette  a  été  obligée 
de  s'arrêter  par  suite  d'un  accident  de  machine,  nous  annoncent 
pour  la  fin  du  mois  l'arrivée  du  cher  marin,  en  compagnie  d'un 
voyageur  français  avec  lequel  il  s'est  lié  d'amitié  au  Bengale,  et 
dont  sa  correspondance  nous  trace  le  plus  aimable  portrait.  À  la 
première  nouvelle  de  cette  visite  inattendue,  M.  van  Vliet  s'était 
bien  promis  de  ne  pas  déroger  à  ses  habitudes  de  cordiale  et  splen- 
dide  hospitalité.  Vingt  projets  de  promenades,  de  chasses  aux  daims 
et  AUX  sangliers  avaient  été  proposés  pour  célébrer  dignement  la 
présencç  du  voyageur  français  dans  les  plantations  de  Tjikayong. 
Malheureusement  une  affaire  importante  obligera  peut-être  M.  van 
Vliet  à  partir  sous  peu  de  jours  pour  Sumatra,  et  à  faire  dans 
cette  île  voisine  un  séjour  assez  prolongé.  Ce  départ  ne  changera 
rien  cependant  au  programme  des  réjouissances,  et,  en  l'absence  du 
maître  du  logis,  le  commodore  et  moi  serons  spécialement  chargés 
de  donner  à  l'étranger  une  juste  idée  de  ce  beau  pays  et  des  mœurs 
hospitalières  de  ses  habitans.  Vous  pouvez  être  sûr  que  je  ferai  de 
mon  mieux  pour  que  les  intentions  du  maître  soient  scrupuleuse- 
ment remplies.  Un  compatriote  a  bien  des  droits  à  mon  bon  ac- 


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18&  RSnJE   DES   DEUX  MONDES. 

cueil...  Qui  sait  si  un  hasard  propice  n'aura  pas  conduit  près  de  moi 
non  pas  un  de  vos  amis,  cela  serait  trop  beau,  mais  du  moins  quel- 
qu'un qui  vous  connaît,  et  avec  qui  je  pourrai  parler  de  vous?  Je 
ne  saurais  vous  dire  avec  quelle  obstination  je  caresse  ce  rêve  fa- 
vori, et  combien  je  serais  heureuse  qu'il  pût  se  réaliser. 

La  visite  d'Hendrik  et  de  son  compagnon  de  voyage  n'est  pas  le 
seul  plaisir  que  nous  réserve  un  avenir  prochain.  Nous  avons  reçu 
dernièrement  une  invitation  pour  un  bal  qui  doit  avoir  lieu  à  Bui- 
tenzorg,  dans  les  premiers  jours  de  septembre,  à  l'occasion  de  la  fête 
de  la  femme  du  gouverneur-généraL  La  perspective  de  ces  distrac- 
tions, qui  doivent  donner  une  animation  inaccoutumée  à  la  vie  de 
la  famille,  ne  m'empêche  pas  de  faire  souvent  un  triste  retour  sur 
le  passé,  surtout  en  ce  moment,  oii  une  circonstance,  insignifiante 
peut-être,  me  préoccupe  plus  que  je  ne  saurais  dire...  Hélas!  si  de 
nouveaux  malheurs  me  menaçaient,  si  le  secret  de  ma  retraite  avsdt 
été  divulgué,  je  ne  devrais  m'en  prendre  qu'à  mon  indiscrétion... 
Sans  autre  préambule,  je  vous  avoue  très  franchement  le  manque 
de  parole  dont  je  me  suis  rendue  coupable  envers  vous,  envers 
moi-même.  Vous  vous  souvenez  peut-être  que  votre  lettre  du  mois 
de  janvier  me  donnait  les  détails  les  plus  précis  sur  la  position  pré- 
caire de  l'homme  dont  le  nom  flétri  ne  doit  plus  sortir  ni  de  ma 
bouche  ni  de  ma  plume.  Par  une  faiblesse  que  je  me  reproche  bien 
vivement,  mais  que  vous  me  pardonnerez  sans  doute,  je  ne  pus  ré-  . 
sister  au  désir  de  venir  à  son  aide.  Je  connais  cette  nature  faible 
jusqu'à  l'infamie  devant  les  nécessités  d'argent,  et  pour  épargner 
au  malheureux  de  nouvelles  infortunes,  je  pourrais  dire  de  nouveaux 
crimes,  je  résolus  de  venir  à  son  secours  et  de  disposer  en  sa  faveur 
de  mes  économies.  Le  banquier  qui  s'était  chargé  de  faire  passer  la 
somme  m'avait  bien  promis  le  plus  profond  secret;  mais,  soit  qu'il 
ne  m'ait  pas  tenu  parole,  soit  par  tout  autre  motif,  j'ai  reçu  vers  le  mi- 
lieu de  juillet,  de  Singapour,  une  lettre  qui  m'annonce  en  quelques 
lignes  l'arrivée  prochaine  d'un  vieil  ami.  Cette  lettre,  conçue  en  des 
termes  assez  mystérieux  et  signée  Trufiano,  m'a  très  vivement  pré- 
occupée aux  premiers  jours.  Depuis  lors,  je  me  suis  rappelé  qu'à  bord 
du  steamer  qui  m'a  conduite  de  la  Pointe-de-Galles  à  Singapour  se 
trouvait  un  gentilhomme  italien  en  route  pour  la  Chine,  et  des  at- 
tentions duquel  j'avais  eu  fort  à  me  louer,  mais  dont  il  m'est  impos- 
sible de  retrouver  le  nom  exact.  C'est  bien  probablement  là  le  signa- 
taire de  la  lettre,  qui,  à  son  retour  de  la  Chine,  tient  à  remplir  une 
promesse  de.  visite  très  sincèrement  faite  par  lui  il  y  a  deux  ans  et  très 
joyeusement  acceptée  par  moi.  S'il  en  était  autrement,...  si  mes  plus 
mauvais  pressentimens  devaient  se  réaliser!...  A  cette  seule  pensée, 
mon  sang  se  fige  daas  mes  veines...  Un  nouvel  exil...,  la  mort  me 
sembleraient  préférables  au  supplice  de  voir  révéler  les  malheurs  et 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  185 

la  honte  de  ma  destinée  à  la  vertueuse  famille  qui  m'a  accueillie  dans 
son  sein.  N'ai-je  pas  assez  souffert  déjà,  et  de  nouvelles  épreuves  me 
sont-elles  réservées?  Je  me  reproche  presque  cette  exaltation  et 
veux  croire  qu'il  n'y  a  dans  tout  ceci  qu'un  incident  fort  naturel  que 
mon  imagination  s'est  plu  à  entourer  de  circonstances  romanesques. 
Si  vous  étiez  là,  près  de  moi,  votre  voix  amie  ne  manquerait  pas 
sans  doute  de  m'encourager  à  la  confiance  ;  aussi  je  ne  veux  pas  voua 
entretenu*  plus  longtemps  de  mes  chimériques  inquiétudes  et  vous 
quitte  en  me  recommandant  à  votre  tendre  souvenir.  Adieu,  je  vous 
aime  et  vous  embrasse. 

ROGER  RELPAIRB  A  CLAUDE  DE  MARNE. 

Buiienzorg,  9  septembre  1854. 

Par  OÙ  commencer  cette  longue  lettre,  mon  cher  Claude?  J'ai  tant 
de  choses  à  te  dire,  que  je  ne  sais  comment  m'y  prendre,  et  qu'en 
définitive  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  je  crois,  à  faire,  c'est  de  commen- 
cer tout  bêtement  par  le  commencement,  en  suivant  Tordre  chro- 
nologique des  faits,  à  partir  du  premier  jour  où  j'ai  foulé  le  sol  de 
l'eldorado  de  Java. 

Après  une  navigation  contrariée  par  un  accident  de  machine  qui 
nous  a  retenus  un  long  mois, à  Singapour,  le  21  août  au  lever  du  so- 
leil, le  commandant  Hendrik  entrait  dans  ma  chambre  pour  m' an- 
noncer que  nous  allions  jeter  l'ancre  sur  la  rade  de  Batavia,  et  le 
même  jour,  vers  midi,  après  m' être  comfortablement  installé  dans 
un  des  pavillons  de  l'excellent  Hôtel  éCAmsterdamy  je  m'apprêtais  à 
remplir  en  conscience  les  devoirs  ardus  imposés  à  tout  voyageur  qui 
ne  veut  pas  courir  le  monde  comme  une  malle.  Les  monumens  et  les 
curiosités  sont  rares.  Dieu  merci,  à  Batavia,  et  en  quelques  heures 
vous  avez  bientôt  visité  ce  qu'il  convient  de  vou*  en  fait  de  choses 
publiques.  Je  donne  toutefois  une  mention  spéciale  à  une  galerie  de 
tableaux  composée  des  portraits  de  tous  les  gouverneurs-généraux 
de  nie  depuis  la  première  prise  de  possession  par  les  Hollandais, 
collection  qui  orne  la  salle  des  séances  du  conseil  dans  le  palais  du 
gouvernement.  Tu  ne  saurais  imaginer  une  série  de  figures  plus 
rébarbatives  que  celles  de  tous  ces  dignes  personnages,  les  uns  bar- 
dés de  fer,  les  autres  en  costumes  de  bourgmestres  de  Rubens,  au 
milieu  desquels  j'ai  reconnu,  mouton  égaré  dans  cette  louverie^  le 
visage  bienveillant  et  les  nobles  traits  du  baron  de  R...,  un  des  der- 
niers gouverneurs-généraux  de  l'île,  que  tu  te  rappelles  sans  doute 
avoir  vu  à  Paris  il  y  a  quelque  dix  ans.  Quant  à  la  ville  elle-même, 
la  nouvelle  ville  s'entend,  rien  de  plus  frais,  rien  de  plus  charmant! 
Enfouies  dans  la  verdure,  peintes  deux  fois  l'an  avec  une  coquette- 
rie hollandaise,  les  maisons  de  Batavia  sont  de  délicieuses  petites 


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186  ^EYUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonbonnières,  dont  le  passant  peut  le  soir,  de  la  rue,  admirer  tous 
les  détails  :  salons  illuminés  al  giorno^  les  dames  au  piano  ou  à  la 
table  à  ouvrage,  les  hommes  au  whist;  le  tout  net,  coquet,  pimpant, 
de  véritables  intérieurs  de  Gérard  Dow. 

Le  jour  même  de  mon  arrivée,  il  s'agissait  de  remplir  ma  bourse 
en  m'assurant  un  renfort  de  Tassez  désagréable  monnaie  de  papier 
qui  seule  a  cours  légal  dans  Tlle,  et  je  me  rendis  dans  la  vieille  ville, 
au  bureau  de  M.  Hémond,  banquier,  dont  le  nom  figure  sur  ma  lettre 
circulaire  de  crédit.  Par  un  hasard  assez  singulier,  M.  Hémond  est 
précisément  le  signataire  du  fragment  de  lettre  trouvé  dans  la  po- 
che de  r habit  de  ce  malheureux  Français  que  j'ai  rencontré  en  mai 
dernier  sur  le  Great-Trunk-Boad,  et  en  faveur  duquel  j'ai  fait  appel 
à  tes  bienveillantes  recherches.  Je  m'étais  bien  promis  d'obtenir  de 
M.  Hémond  quelques  éclaircissemens  sur  le  sort  de  ce  pauvre  diable; 
mais  à  peine  eus-je  prononcé  le  nom  de  Vinet  que  le  banquier  a  pris 
un  air  mystérieux,  et  tout  ce  que  j'ai  pu  tirer  de  lui,  c'est  qu'il  croyait 
se  rappeler  qu'il  avait  été  chargé  par  un  Français  venu  d'Australie, 
et  reparti  depuis  pour  l'Europe,  de  faire  passer  dans  l'Inde  une 
somme  d'argent  à  un  sieur  Vinet.  Mon  interlocuteur  n'a  pas  man- 
qué d'ajouter  que,  si  la  chose  m'intéressait,  il  aurait  soin  de  prendre 
des  renseignemens  plus  précis  aussitôt  que  le  commis  qui  avait  traité 
cette  affaire  serait  de  retour  de  Nangasaki  (Japon),  où  il  se  trou- 
vait pour  le  moment.  Ces  offres  faites  du  bout  des  lèvres,  du  ton 
d'un  homme  qui  veut  écarter  poliment  un  questionneur  indiscret, 
m'ont  confirmé  plus  que  jamais  dans  l'opinion  que  la  destinée  de 
l'artiste  voyageur  cache  quelque  profond  mystère.  Au  reste,  suivant 
toute  apparence,  ce  mystère  ne  sera  que  trop  promptement  éclairci. 
Une  lettre  du  docteur  James,  vieille  déjà  de  plus  de  deux  mois,  et 
qui  m'attendait  poste  restante  à  Batavia ,  m'annonce  que  son  ma- 
lade va  de  mal  en  pis,  et  qu'avant  peu  mon  correspondant  aura 
la  triste  mission  d'ouvrir  les  dernières  volontés  dont  le  cachet  a  été 
scrupuleusement  respecté  jusqu'ici.  Je  n'ai  bas  besoin  d'ajouter  que 
je  n'ai  pas  négligé  sur  ma  route  de  prendre  des  renseignemens  sur 
ce  prestidigitateur  italien  qui  a  si  cruellement  délaissé  son  camarade 
sur  son  lit  de  mort;  mais  les  informations  qui  m'avaient  fait  croire  au 
départ  du  signer  Carabosso  pour  l'Australie  via  Singapour  étaient 
sans  doute  erronées,  car  ni  à  Penang  ni  à  Singapour  je  n'ai  pu  dé- 
couvrir la  trace  du  passage  de  ce  drôle. 

Après  cette  digression,  je  retourne  à  Batavia  et  à  la  ville  chi- 
noise, où  j'ai  passé  de  longues  heures  d'intéressantes  flâneries.  Ba- 
tavia renferme  dans  son  sein  une  population  chinoise  active  et  con- 
sidérable qui  a  conservé  fidèlement  les  mœurs  et  les  costumes  de  la 
mère-patrie.  Sur  la  grande  place,  sans  grands  efforts  d'imagination, 
vous  pouvez  facilement  vous  croûte  au  plus  profond  du  Céleste-Em- 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  187 

pire  :  hommes  à  longues  nattes,  palanquins,  tavernes  d'opium,  res- 
taurans  ambulans  qui  offrent  sur  des  tréteaux  aux  regards  et  à  l'ap- 
pétit des  passans  les  plats  de  la  cuisine  chinoise  la  plus  avancée, 
—  ailerons  de  requins,  rats  en  papillote,  gelées  dç  toute  sorte,  sans 
parler  de  perfides  fricassées  dont  la  dépouille  mortelle  du  plus  fidèle 
ami  de  l'homme  a  probablement  fait  tous  les  frais.  Au  milieu  de  la 
place,  un  théâtre  où  des  acteurs,  au  son  d'une  musique  plus  que 
chinoise,  célèbrent  une  pantomime  fort  intéressante,  à  en  juger  par 
l'air  attentif  et  les  cous  tendus  des  spectateurs!  En|in  sous  des  han- 
gars de  paille  s'abritent  de  véritables  maisons  de  jeu,  car,  avec  la 
profonde  habileté  qu'il  apporte  dans  le  maniement  des  affaires  co- 
loniales, le  gouvernement  hollandais  a  compris  qu'il  serait  impuis- 
sant à  mettre  un  frein  à  la  passion  du  jeu,  si  énergique  chez  les 
Chinois;  il  s'est  donc  résigné  à  tolérer  des  maisons  de  jeu  en  plein 
air,  sur  lesquelles  il  peut  du  moins  exercer  une  active  surveillance. 
Sans  être  au  niveau  des  splendeurs  de  Hombourg  et  de  Bade,  l'as- 
pect de  ces  antres  ne  manque  pas  d'originalité.  Accroupi  sur  une 
large  table,  le  banquier  a  devant  lui  un  effectif  respectable  de  du- 
cats et  de  billets  de  banque.  Près  de  lui,  le  croupier  surveille  d'un 
œil  alerte  les  mises  des  joueurs.  Assis  sur  des  bancs  de  bois  autour 
de'  la  table,  une  vingtaine  de  Chinois  à  longues  nattes,  uniformé- 
ment vêtus  de  chemises  blanches  et  de  pantalons  de  drap  bleu, 
suivent  avec  anxiété  les  combinaisons  de  dés  et  de  cartes  qui  pro- 
noncent sans  appel  sur  le  sort  de  leurs  enjeux.  Quoique  ces  hommes 
appartiennent  pour  la  plupart  aux  plus  basses  clauses  de  la  popu- 
lation chinoise,  et  que  les  mises  soient  en  général  assez  élevées,  le 
plus  strict  décorum  règne  dans  l'assemblée,  et  les  arrêts  du  sort 
sont  accueillis  par  les  joueurs  avec  un  sang-froid  qui  dénote  des 
pontes  éinériles. 

Très  intéressé  par  ce  spectacle,  je  ne  m'étais  pas  aperçu  qu'un 
homme  en  costume  européen  était  venu  prendre  place  à  mes  côtés, 
lorsque  je  fus  salué  de  cette  apostrophe  :  Monsieur  est  Français? 
Et  sur  un  signe  de  tête  affirmatif,  l'étranger  continua  :  Grande  na- 
tion que  j'ai  appris  à  estimer  sur  les  champs  de  bataille!...  Ettore 
Trufiano,  dit-il  en  s' inclinant,  général  au  service  de  son  altesse 
le  maharajah  Nana-Sahib.  Ces  derniers  mots  furent  prononcés  du 
ton  pompeux  dont  ce  pauvre  Odry,  dans  la  glorieuse  bouffonnerie 
des  Sallimbanques,  parlait  de  M.  le  maire  de  Meaux  et  de  la  gen- 
darmerie royale!  Mon  interlocuteur  était  de  taille  moyenne  et  pou- 
vait avoir  quarante  ans;'  il  était  remarquable  surtout  par  une  triste 
cicatrice  qui  avait  détruit  l'harmonie  des  lignes  d'un  nez  jadis  aqui- 
lin.  Les  énormes  moustaches  du  personnage,  un  ruban  panaché  de 
toutes  les  couleurs  de  l'arc  en-ciel  qui  s'épanouissait  sur  sa  poitrine. 


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188  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

son  costume  semi-mîlitaire,  ne  laissaient  pas  de  donner  une  idée 
très  satisfaisante  de  Tétat-major  du  maharajah. 

Un  sort  contraire  m'avait  livré  en  proie  à  Tun  de  ces  féroces  ba- 
vards qui  vouent  tous  ceux  qui  les  approchent  au  rôle  de  confident 
de  tragédie.  Après  une  généalogie  détaillée  de  sa  race,  digne  de 
VAlmanach  de  GothUy  il  me  fallut  subir  un  récit  du  siège  de  Rome, 
où  mon  interlocuteur,  à  la  tête  d'une  compagnie  de  chemises  rouges, 
s'était  conduit  en  héros;  il  Taffirmait  du  moins  1  Pour  corriger  ce 
qu'un  tel  récit  pouvait  avoir  de  désagréable  à  des  oreilles  françaises, 
le  champion  du  feu  triumvirat  passa  immédiatement  aux  services 
rendus  par  lui  à  la  sainte  cause  des  nationalités  opprimées,  et,  dans 
une  tirade  fulgurante  d'anglophobie,  me  déclara  qu'avant  peu  son 
maître  aurait  mis  fin  à  l'exécrable  domination  de  la  compagnie  des 
Indes!  //  5i^n<)r' Trufiano  termina  son  monologue  en  m* annonçant 
qu'il  devait  quitter  le  lendemain  de  très  grand  matin  Y  Hôtel  d'Am- 
sterdam pour  aller  visiter  à  Tjikayong  un  planteur  de  ses  amis; 
mais  il  ne  manqua  pas  d'ajouter,  avec  une  bienveillance  qui  ne  me 
trouva  pas  insensible,  qu'il  était  charmé  d'avoir  fait  ma  connais- 
sance, et  espérait  bien  la  dultiver  à  son  retour  à  Batavia.  Amen! 

Il  est  temps  de  suivre  l'exemple  de  ce  mangeur  d'Anglais,  et  de 
quitter  la  capitale  de  Java  pour  aller  passer  quelques  jours  à  Buî- 
tenzorg,  dans  la  famille  du  gouverneur-général,  invitation  <jue  m'a 
value  l'aimable  intervention  d'Hendrick.  Je  pars  donc,  non  sans 
éprouver  un  vif  regret  d'être  obligé  de  laisser  derrière  moi  à  l'hô- 
pital mon  fidèle  madrassee  David;  mais,  bon  gré,  mal  gré,  il  a  fallu 
mé  résigner  à  cette  séparation.  Le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Java, 
en  sortant  de  ma  chambre  au  matin,  je  trouvai  David  étendu  sans 
connaissance  au  travers  de  ma  porte,  où,  suivant  son  habitude,  il 
avait  élu  domicile  pour  la  nuit.  Je  crus  d'abord  que  mon  noir  servi- 
teur avait  fêté  trop  joyeusement  son  retour  sur  le  plancher  des  va- 
ches, et  je  lui  fis  administrer  une  forte  douche;  mais  si  le  froid  de 
l'eau  rendit  la  connaissance  à  David,  il  ne  ramena  pas  la  lucidité 
dans  son  cerveau  troublé  :  tout  ce  que  je  pus  en  tirer  sur  les  causes 
de  son  accident  se  réduisit  à  une  incohérente  histoire  d'œufs  cassés, 
de  goldmohurs  où  le  diable  même  devait  jouer  son  rôle,  car  le  nom 
du  malin  sortait  à  chaque  instant  de  la  bouche  de  mon  domestique. 
Un  médecin  appelé  incontinent,  malgré  mes  insinuations  sur  la  so- 
briété très  sujette  à  caution  de  David,  ne  voulut  voir  dans  cette  vio- 
lenté crise  que  les  suites  d'un  accès  de  terreur,  d'autant  plus  inex- 
plicable que  le  général  Trufiano  et  moi  avions  seuls  passé  la  nuit 
dans  le  pavillon  de  droite  de  V Hôtel  d'Amsterdam.  Tout  en  m'as- 
surant  que  l'état  du  malade  ne  présentait  aucun  danger,  le  prati- 
cien ne  me  dissimula  point  qu'il  avait  besoin  de  calme  et  de  repos, 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  189 

qu'il  était  hors  d'état  d'entreprendre  un  voyage.  Peu  de  jours  après 
cette  catastrophe,  je  reçus  l'invitation  du  gouverneur-général,  et 
n'eus  d'autre  parti  à  prendre  que  de  chercher  un  substitut  à  David, 
et,  ce  substitut  trouvé,  de  me  mettre  en  route  pour  Buitenzorg. 
Le  4,  au  lever  du  soleil,  je  quittais  en  poste  Y  Hôtel  d  Amsterdam 
en  compagnie  d'un  Malais  d'une  telle  laideur  que  je  compte  bien 
l'offrir  à  la  société  d'acclimatation  comme  un  magnifique  spécimen 
de  l'espèce ,  si  je  le  ramène  avec  moi  à  Paris. 

La  poste  !  un  pisdsir  perdu  dans  la  vieille  Europe  par  ces  jours  de 
locomotion  à  la  vapeur,  et  qui  cependant  avait  bien  ses  charmes! 
Te  souvient-il  des  bonnes  heures  que  nous  avons  passées  ensemble 
sur  les  grandes  routes  dans  le  vieux  bri^ka  vert,  alors  que,  jeunes 
et  heureux,  la  vie  ne  nous  offrait  que  des  roses  sans  épines?  Depuis 
lors,  hélas!  les  choses  ont  bien  changé,  et  je  ne  peux  m' empêcher 
de  regretter,  avec  les  belles  humeurs  de  nos  vingt  ans,  les  cris  des 
postillons,  le  clic-clac  de  leurs  fouets,  les  grelots  des  bons  perche- 
rons, tout  le  joyeux  appareil  de  voyage  qu'il  faut  aller  chercher 
aujourd'hui  dans  l'autre  hémisphère,  à  Java,  où  tous  les  détails  de 
service  des  chevaux  de  poste  sont  réglés  avec  la  plus  haute  perfec- 
tion. Sur  le  siège,  un  cocher  en  chapeau  pointu,  le  kris  au  ventre, 
placé  là  en  manière  d'ornement,  car  deux  gaillards  aux  jarrets  d'a- 
cier voltigent  incessamment  aux  flancs  de  l'attelage  qu'ils  allument 
par  des  cris  inhumains  et  le  sifflement  des  redoutables  lanières  dont 
ils  sont  armés  en  guise  de  fouet.  C'est  au  triple  galop  de  six  poneys 
de  Macassar  que  je  parcours  l'excellente  route  de  Buitenzorg,  au 
plus  grand  ébahissement  des  naturels,  qui  s'arrêtent  respectueuse- 
ment, et,  chapeau  bas,  genou  en  terre,  rendent  à  la  peau  blanche 
les  honneurs  qui  lui  sont  dus.  A  chaque  montée,  un  renfort  de  bœufs 
prend  la  tête  de  l'attelage  et  prête  secoiu's  aux  forces  insuffisantes 
des  poneys.  Enfin  les  relais  sont  pourvus  de  hangars  dont  le  toit 
protège  le  voyageur  contre  les  ardeurs  du  soleil ,  pendant  que  les 
syces  attellent  des  chevaux  frais  et  inondent  d'eau  les  roues  de  la 
voiture.  Et  ce  n'est  pas  là  une  précaution  inutile,  si  rapide  est  l'al- 
lure de  la  poste  sur  les  routes  de  Java!  Sans  quitter  le  galop  un 
instant,  au  train  de  cent  sous  de  guides,  comme  l'on  disait  à  nos 
beaux  jours,  j'avais  parcouru  les  cinquante  milles  qui  séparent  Ba- 
tavia de  Buitenzorg,  et  franchissais  l'enceinte  de  la  belle  résidence 
du  gouverneur-général. 

L'on  m'avait  beaucoup  vanté  Buitenzorg,  les  admirables  jardins 
de  ce  palais  d'été  du  vice-roi  néerlandais,  l'affable  dignité  du  couple 
distingué  qui  fait  aujourd'hui  les  honneurs  de  ces  beaux  lieux  :  je 
dois  avouer,  pour  être  vrai,  qu'bospitaUté  et  paysages  dépassèrent 
de  beaucoup  mon  attente.  Le  palais  se  compose  d'un  corps  principal 
de  bâtiment  habité  par  le  gouverneur-général  et  sa  famille ,  et  de 


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190  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

deux  pavillons  réservés  à  Fétat-major  et  aux  étrangers  que  la  bonne 
fortune  d'une  lettre  d'introduction  conduit  sous  ce  toit  hospitalier. 
La  façade  extérieure  du  palais  ouvre  sur  une  vaste  pelouse  où  pais- 
sent en  liberté  d'innombrables  daims,  sans  s'inquiéter  des  marches 
et  contre-marches  de  deux  sentinelles  européennes  apostées  aux 
abords  de^  l'édifice.  Sur  la  gauche,  des  cages  et  des  palis  renferment 
une  ménagerie  composée  de  singes,  de  bisons,  d'une  admirable  pan- 
thère noire  et  d'un  jeune  rhinocéros  du  plus  aimable  naturel,  avec 
lequel,  grâce  à  un  faible  et  quotidien  tribut  de  bananes,  j'eus  bientôt 
établi  les  relations  les  plus  cordiales.  Quant  aux  jardins,  il  faudrait 
la  science  d'un  Linné  pour  donner  une  idée  exacte  de  cet  Éden  où  la 
nature  tropicale  s'épanouit  dans  sa  plus  luxuriante  beauté.  Le  pin- 
ceau d'un  maître  habile  pourrait  seul  rendre  justice  à  ce  torrent  pit- 
toresque qui  borde  l'un  des  côtés  du  parc,  et  à  ce  charmant  bain  où 
Hendrik  voulut  me  conduire  à  mon  débotté.  Imagine  une  vaste  cuve 
de  marbre  blanc  remplie  d'eau  limpide  et  entourée  d'une  ceinture  de 
géans  verts  et  chevelus,  dont  l'épais  feuillage  eût  bien  assurément 
dérobé  les  charmes  de  la  chaste  Suzanne  aux  regards  impudiques 
des  deux  vieillards.  Il  est  vrai  que  des  serpens  suspendus  aux  arbres 
s'élancent  quelquefois,  dit-on,  sur  les  épaules  des  baigneurs;  mais 
je  ne  me  crois  point  destiné  au  trépas  de  Cléopâtre,  et,  après  avoir 
savouré  sans  arrière-pensée  les  jouissances  du  bain,  étendu  sur  une 
natte,  un  fort  bon  cheeroot  à  la  bouche,  l'esprit  libre  et  dispos  comme 
à  vingt  ans,  je  me  sentais  tout  porté  à  cultiver  les  rêves  les  plus 
couleur  de  rose.  Il  n'en  était  pas  de  même  d'Hendrik,  dont  la  figure 
trahissait  les  plus  sombres  préoccupations.  —  Vous  savez  que  vous 
tombez  ici  en  pleines  réjouissances,  et  qu'il  y  a  bal  au  palais  ce  soir? 
me  dit  le  marin. 

—  Ce  dont  je  suis  loin  de  me  plaindre,  repris-je  en  toute  sincé- 
rité ,  car,  comme  tu  le  sais,  malgré  ma  trentaine  plus  que  sonnée, 
la  perspective  d'un  bal  ne  m'effraie  encore  que  médiocrement. 

Le  marin  répliqua  d'un  ton  bref  qui  trahissait  les  agitations  de 
son  esprit  :  —  Je  ne  saurais  en  dire  autant,  et  je  me  sens  tout  aussi 
disposé  à  aller  danser  ce  soir  qu'à  aller  me  faire  pendre.  Depuis  mon 
retour,  un  sort  malin  s'est  acharné  à  contrarier  tous  les  projets  de 
passe-temps  que  j'avais  formés  pour  vous  distraire.  Mon  frère  a  été 
obligé,  vous  le  savez,  de  partir  pour  Sumatra  en  toute  hâte  il  y  a 
près  d'un  mois,  et  une  lettre  reçue  hier  soir  m'annonce  qu'il  ne  peut 
encore  fixer  l'époque  de  son  retour.  Gela  ne  m'empêchera  pas  sans 
doute  de  vous  faire  les  honneurs  de  Tjikayong  et  de  vous  offrir 
quelques  belles  chasses;  mais  j'aurais  été  si  heiu-eux  de  vous  pré- 
senter mon  excellent  frère,  un  cœur  d'or,  dont  je  suis  fier!  Vous 
verrez  au  reste  ce  soir  tout  le  personnel  de  la  plantation  :  ma  belle 
et  bonne  petite  nièce,  sa  charmante  institutrice,  avec  et  y  compris 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA,  191 

\m  certain  Trufiano,  sorte  d'original  qui  se  dit  général  au  service  du 
maharajah  Nanah-Sahib,  et  s'est  imposé  depuis  plus  de  quinze 
jours,  avec  le  plus  grand  sans-gêne,  à  notre  hospitalité.  Avez-vous 
entendu  parler,  dans  le  cours  de  vos  pérégrinations  indiennes,  de  ce 
personnage,  dont  les  manières  ne  nous  plaisent  que  médiocrement? 

—  En  aucune  façon,  répliquai-je,  et  si  je  connais  il  signor  Tru- 
fiano,  c'est  pour  l'avoir  rencontré  à  ma  visite  aux  maisons  de  jeu 
chinoises ,  où  il  s'est  présenté  à  moi  avec  un  incroyable  aplomb.  A 
première  vue,  je  dois  avouer  que  je  partage  entièrement  les  senti- 
mens  de  défiance  que  vous  inspire  ce  farouche  guerrier. 

—  Quelques  jours  après  le  départ  de  mon  frère  pour  Sumatra, 
interrompit  Hendrik ,  cet  étranger  est  tombé  on  ne  sait  d'où  à  Tji- 
kayong,  où  il  a  été  accueilli  cordialement,  comme  nous  accueillons 
tous  les  visiteurs.  Depuis  lors,  soit  que  la  cuisine  lui  ait  paru  agréa- 
ble, la  cave  bien  choisie,  soit  qu'il  ait  trouvé  l'air  salutaire,  il  nous 
a  été  impossible  de  nous  débarrasser  de  cet  hôte  importun.  La  chose 
tirerait  peu  à  conséquence,  si  cet  Italien,  peut-être  nnjetlatore^ 
n'avait  mis  en  déroute  la  maison  où  il  commande  en  maître.  De 
plus,  ce  malotru  affecte  envers  Madeleine  des  airs  de  familiarité  pro- 
tectrice qui  lui  font  incessamment  monter  le  rouge  au  visage.  Ja- 
mais je  n'ai  vu  cette  pauvre  exilée  aussi  triste  et  préoccupée  que  ces 
derniers  temps,  et  avant- hier,  en  me  disant  adieu,  sa  main  trem- 
blait dans  la  mienne,  de  grosses  larmes  roulaient  dans  ses  yeux,  si 
bien  que  je  me  suis  moi-même  senti  tout  ému ,  ajouta  candidement 
lô  loup  de  mer. 

Le  sourire  involontaire  avec  lequel  j'accueillis  ce  naîf  aveu  n'é- 
chappa point  à  mon  interlocuteur,  et  il  poursuivit  vivement  après 
une  pause  : 

—  Je  viens  de  vous  livrer  le  secret  de  mon  cœur;  mais  vous  êtes 
Français,  «homme  du  monde  :  il  y  a  déjà  longtemps  que  vous  l'aviez 
deviné.  Eh  bieni  oui,  mon  cher  Roger,  je  suis  amoureux...  Nous 
avons  navigué  ensemble  ;  trois  mois  de  mer  valent  presque  une  in- 
timité de  vingt  ans,  et  je  n'abuse  pas  du  privilège  des  vieux  amis  en 
vous  prenant  pour  confident  de  mes  dernières  amours.  Autrefois,  aux 
beaux  jours  de  la  jeunesse,  ce  rôle,  cette  corvée,  devrais-je  dire, 
était  réservé  au  digne  Fritz.  Fidèle  et  patient  camarade,  combien  de 
fois  n'a-t-il  pas  dû  prêter  l'oreille  à  mes  confidences  amoureuses, 
alors  que  mon  cœur  de  vingt  ans  nourrissait  une  folle  passion  pour 
la  pauvre  Katharina>  une  modiste  d'Amsterdam,  qui  avait  des  yeux 
semblables  à  ceux  des  poissons  et  des  cheveux  couleur  de  toile  à 
voile  ! 

Mon  visage  disait  sans  doute  au  digne  marin  combien  je  me  seti- 
tais  fier  d'être  le  dépositaire  des  secrets  de  son  cœur,  et  il  poursui- 
vit d'une  voix  profondément  émue  : 


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192  REVUE   DBS  DEUX   KOMDES. 

—  Depuis  deux  ans  que  je  connais  Madeleine,  lui  donner  mon 
nom,  l'associer  à  mon  sort,  a  été  le  rôve  et  le  but  de  ma  vie.  Céli- 
bataire obstiné  jusque-là,  je  me  suis  immédiatement  senti  au  cœur 
de  profondes  aspirations  de  félicité  intime,  de  bonheur  domestique. 
Dans  nos  longues  soirées  du  tillac,  si  vous  m'avez  souvent  vu  pensif 
et  distrait,  c'est  que  j'étais  livré  tout  entier  à  des  rêves  de  bon- 
heur, au  doux  souvenir  de  cette  femme  qui  tient  entre  ses  mains 
ma  destinée.  Depuis  longtemps  déjà,  j'aurais  adressé  mes  vœux  à 
Madeleine,  si  je  n'avais  pas  craint  qu'un  refus  vint  détruire  l'édifice 
de  bonheur  que  j'ai  si  soigneusement  élevé...  Et  puis  m'appartient- 
il  à  moi,  galant  homme  comme  je  me  pique  de  1  être,  de  porter  le 
trouble  dans  le  cœur  de  cette  femme,  qui  a  trouvé  auprès  des  miens, 
après  de  terribles  orages,  le  repos,  sinon  le  bonheur?  Si  je  n'ai  pas 
sondé  tout  le  mystère  qui  entoure  la  destinée  de  Madeleine,  je  sais 
cependant,  à  n'en  pas  douter,  que  de^  malheurs  immenses  et  im- 
mérités ont  déjà  courbé  cette  jeune  et  innocente  tète. 

Cette  tirade  passionnée  et  romanesque  commençait  à  me  donner 
à  craindre  que  mon  candide  Hollandais  ne  se  fût  énamouré  de  quel- 
que adroite  aventurière,  comme  de  raison  incomprise,  innocente,  mal- 
heureuse et  persécutée^  lorsqu'un  aide-de-camp  vint  me  prévenir 
que  le  gouverneur-général  était  prêt  à  me  recevoir,  et,  m'habillant 
sans  plus  tarder,  je  me  rendis  à  l'audience  qui  m'était  accordée. 

L'étiquette  de  Buitenzorg  laisse  toute  indépendance  aux  visiteurs, 
et  je  ne  revis  mes  aimables  hôtes  qu'à  l'heure  du  dîner.  Mon  temps  au 
reste  avait  été  on  ne  peut  mieux  employé.  En  compagnie  d'Hendrik 
et  d'un  aide-de-camp  dont  je  ne  saurais  sans  ingratitude  oublier 
les  prévenances,  j'avais  fait  sur  un  des  poneys  du  gouverneur-gé- 
néral la  plus  ravissante  promenade  dans  les  environs  de  Buitenzorg* 
Vers  sept  heures,  autour  d'une  table  magnifiquement  servie,  se 
trouvait  réunie,  dans  la  belle  salle  à  manger  du  palais,  une  nom- 
breuse compagnie  d'Européens,  émaillée  çà  et  là  de  Chinois  et  de 
Malais,  car  les  Malais,  moins  rétifs  que  les  naturels  de  l'Inde  aux 
influences  de  la  civilisation,  n'hésitentpas  à  partager  avec  leurs  maî- 
tres le  pain  et  le  sel.  11  y  avait  là  le  régent  de  Buitenzorg,  homme 
d'une  cinquantaine  d'années,  au  visage  olivâtre,  aux  traits  dépri- 
més, veste  de  velours  brodée  d'or  au  collet,  madras  sur  la  tête,  kris 
richement  monté  à  la  ceinture,  pagne  de  soie  multitolore  capri- 
cieusement enroulé  autour  d'un  pantalon  blanc,  bottes  vernies. 
J'étais  placé  à  table  à  la  droite  de  madame  la  régente;  quoiqu'elle 
eût  à  peine  vingt-cinq  ans,  ses  traits  flétris  frisaient  de  bien  près  la 
décrépitude,  et  deux  grands  yeux  noirs  pleins  de  feu  attestaient 
seuls  les  charmes  de  sa  jeunesse  évanouie.  La  dame  malaise  était 
vêtue  d'une  robe  de  soie  ponceau;  ses  oreilles,  ses  cheveux,  ses 
bras,  resplendissaient  de  pierreries.  La  pauvre  femme  semblait  fort 


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DEDX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  193 

mal  à  Taise  au  milieu  de  ces  splendeurs,  et  l'inhabileté  qu'elle  dé- 
ployait dans  le  maniement  de  son  couvert  donnait  tout  lieu  de  croire 
que  dans  l'intimité  elle  se  servait  exclusivement  de  la  fourchette  de 
la  nature.  De  plus,  quoiqu'il  y  eût  chère-lie,  ma  voisine,  sans  doute 
peu  habituée  aux  mets  de  la  cuisine  européenne,  ne  mangeait  que 
du  bout  des  lèvres;  lorsqu'à  la  fin  du  dîner,  sans  manquer  aux  lois 
de  la  civilité,  elle  put  emplir  sa  bouche  de  bétel,  sa  figure  rayon- 
nait de  satisfaction.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  son  mari,  plus 
rompu  aux  habitudes  de  l'Europe.  Les  préceptes  du  Coran  n'empê- 
chaient pas  ce  digne  musulman  de  faire  honneur  aux  vins  de  choix 
qui  circulaient  autour  de  la  table  avec  une  profusion  royale.  A  ma 
gauche  était  assis  le  capitaine  des  Chinois  de  Buitenzorg,  vieillard 
à  la  figure  martiale,  au  nez  recourbé  en  bec  d'aigle,  aux  longues 
moustaches  blanches.  Son  costume,  de  la  plus  élégante  simplicité, 
tse  composait  d'un  pantalon  du  drap  bleu  le  plus  fin  et  d'une  sorte 
de  paletot  de  même  étoffe  agrafé  sur  la  poitrine  par  quati^e  magni- 
fiques perles,  de  bas  de  soie  et  souliers  vernis.  Homme  très  comme 
il  faut  d'ailleurs,  et  dont  je  pus  apprécier  le  jeu  sage  et  savant  au 
whist  qui  précéda  le  bal,  où  le  hasard  me  le  donna  pour  partner. 
Une  impasse  profondément  combinée  par  le  fils  du  Céleste-Empire 
venait  d'enlever  un  rubber  triple,  lorsque  Hendrick  m'annonça  que 
sa  famille  était  arrivée ,  et  je  quittai  la  table  de  jeu  pour  accomplir 
les  devoirs  de  la  présentation.  Une  foule  brillante  remplissait  déjà 
les  salons,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  je  parvins  à  rejoindre 
mon  ami,  qui  causait  en  douce  intimité  avec  deux  jeunes  femmes 
assises  sur  une  banquette. 

Pour  te  faire  comprendre  la  vertigineuse  émotion  dont  je  fus  saisi 
en  ce  moment,  il  me  faut  remonter  à  bien  des  années  en  arrière,  et 
te  parler  pour  la  première  fois  d'un  secret  de  ta  vie  dont  le  hasard 
m'a  fait  le  dépositaire,  et  sur  lequel  je  n'ai  jamais  osé  t'interroger. 
Il  y  a  de  cela  environ  six  ans,  je  venais  de  suivre  à  sa  dernière  de- 
meure l'excellente  comtesse  R...  Les  premières  pelletées  de  terre 
venaient  de  tomber  sur  la  bière  qui  renfermait  la  dépouille  mortelle 
de  la  fidèle  amie  de  ma  jeunesse.  Le  cœur  saignant,  en  proie  à 
un  chagrin  que  je  ne  pouvais  maîtriser,  je  pensais  à  tous  les  amis 
que  j'avais  déjà  conduits  au  sombre  asile  du  Père-Lachaise,  et 
parmi  les  plus  chers,  à  ton  bon  oncle  Anatole,  le  facile  mentor  de 
nos  jeunes  années.  Par  un  mouvement  machinal,  lorsque  le  cortège 
commença  à  se  disperser,  je  me  dirigeai  vers  le  lieu  où  repose 
l'homme  le  plus  bienveillant,  le  cœur  le  plus  loyal,  le  plus  parfait 
gentilhomme  qu'il  m'ait  encore  été  donné  de  rencontrer.  Je  ve- 
nais d'arriver  en  vue  du  monument,  quand  un  spectacle  inattendu 
s'offrit  à  mes  yeux,  et  sans  bruit,  en  toute  hâte,  je  me  dérobai 

TOMI  XXXI.  13 


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191  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

derrière  une  tombe  voisine.  Tu  étais  là  debout,  chapeau  bas,  la 
main  droite  appuyée  sur  la  grille  qui  entoure  la  tombe...  Près  de 
toi  une  jeune  fille,  agenouillée  sur  l'entablement  de  pierre,  la  tète 
dans  ses  deux  mains,  dans  l'attitude  de  la  plus  navrante  douleur... 
Saisi  d'étonnement,  je  contemplais  dans  un  religieux  silence  cette 
scène  de  deuil,  lorsque  ta  compagne,  relevant  la  tète,  attacha  sur  toi 
un  regard  dont  je  n'oublierai  jamais  l'expression  si  pleine  de  pieuse 
tendresse  et  de  naïve  reconnaissance!...  G*était  une  belle  et  noble 
jeune  fille  de  dix-huit  ans ,  au  visage  pur  et  candide ,  aux  grâces 
pudiques ,  et  je  ne  pus  retenir  mes  larnoes  en  la  voyant  saisir  ta 
main,  la  porter  à  ses  lèvres,  puis  la  presser  sur  son  cœur  avec  au- 
tant de  foi  naïve  que  si  elle  eût  payé  ce  religieux  tribut  d'bonmiages 
à  un  ange  gardien  descendu  du  ciel  pour  protéger  sa  destinée.  Vous 
aviez  déjà  tous  deux  quitté  la  tombe  depuis  quelques  instans,  que 
je  demeurais  immobile  à  la  même  place,  abîmé  dans  les  souvenirs 
du  passé.  Des  paroles  imprudentes  prononcées  à  portée  des  oreilles 
subtiles  d'un  enfant  me  revenaient  à  la  mémoire;  les  traits  de  la 
jeune  fUle  portaient  l'irrécusable  empreinte  de  traits  amis  :  je  ne 
pouvais  méconnaître  un  seul  instant  le  sens  du  témoignage  de  res- 
pect et  de  tendœsse  dont  tu  venais  d'être  l'objet.  Tout  me  disait 
que  tu  avais  accepté  noblement  un  héritage  que  tu  aurais  pu  ré- 
cuser, que  les  lois  du  sang  parlaient  à  ton  cœur  d'une  voix  plus 
puissante  que  les  lois  du  monde ,  qu'en  un  mot  l'orpheline  du  bon 
Anatole  avait  trouvé  en  toi  le  plus  tendre  des  protecteurs.  A  six 
mois  de  là,  lorsque  tu  eus  besoin  d'une  assez  forte  somme  .d'ar- 
gent, quelques  mots  de  notre  vieil  ami  Guérard,  qui  nous  connaît 
mieux  que  nous  ne  nous  connaissons  nous-mêmes,  me  donnèrent 
lieu  de  croire  que  cet  argent  était  destiné  à  former  la  dot  de  ta 
cousine;  mais  je  ne  voulus  pas  me  faire  payer  par  une  confidence 
le  service  que  j'étais  assez  heureux  pour  te  rendre,  et  m'abstins  de 
questions  indiscrètes  auxquelles  noti'e  ami  commun  eût  peut-être 
répondu.  Depuis  lors,  mes  longues  et  lointaines  pérégrinations  m'ont 
empêché  de  t'interroger  sur  le  secret  que  tu  avais  dérobé  à  mon 
amitié.  J'ose  cependant  le  faire  aujourd'hui;  la  présence  de  Made- 
leine dans  ce  lointain  pays,  la  position  inférieure  qu'elle  occupe 
dans  la  famille  van  Vliet,  tout  me  porte  à  croh-e  que  des  revers  de 
fortune  t'ont  plus  sévèrement  atteint  que  je  ne  l'avais  soupçonné 
jusqu'ici,  et  que  c'est  plus  par  nécessité  que  par  goût  que  tu  t'es 
lancé,  comme  tu  l'as  fait,  dans  le  tourbillon  des  affaires  industrielles. 
Ne  me  dissimule  rien,  je  t'en  supplie,  des  difficultés  de  ta  position 
dans  ta  réponse  à  cette  lettre,  réponse  que  je  veux  claire,  détaillée 
et  prompte,  si  tu  tiens  à  conserver  à  nos  relations  le  caractère  d'in- 
time fraternité  qu'elles  ont  eu  jusqu'à  ce  jour. 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  195 

Madeleine  était  évidemment  préoccupée  :  quelques  phrases  ba- 
nales et  1^  promesse  d'une  contredanse,  c'est  tout  ce  qu'elle  daigna 
accorder  à  une  série  de  coraplimens  fort  bien  tournés,  comme  je 
me  pique  encore  de  les  savoir  faire;  mais  pouvais-je  attacher  grande 
importance  à  cette  apparente  indifférence  ?  Il  est  fort  à  présumer 
que  mon  nom  n'a  jamais  été  prononcé  devant  ta  jeune  parente,  et 
Teût-il  même  été,  comment  exiger  qu'à  première  vue,  au  milieu 
du  tumulte  d'un  bal,  par  un  effort  surhumain  de  mémoire,  elle  pût 
comprendre  qu'un  hasard  bienveillant  avait  amené  près  d'elle  ton 
fidèle  Pylade,  mon  cher  Oreste?  U  n'y  avait  pas  d'ailleurs  à  se  mé- 
prendre sur  les  causes  de  sa  mauvaise  humeur,  et  les  attentions 
marquées  que  lui  rendait  il  signer  Trufiano,  protecteur  et  loquace 
comme  à  son  ordinaire,  les  petits  soins,  dis-je,  que  l'illustre  épée 
prodiguait  à  Madeleine  avec  une  galanterie  surannée,  expliquaient 
assez  les  sombres  nuages  dont  était  chargé  son  noble  front.  Le  bon 
Hendrik  ne  voyait  pas  la  chose  d'un  meilleur  œil,  et  lorsque  le  gé- 
néral, tous  ses  ordres  à  la  boutonnière,  fit  les  honneurs  du  souper 
à  la  reine  du  bal,  j'aperçus  mon  ami  qui,  retiré  sournoisement  dans 
l'encoignure  d'une  fenêtre,  lançait  au  couple  mal  assorti  des  regards 
dignes  d'Othello. 

Le  bal  ne  se  termina  que  fort  avant  dans  la  nuit,  et  je  ne  revis 
plus  les  deux  jeunes  femmes,  qui  partirent  le  lendemain  pour  re- 
gagner la  plantation.  Gomme  il  ne  faut  abuser  de  rien  en  ce  bas 
inonde,  même  de  la  plus  cordiale  hospitalité,  Hendrik  et  moi  comp- 
tons partir  après-demain  pour  aller  faire  un  séjour  de  plusieurs  se- 
maines à  Tjikayong.  Je  ne  saurais  toutefois  me  mettre  en  route  sans 
te  recommander,  si  jamais  un  Hollandais  te  tombe  sous  la  main,  de 
déployer  à  son  intention  toutes  les  voiles  de  ton  amabilité.  Songe 
bien  que,  quelque  aimable  pour  lui  que  tu  puisses  être,  tu  n'acquit- 
teras jamais  la  dette  d'hospitalité  contractée  à  Buitenzorg  par  ton 
vieil  et  fidèle  ami. 

MADELRDiB  DEIlfeZE  A  CLAUDE  DE  MABNE. 

Tjikayong,  22  septembre  1854. 

Mes  plus  tristes  pressentimens  sont  réalisés;  mon  lointain  exil 
n'a  pu  me  protéger  contre  la  fatalité  de  ma  destinée!  H  y  a  environ 
trois  semaines,  vers  le  soir,  un  domestique  vint  m'annoncer  qu'un 
voyageur  européen  demandait  l'hospitalité  :  Ânadji  et  moi,  nous 
nous  trouvions  à  ce  moment  seules  dans  la  plantation,  que  M.  van 
\liet  avait  quittée  quelques  jours  auparavant  pour  se  rendre  à  Su- 
matra, où  l'appelaient  des  affaires  importantes.  Ce  voyage  si  plein 
de  contrariétés  pour  mon  patron,  qui  se  faisait  une  fête  de  recevoir 


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196  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

dignement  son  frère  et  son  compagnon  de  voyage,  attendus  tous 
deux  à  cbaque  instant,  avait  jeté  sur  Anadji  et  sur  moi  une  sorte 
de  tristesse.  Ce  fut  avec  un  sentiment  de  mauvaise  humeur  bien 
contraire  aux  habitudes  hospitalières  de  ce  pays  que  je  quittai  le 
salon  pour  aller  recevoir  l'hôte  importun  dont  la  visite  venait  trou- 
bler notre  solitude.  J'étais  à  peine  sous  la  verandah  que  mon  cœur 

battit  à  rompre  ma  poitrine J'avais  reconnu  le  perfide  ami  dont 

les  conseils  et  les  exemples  ont  précipité  au  plus  profond  de  Tablme 
de  la  honte  mon  faible  et  malheureux  époux  t.. .  J'eus  un  instant 
l'idée  que  le  hasard  seul  avait  amené  près  de  moi  l'homme  qui  a 
fait  couler  de  mes  yeux  tant  de  larmes  de  sang...  Hélas!  ce  n'était  là 
que  le  fétu  de  paille  auquel  s'attache  le  noyé  au  milieu  des  flots... 
La  joie  qui  brillait  sur  le  visage  de  mon  pervers  ennemi  m'annon- 
çait assez  les  nouvelles  douleurs  qui  m'étaient  réservées.  Sous  pré- 
texte de  fatigue,  Ragozzi  s'abstint  de  paraître  au  salon  pendant  la 
soirée,  et  je  pus  méditer  à  loisir  sur  les  périls  dont  me  menaçait 
cette  visite  inattendue. 

Quelle  rançon  allait  exiger  de  moi  cet  impitoyable  bourreau? 
Pourrais-je  obtenir  à  prix  d'argent  que  cet  homme,  qui  n'a  rien  res- 
pecté de  tout  ce  qui  est  sacré  en  ce  monde,  respectât  le  secret  de 
ma  destmée?...  Chère  Anadji,  honnête  Hendrik,  je  compris  en  cet 
instant  que  votre  estime,  votre  affection  me  sont  plus  chères  que  la 
vie,  et  volontiers  j'aurais  donné  le  plus  pur  sang  de  mes  veines  pour 
vous  cacher  à  tout  jamais  l'infamie  qui  pèse  sur  moi...  et  dont  je 
suis  innocente.  Dieu  puissant!...  toutes  les  heures  de  la  nuit  furent 
pleines  pour  moi  d'incessantes  tortures;  involontairement  ma  mé- 
moire implacable  me  rappelait  tous  les  détails  de  cette  soirée  funè- 
bre du  21  octobre  1850,  où  dans  l'agonie  du  désespoir  nous  atten- 
dîmes ensemble  que  la  justice  humaine  eût  prononcé  sur  le  sort  du 
malheureux  dont  je  porte  le  nom. 

Le  lendemain  au  matin,  Ragozzi  m'attendait  dans  le  salon,  et 
avec  sa  verbosité  méridionale  m'eut  bientôt  mis  au  courant  de  ses 
affaires.  La  fortune  (je  résume  son  interminable  discours)  avait 
réalisé  le  rêve  de  toute  sa  vie  en  lui  offrant  l'occasion  de  servir  de 
son  épée  la  sainte  cause  des  nationalités  opprimées.  Entré  depuis  ' 
deux  ans  bientôt  au  service  de  son  altesse  le  maharajah  Nana- 
Sahib,  ses  capacités  militaires  avaient  été  appréciées  à  leur  juste 
valeur  par  cet  habile  souverain,  et  déjà  les  plus  hautes  dignités  lui 
étaient  échues  en  partage.  Bientôt,  il  l'espérait  du  moins,  allait  son- 
ner la  dernière  heure  de  la  domination  de  l'infâme  compagnie  des 
Indes,  et  son  maître,  rentré  en  possession  du  légitime  héritage  de 
ses  pères,  pourrait  récompenser  généreusement  ses  services;  mais 
pour  le  moment,  sur  cette  terre  étrangère  où  l'avait  conduit  le  soin 


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DEUX  JOURS   DE   SPORT   A  JAVA.  19^ 

de  sa  santé,  il  se  trouvait  dans  une  position  d'argent  si  difficile  qu'il 
devait  faire  appel  à  l'obligeance  de  ses  amis,  —  ses  amis,  osa-t-il 
dire  !  — appel  qui  serait  sans  doute  entendu  !  Ces  derniers  mots  furent 
prononcés  lentement,  comme  pour  bien  me  faire  comprendre  qu'un 
sacrifice  d'argent  considérable  pouvait  seul  m* assurer  le  bénéfice  de 
son  silence.  Ai-je  besoin  de  vous  dire  avec  quelle  joie  j'accueillis 
ces  ouvertures  et  ofiris  à  mon  interlocuteur  les  quelques  milliers  de 
francs  que  j'avais  tout  dernièrement  placés  chez  M.  Hémond?  Bien 
convaincu  comme  il  l'est  du  fatal  pouvoir  qu'il  exerce  sur  moi, 
Ragozzi  ne  parut  pas  surpris  de  mes  ofires  généreuses.  Ma  position 
dans  la  famille  van  Vlîet,  me  répondit-il  avec  un  grand  sang  froid, 
lui  faisait  comprendre  que  mes  finances  ne  pouvaient  être  dans 
un  état  bien  florissant;  il  n'acceptait,  je  devais  en  être  bien  con- 
vaincue, ce  denier  de  l'exilée  que  parce  qu'il  était  certain  de  me 
rembourser  avant  peu  mes  avances.  Il  termina  en  m* annonçant  qu'il 
était  heureux  de  pouvoir  me  donner  des  nouvelles  satisfaisantes  de 
son  ami.  Ce  dernier,  après  sa  fuite,  avait  trouvé  dans  l'Inde  anglaise 
une  position  modeste,  mais  honorable,  et  acceptait  avec  une  rési- 
gnation digne  d'éloges  les  épreuves  de  sa  destinée. 

Ma  joie  fut  grande  après  cette  entrevue  ;  une  faveur  insigne  de  la 
Providence  me  permettait  de  conjurer  par  un  léger  sacrifice  d'argent 
les  nouveaux  orages  qui  avaient  menacé  ma  tête.  Pour  me  délivrer 
au  plus  vite  de  l'odieuse  présence  de  Ragozzi,  j'écrivis  immédiate- 
à  M.  Hémond,  et  le  priai  de  m'envoyer  sans  retard  les  fonds  que  je 
lui  avais  confiés;  mais  cet  envoi  demanda  quelques  jours.  Sur  ces 
entrefaites,  j'eus  le  bonheur  de  revoir  Hendrik,  qui,  à  peine  débar- 
qué, avait  pris  le  chemin  de  Tjikayong.  Ses  instances,  le  désir  de 
ne  pas  priver  ma  pupille  d'un  plaisir  cher  à  son  âge,  triomphèrent 
de  mes  sombres  humeurs,  et  j'assistai  au  bal  donné  à  Buitenzorg 
pour  la  fête  de  la  gouvernante.  Le  bon  commodore  nous  avait  pré- 
cédées dans  cette  belle  résidence  et  était  parti  l' avant-veille  du  bal 
pour  aller  rejoindre  à  Buitenzorg  son  compagnon  du  Ruyter^  M.  Bel- 
paire.  M.  Belpaire!...  Ce  nom  bien  certainement  ne  frappe  pas  mon 
oreille  pour  la  première  fois!...  Mais  au  milieu  du  tumulte  du  bal  où 
notre  compatriote  me  fut  présenté,  je  cherchai  vainement,  comme 
je  cherche  encore  aujourd'hui,  à  rassembler  mes  souvenirs  à  son 
endroit.  Hendrik  et  son  ami  vinrent  nous  rejoindre  ici  dans  le  com- 
mencement de  la  dernière  semaine.  Les  environs  de  Tjikayong  sont 
si  riches  en  belles  promenades  que,  depuis  l'arrivée  de  M.  Belpaire, 
tout  notre  temps  pour  ainsi  dire  a  été  consacré  à  des  excursions  pit- 
toresques; hier  c'était  le  tour  du  lac  Tjelagabodas.  Ragozzi  n'avait 
pas  manqué  de  se  joindre  à  la  partie,  quoique  les  manières  hau- 
taines d'Hendrik  eussent  dû  lui  faire  comprendre  dès  le  premier 


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198  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

jour  que  le  présent  maître  du  logis  appréciait  peu  sa  compagnie  et 
trouvait  son  séjour  à  Tjikayong  infiniment  trop  prolongé. 

Hendrik  et  M.  Belpaire,  montés  sur  une  barque,  s'amusaient  à 
poursuivre  des  bandes  de  canards  sauvages  sur  l'eau  sulfureuse  et 
blanchâtre  qui  remplit  le  cratère  éteint  du  volcan.  Anadji  était  allée 
cueillir  des  fleurs  dans  la  forêt  dont  la  verte  ceinture  garnit  les 
flancs  de  la  montagne.  Assise  dans  un  pavillon  au  bord  du  lac,  je 
contemplais  d'un  œil  distrait  les  éclatans  reflets  d'opale  dont  les 
rayons  du  soleil  diapraient  la  surface  de  l'eau,  quand  Anadji,  très 
émue,  revint  près  de  moi  et  m'annonça  qu'elle  croyait  que  notre  hôte 
italien  était  devenu  complètement  fou.  Après  lui  avoir  adressé  le 
discours  le  plus  incohérent,  il  s'était  précipité  à  ses  genoux,  posi- 
tion où  elle  l'avait  laissé  pour  venir  me  raconter  les  détails  de  cet 
incident  odieux  et  ridicule.  Depuis  plusieurs  jours  déjà,  j'avais  cru 
remarquer  que  Ragozzi  s'attachait  avec  obstination  aux  pas  de  ma 
pupille;  mais,  quelque  grande  que  fût  l'impudence  du  misérable,  je 
n'avais  pu  croire  un  seul  instant  qu'il  osât  tenter  la  puissance  de 
ses  séductions  sur  la  fille  de  M.  van  Vliet.  Les  paroles  d' Anadji,  en 
m' éclairant  sur  ses  insolentes  prétentions,  me  dictèrent  mon  devoir. 
Je  ne  me  dissimulai  certes  pas  que  la  vengeance  de  ce  méchai^t 
homme  ne  reculerait  devant  aucune  perfidie  ;  mais  protéger  de  mon 
^lence  d'aussi  coupables  projets  était  une  action  honteuse  dont  je 
ne  pouvais  un  seul  instant  nourrir  l'abominable  pensée. 

Hasard  ou  préméditation,  pendant  tout  le  reste  de  la  journée  je 
ne  pus  me  trouver  seule  avec  Ragozzi.  Ce  matin,  avant  le  départ 
des  chasseurs  pour  une  battue  de  sangliers,  je  rencontrai  mon  per- 
fide ennemi  dans  le  salon.  Depuis  quelques  jours  déjà,  M.  Hémond 
m'avait  fait  passer  la  somme  destinée  à  payer  la  rançon  de  mon 
secret,  et  sans  autre  préambule  que  quelques  paroles  banales  je 
tendis  trois  rouleaux  d'or  à  Ragozzi.  Ce  dernier  mit  froidement  les 
rouleaux  dans  sa  poche,  puis,  sans  le  moindre  embarras,  me  dit  qu'il 
m'était  infiniment  reconnaissant  du  service  que  je  lui  rendais,  quoi- 
que ses  projets  fussent  complètement  modifiés.  Cette  nouvelle  preuve 
de  ma  bienveillance  l'engageait  à  me  dévoiler  des  plans  d'avenir  qui 
ne  pouvaient  manquer  de  recevoir  mon  approbation  et  mon  con- 
cours. A  son  âge,  à  quarante  ans,  il  s'était  cru  cuirassé  contre  ces 
passions  soudaines  qui  sont  l'heureux  apanage  de  la  jeunesse;  mais 
qui  est  maître  de  son  cœur  et  de  son  destin?  Depuis  qu'il  avait  vu 
Anadji,  ses  rêves  de  gloire  s'étaient  évanouis,  la  sainte  cause  des 
nationalités  opprimées  avait  cesâé  de  faire  battre  son  cœur...  Nou- 
veau Renaud,  il  avait  trouvé  à  Tjikayong  une  Armide  et  ses  jardins. 
Son  parti  était  pris,  il  allait  briser  son  épéel  Comment  songer  un 
seul  instant  à  faire  partager  ses  dangers  au  tendre  objet  de  ses  feux? 


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DBUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  199 

Déjà  vingl  attentats,  aussi  criminels  qu'inutiles,  soudoyés  par  Tor 
anglais,  n'avaient-ils  pas  été  dirigés  contre  ses  jours?  Il  disait  un 
éternel  adieu  à  la  vie  active,  à  la  gloire,  et  voulait  se  consacrer  ex- 
clusivement au  bonheur  domestique. 

—  Et  vous  comptez  sur  mon  concours  dans  cette  œuvre  abomi- 
nable? repris-je  avec  une  véhémence  que  je  ne  pus  maîtriser.  Vous 
me  méprisez  assez  pour  croire  que  je  prêterais  les  mains  à  cet  in- 
fâme projet! 

—  Vous  réfléchirez  à  deux  fois  avant  de  pe  déclarer  la  guerre; 
elle  serait  plus  dangereuse  pour  vous  que  pour  moi,  ajouta  Ragozzi 
avec  une  froide  impertinence  qui  fit  tressaillir  toutes  les  fibres  de 
mon  cœur. 

L'entrée  d'Hendrik  termina  cette  conversation.  Après  un  court  re- 
pas, les  chasseurs  prirent  le  chemin  du  rendez-vous  de  chasse,  où 
nous  devions  aller  les  rejoindre  vers  le  milieu  de  la  journée,  pour 
assister  à  un  combat  de  bélier  et  de  sanglier,  cruel,  mais  curieux 
spectacle  dont  les  Javanais  se  montrent  très  avides. 

Comme  il  avait  été  convenu,  Ânadji  et  moi,  nous  arrivâmes  au 
rendez-vous  à  une  heure,  un  peu  avant  le  cocÉnencement  de  ce  san- 
glant intermède,  La  traque  qui  venait  de  finir  avait  été  dirigée  vers 
une  palissade  au  pied  de  laquelle  s'ouvrait  une  sorte  de  chemin 
creux,  dont  l'extrémité  aboutissait  à  une  manière  de  tour  construite 
en  bambous.  Pour  échapper  aux  balles,  une  demi-douzaine  de  san- 
gliers avaient  mis  à  profit  cette  voie  de  salut,  et  se  trouvaient  en  ce 
moment  prisonniers  dans  la  tour.  Cette  tour  communiquait  par  une 
trappe  à  une  vaste  cage  qui  devait  servir  d'arène  aux  combattans. 
Quelques  dames  des  environs,  les  chasseurs,  Ânadji  et  moi  primes 
place  sur  une  estrade  élevée  devant  la  cage;  derrière  nous,  une  as- 
semblée nombreuse  de  natifs  suivait  avec  anxiété  les  préliminaires 
du  tournoi.  Des  écuyers  et  varlets  improvisés  s'occupaient  à  revêtir 
le  bélier  de  son  armure ,  un  fer  de  lance  fortement  fixé  au  milieu 
du  front  de  l'animal  par  des  lanières.  Ces  préparatifs  terminés,  les 
spectateurs  natifs  vinrent  s'assurer  à  l'envi  que  le  fer  était  solide- 
ment attaché,  car  la  foule  protège  de  ses  sympathies  le  bélier  contre 
l'animal  immonde.  Le  bélier  fut  ensuite  amené  devant  la  loge,  mais* 
ses  allures  n'étaient  pas  celles  d'un  galant  paladin,  et  il  fallut  pres- 
que la  violence  pour  l'introduire  dans  l'arène.  Pendant  ce  temps, 
les  sangliers  inquiets  tournaient  en  rugissant  dans  la  tour,  ou  se 
précipitaient  avec  fureur  contre  les  bambous,  comme  s'ils  avaient  le 
pressentiment  des  jeux  sanglans  dont  ils  devaient  être  victimes.  Le 
bélier  une  fois  introduit  dans  la  cage,  on  leva  la  trappe  de  la  tour, 
et  un  gros  sanglier,  détourné  à  coups  de  lance ,  fut  amené  en  pré- 
sence du  bélier.  Ce  dernier,  l'œil  clair,  le  front  haut,  semblait  par- 


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200  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

faitement  indifférent  à  tout  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  II  n'en 
était  pas  de  même  de  son  adversaire,  qui,  inquiet,  trépignant  sur 
ses  jambes,  jetait  de  droite  et  de  gauche  des  regards  étincelans.  Ce 
manège  dura  quelque  temps  au  milieu  du  silence  solennel  de  la 
foule.  Enfin  le  sanglier,  prenant  son  grand  parti,  s'élança  sur  son 
adversaire.  Celui-ci,  baissant  instinctivement  la  tête,  reçut  le  choc 
de  Tennemi  sur  le  fer  de  sa  lance.  Le  sanglier,  blessé  au  poitrail, 
recula  vivement,  aux  plus  grands  applaudissemens  des  spectateurs 
natifs;  mais  le  bélier  dédaigna  de  poursuivre  sa  victoire,  et  les  deux 
combattans  demeurèrent  en  présence.  Rendu  plus  prudent  par  son 
premier  échec,  le  sanglier,  après  avoir  rassemblé  ses  forces,  fit  mine 
de  se  précipiter  une  seconde  fois  sur  son  adversaire .  Au  moment  où 
ce  dernier  baissait  la  tête,  l'assaillant,  par  une  feinte  habile,  saisit 
le  fer  aigu  entre  ses  dents,  et  les  deux  ennemis  demeurèrent  pour 
ainsi  dire  collés  l'un  contre  l'autre ,  — le  bélier  calme,  impassible 
comme  une  statue  de  pierre,  le  sanglier,  l'œil  en  feu,  se  raidissant 
de  tous  ses  membres  pour  arracher  du  front  de  son  ennemi ,  par  un 
effort  suprême,  l'instrument  de  mort;  mais  les  forces  de  la  pauvre 
bête  s'épuisaient  dan8|[a  lutte,  le  sang  sortait  à  gros  bouillons  de 
sa  poitrine,  et  son  adversaire,  remarquant  sans  doute  cette  défail- 
lance, sortit  pour  la  première  fois  de  son  impassibilité.  Arracher 
d'un  mouvement  de  tète  énergique  le  fer  de  lance  des  dents  du  san- 
glier, le  plonger  à  plusieurs  reprises  dans  ses  flancs  et  retourner 
prendre  place  près  de  la  porte  extérieure  de  la  cage,  ce  fut  pour 
le  bélier  l'affaire  de  quelques  secondes.  Le  sanglier  vaincu  essaya 
en  vain  de  se  relever  et  de  renouveler  l'attaque  :  ses  forces  trom- 
pèrent son  courage;  ses  entrailles  pendaient  à  terre,  et  après  une 
cruelle  agonie  il  expira,  sans  que  son  vainqueur  eût  daigné  abréger 
ses  souffrances  en  lui  donnant  le  coup  mortel. 

Fort  émue  par  ce  spectacle,  je  ne  m'étais  pas  aperçue  que  Ragozzi 
avait  pris  place  sur  l'estrade  à  côté  de  ma  pupille.  Le  combat  ter- 
miné, les  chasseurs  nous  reconduisirent  aux  voitures  avant  de  re- 
prendre le  cours  de  leurs  exploits.  Jugez  de  mon  étonnement  lors- 
que, me  trouvant  seule  avec  ma  pupille,  la  chère  enfant  me  remit 
en  rougissant  un  billet  que  Ragozzi  avait  eu  l'impudence  de  lui 
glisser  dans  la  main  pendant  le  combat.  Niais  et  banal  comme  l'est 
ce  billet,  il  m'impose  cependant  des  devoirs  que  j'ai  trop  tardé  à 
remplir.  Hésiter  plus  longtemps  serait  indigne  de  mon  cœur.  Ce 
soir,  au  retour  de  la  chasse,  Hendrik,  en  ce  moment  le  chef  de  la 
famille,  connaîtra  les  manœuvres  de  l'hôte  infâme  qui  déshonore  le 
toit  hospitalier  de  son  frère.  Je  ne  me  fais  pas  illusion  un  seul  instant 
sur  la  vengeance  que  le  misérable  Ragozzi  tient  en  réserve,  mais  je 
ne  lui  donnerai  pas  la  joie  de  révéler  le  premier  le  secret  de  mon 


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DEUX  JOUBS  DE  SPOBT  A  JAVA.  201 

déshonneur.  Moi-même  je  livrerai  à  Hendrik  le  douloureux  mystère 
qui  pèse  sur  ma  destinée.  Je  ne  doute  pas  de  votre  noble  cœur,  Hen- 
drik... Votre  belle  âme,  cet  amour  discret  que  tous  vos  efforts  n'ont 
pu  me  dissimuler,  ne  reculeront  pas  devant  la  triste  mission  d'abri- 
ter sous  l'égide  de  l'honneur  sans  tache  de  votre  famille  la  femme 
d'un...;  mais  mon  parti  est  pris,  et  je  ne  vous  exposerai  pas  plus 
longtemps,  vous  et  les  vôtres,  à  la  contagion  de  mon  infamie... 
Dans  ma  désolation,  mes  regards  se  tournent  encore  vers  vous, 
ô  mon  cher  Claude!...  C'est  de  vos  bontés  seules  que  je  veux  tenir 
le  pain  que  j'ai  vainement  demandé  à  mon  travail...  Et  cependant 
ni  le  courage  ni  la  persévérance  ne  m'ont  fait  défaut  dans  mon  en- 
treprise... 

Je  voulais  vous  donner  en  détail  ma  conversation  avec  Hendrik, 
mais  l'on  me  prévient  à  l'instant  que  le  courrier  de  Batavia,  qui  n'é- 
tait attendu  que  demain,  vient  d'arriver  et  doit  repartir  dans  une 
demi-heure.  Je  termine  donc  en  me  recommandant  à  votre  ten- 
dresse... A  bientôt,  mon  cher  et  unique  ami! 

ROGER  BELPAIRE  A  CLAUDE  DE  MAIRIE. 

Tljikayong,  22  septembre  1854. 

Cher  Claude,  il  est  dix  heures  du  soir  ;  je  dois  partir  demain 
d'assez  bon  matin  pour  aller  faire  uïie  battue  dé  daims  dans  la 
plaine  de  Bandong.  Éreinté  comme  je  suis  par  une  journée  fort  ac- 
tive ,  c'est  cependant  un  devoir  pour  moi  de  te  sacrifier  quelques 
heures  de  sommeil,  et  de  t'envoyer  sans  délai,  par  le  courrier  qui 
doit  partir  demain  matin,  le  récit  des  événemens  très  extraordinaires 
dans  lesquels  le  hasard  m'a  réservé  un  rôle  actif  :  événemens  si  ex- 
traordinaires, en  vérité,  que,  tout  en  ayant  sous  les  yeux  les  pièces 
les  plus  irrécusables,  j'ai  peine  à  me  persuader  que  je  ne  suis  pas  le 
jouet  d'un  songe.  Sans  autre  exorde,  j'arrive  au  fait. 

En  rentrant  de  la  chasse  ce  soir,  j'ai  trouvé  à  la  plantation  mon 
fidèle  madrassecy  sorti  après  guérison  complète,  depuis  quelques 
jours  déjà,  de  l'hôpital  de  Batavia,  et  mon  agent  en  cette  ville  a 
profité  de  l'opportunité  de  ce  retour  pour  m'expédier  un  paquet  à 
mon  adresse  arrivé  par  le  dernier  vapeur  de  Singapour.  En  recon-r 
naissant  sur  l'enveloppe  l'écriture  du  docteur  James,  je  ne  pus  me 
défendre  d'une  émotion  secrète,  et  prévis  instinctivement  que  l'a- 
venture étrange  à  laquelle  j'avsùs  été  mêlé  sur  le  Great-Trunk-Road 
avait  trouvé  un  funèbre  dénoûment.  Mes  pressentimens  n'étaient 
que  trop  fondés.  L'excellent  docteur  m'annonçait  en  effet  que  Vinet 
avait  cessé  de  vivre  le  10  août,  et  qu'après  sa  mort  il  s'était  cru  au- 
torisé à  prendre  connaissance  de  ses  dernières  volontés,  dont  il  avait 


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202  REYUE  DES   DEUX  MONDES. 

scrupuleusement  jusque-là  respecté  le  secret.  «  Ces  dernières  vo- 
lontés, je  copie  la  lettre  de  mon  digne  correspondant,  contiennent 
des  révélations  qui  peuvent  raviver  si  cruellement  les  blessures  à 
peine  cicatrisées  d'une  honorable  famille,  qu'avant  de  prendre  un 
parti  je  n'ai  pas  hésité  à  tout  révéler  au  compatriote  de  mon  mal- 
heureux client,  au  seul  homme  qui  lui  ait,  à  ma  connaissance,  porté 
quelque  intérêt.  En  cet  état  de  choses,  pour  que  vous  puissiez  m' en- 
voyer des  instructions  plus  complètes,  j'ai  pris  la  liberté  de  vous 
adresser  un  fac-similé^  tracé  de  ma  main,  des  divers  papiers  qui 
composent  le  testament  de  Vinet.  Le  trouble  évident  avec  lequel 
ces  papiers  ont  été  rédigés,  l'insuffisance  des  suscriptions  dont  ils 
sont  revêtus,  ne  laissent  pas  que  d'ajouter  grandement  à  mon  em- 
barras, et  sont  un  motif  de  plus  pour  m'engager  à  recourir  à  votre 
intervention.  »  Le  docteur  James  terminait  en  m'annonçant  qu'un 
officier  de  la  station,  revenu  ces  derniers  temps  d'un  voyage  en 
Chine,  avait  reconnu  à  Singapour  le  prestidigitateur  italien  dont 
les  soins  avaient  fait  défaut  à  l'agonie  du  pauvre  Vinet.  Dans  ses 
nouvelles  pérégrinations,  il  signor  Carabosso,  ce  qui  m'expliqua 
rinutilité  des  recherQ^es  faites  par  moi  à  Penang  et  à  Singapour, 
il  signor  Carabosso,  dis-je,  avait  pris,  avec  un  nom  d'emprunt,  les 
plus  grands  airs,  et  se  faisait  passer  pour  un  général  au  service 
d'un  des  rajahs  de  l'Inde. 

Mystérieuse  comme  Tétait  cette  introduction,  elle  ne  me  prépa- 
rait point  cependant  à  la  stupéfaction  dont  je  fus  saisi  en  parcou- 
rant les  divers  papiers  qui  composaient  la  communication  du  docteur 
James  :  deux  lettres  portant  pour  seule  et  unique  suscription,  l'une 
«  Monsieur  Hémond,  »  l'autre  a  Madame  Madeleine  Demèze....  » 
Madeleine  Demèze!...  A  ces  deux  lettres  se  trouvait  jointe  une  troi- 
sième pièce  que  j'eus  besoin  de  lire  à  vingt  reprises,  si  profonde 
fut  l'émotion  qui  faisait  battre  mon  cœur  en  cet  instant  :  c'était  la 
copie  légalisée  d'un  arrêt  de  la  cour  d'assises  de  la  Gironde  du 
21  octobre  1850  qui  frappait  d'une  peine  infamante  Émile-Fortuné 
de  Lanosse,  convaincu  de  faux  en  écritures  privées.  Au  bas  de  ce 
document,  on  lisait,  en  manière  de  note  explicative,  la  phrase  sui- 
vante :  «  Mort  à  Fyzabad  (Indes  anglaises)  le  dix-huit  mai  mil  huit 
cent  cinquante-quatre.  Lanosse.  »  Mystérieuse  volonté  de  la  Provi- 
'dence  qui,  au  bout  du  monde,  a  remis  entre  mes  mains  le  dénoû- 
ment  de  ce  funeste  drame  !  Dans  sa  lettre  à  M.  Hémond,  l'infortuné 
Lanosse  accuse  réception  de  la  somme  de  50  livres  sterling  que 
M™®  Madeleine  Demèze  lui  a  fait  passer  par  son  entremise,  et  le 
prie  de  remettre  en  mains  propres  une  lettre  à  cette  dame,  dont 
a  ignore  l'adresse.  La  lettre  destinée  à  Madeleine  ne  se  compose 
que  de  quelques  lignes  où  éclate  un  mortel  repentir.  Après  l'avoir 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  203 

remerciée  de  Tintérêt  que  malgré  ses  crimes  elle  n'a  pas  cessé  de 
lui  témoigner,  le  malheureux  déclare  que  la  nouvelle  preuve  qu'il 
vient  de  recevoir  de  son  inépuisable  bonté  le  décide  à  mettre  à  exé- 
cution un  projet,  médité  d'ailleurs  depuis  longtemps.  «  Quand  vous 
aurez  reçu  cette  lettre,  ajoute  la  lugubre  épltre,  j'aurai  cessé  d'exis- 
ter. Puisse  la  clémence  du  ciel  récompenser  vos  vertus  et  vos  mal-^ 
heurs!  Donnez  à  l'infortuné  dont  Vinfamie  a  rejailli  sur  vous  vos 
prières,  sinon  vos  larmes  1  » 

Tu  comprends  facilement  que,  sous  le  coup  de  ces  étranges  révé- 
lations, je  demeurai  comme  anéanti.  Pouvais-je  imaginer  il  y  a  trois 
ans,  lorsqu'au  cercle  de  Rio-Janeiro  je  lisais  le  récit  des  débats  ju- 
diciaires de  ce  grand  procès  qui  a  passionné  la  France,  le  magnifique 
plaidoyer  de  l'illustre  Berryer,  pouvais-je  imaginer  que  l'une  des 
victimes  de  ce  triste  drame  était  l'orpheline  de  notre  vieil  ami, 
cette  belle  jeune  fille  dont  quelques  années  auparavant  j'avais,  par 
le  plus  singulier  hasard,  admiré  à  tes  côtés  les  grâces  pudiques?  Je 
n'avais  certes  pas  besoin  d'autres  détails  pour  m' expliquer  le  loin- 
tain exil  de  Madeleine,  les  apparences  de  mystère  qui  entourent  sa 
destinée.  L'accident  qui  m'a  livré  le  dernier  mot  de  cette  doulou- 
reuse histoire  ne  m'en  a  pas  moins  placé  dans  une  position  pleine 
de  difficultés.  Comment  moi,  étranger  que  Madeleine  connaît  à  peine, 
irais-je  lui  annoncer  que  je  suis  maître  de  son  secret?...  Le  rôle  si 
délicat  qui  m'est  destiné  demande  à  être  médité  sérieusement,  et 
comme  la  nuit,  dit-on,  porte  conseil,  avant  de  partir  pour  la  chassô 
j'ajouterai  quelques  mots  à  cette  lettre  pour  te  donner  le  plan  de 
campagne  auquel  je  me  serai  définitivement  arrêté.  Je  laisse  donc 
mon  protocole  ouvert,  suivant  la  formule  de  la  diplomatie,  et  vais 
suivre  l'exemple  de  David,  qui,  couché  dans  le  corridor  en  travers 
de  ma  porte,  ronfle  déjà  depuis  deux  heures.  Bonsoir. 

30  septembre  1854. 

De  nouvelles  dispositions  dans  le  service  de  la  poste  m'ont  em- 
pêché de  faire  partir  ma  lettre  par  la  dernière  malle.  Je  ne  regrette 
au  reste  que  médiocrement  un  retard  qui  me  permet  de  te  donner 
sous  une  même  enveloppe  le  très  heureux  dénoûment  du  véritable 
roman  dont  je  t'ai  déjà  servi  le  prologue. 

Il  y  a  huit  jours,  au  moment  où  je  sortais  du  lit  pour  terminer 
ma  lettre,  Hendrik  est  entré  dans  ma  chambre.  Le  marin  était  pro- 
digieusement pâle,  ses  yeux  lançaient  des  éclairs.  —  J'ai  un  service 
à  vous  demander,  me  dit  Hendrik  d'une  voix  brève;  mais  avant  de 
le  faire,  j'exige  votre  parole  d'honneur  que,  si  ma  demande  vous 
semble  par  trop  compromettante,  vous  me  le  disiez  très  franche- 
ment. 


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20A  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  avez  ma  parole...  Que  puis-je  faire  pour  vous  être  utile 
ou  agréable?  repris-je,  assez  ému  de  la  solennité  de  ce  début. 

—  Je  compte,  en  sortant  d'ici,  aller  souffleter  le  général  Trufiano. 
Nous  nous  battrons  sans  doute  avant  une  heure  ;  voulez-vous  me 
servir  de  témoin? 

—  Doutez- vous  de  ma  réponse?  tepris-je  en  lui  tendant  une  main 
qu'il  serra  cordialement.  Vous  ne  me  trouverez  pas  sans  doute  in- 
discret, poursuivis-je  après  une  pause,  de  vous  demander  les  causes 
de  ce  duel  imminent? 

Pour  toute  réponse,  Hendrik  me  tendit  d'un  geste  dramatique  une 
petite  feuille  de  vélin,  parfumée  d'une  forte  odeur  de  verveine,  sur 
laquelle  je  pus  lire  une  de  ces  banales  déclarations  d'amour,  telle 
qu'il  s'en  trouve  par  centaines  dans  tous  les  manuels  épistolaires,  et 
signée  avec  une  candeur  baptismale  :  «  ton  Ettore!  »  Je  crus  d'abord 
que  la  malencontreuse  épître  avait  été  destinée  à  Madeleine,  mais 
Hendrik  prit  soin  de  m' éclairer  à  cet  endroit  en  ajoutant  que  l'im- 
pudent étranger  avait  osé  remettre  la  veille  ce  scandaleux  billet  doux 
à  sa  nièce. 

—  Et  si  M"*  Anadji  n'a  pas  ri  au  nez  fantastique  de  son  Ettore, 
repris-je  avec  un  accent  de  bonne  humeur  que  je  fus  incapable  de 
maîtriser,  sa  prose  n'a  pas  été  récompensée  suivant  ses  mérites. 

—  Vous  autres  Français,  vous  riez  de  tout,  me  dit  mon  ami  d'un 
ton  de  reproche  ;  mais  ma  résolution  est  invincible,  et  cet  homme, 
je  le  tuerai!  poursuivit  le  marin  avec  une  énergie  farouche  digne 
du  descendant  des  opiniâtres  ennemis  de  Louis  XIV. 

—  Permettez-moi,  mon  cher  Hendrik,  de  vous  contredire,  et  de 
persister  à  croire  que  ce  n'est  pas  à  coups  de  pistolet,  mais  bien  à 
coups  de  trique,  que  l'on  punit  de  pareilles  impertinences.  Si  vous 
n'avez  pas  d'autres  motifs  pour  provoquer  en  duel  le  galant  Ita- 
lien... 

—  Et  si  j'avais  d'autres  motifs,  inteiTompit  mon  ami  d'une  voix 
frémissante...  Puis  il  s'arrêta  soudain,  comme  s*il  eût  craint,  sous  le 
coup  de  l'émotion  profonde  qui  dominait  son  esprit,  de  ne  pouvoir 
maîtriser  ses  paroles...  Il  ajouta  après  un  court  silence  :  Ne  m'in- 
terrogez pas,  je  vous  en  prie,  sur  un  secret  qui  n'est  pas  le  mien... 
Il  faut  que  cet  homme  meure  ou  qu'il  me  tue...  Vous  m'entendez? 

—  Parfaitement...  Et  si  je  suis  disposé  de  tout  cœur  à  vous  ren- 
dre le  triste  service  que  vous  me  demandez,  vous  n'hésiterez  pas 
sans  doute  à  m' accorder  une  légère  faveur.  La  colère  est  mauvaise 
conseillère,  et  demain  peut-être  regretteriez-vous  le  scandale  de  ce 
duel  à  mort  que  vous  appelez  de  tous  vos  vœux  en  cet  instant.  En 
tout  état  de  cause,  vingt-quatre  heures  de  réflexion  sont  toujours 
bonnes  à  prendre.  Je  n'ajoute  pas  qu'un  duel  à*  mort  gâterait  inlini- 


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DEUX  JOURS  DE  1  >ORT  A  JATA.  205 

ment  la  fête  cynégétique  à  laquella,  \o\xs  sommes  conviés  a^jour- 
d*hui.  Demain,  si  vous  y  tenez  toujy  ts>  vous  souffletterez  mons 
Trufiano,  et  lui  planterez  ensuite  un^  N^lle  dans  la  tête,  j'en  fais 
d'avance  mon  sacriGcel  Est-ce  dit  et  ev    tidu? 

—  Dit  et  entendu,  répéta  le  marin;  ^  ^attendais  pas  moins  de 
votre  amitié...  Et  il  me  prit  affectueusem  '  la  main,  puis  sortit  de 
ma  chambre.  Tout  bouleversé  par  cette  c  dence,  je  demeurai  je 
ne  sais  combien  de  temps  assis  dans  mon  1  >uil,  la  tête  dans  mes 
mains,  à  réfléchir  sur  les  événemens  mystét  \dont  la  Providence 
prenait  à  tâche  d'animer  mon  séjour  dans  l  \e  île  de  Java.  La 
pendule,  qui  sonna  sept  heures,  vint  m'avei  W  le  moment  du 
départ  pour  la  chasse  approchait,  et  j'appelai  i  \à  trois  reprises 
sans  qu'il  répondit  à  ma  voix.  J'eus  beau  réitév  çs  ordres  dans 
les  idiomes  les  plus  variés,  anglais,  français,  hii  \ni  :  personne 
ne  se  rendit  à  mon  appel,  et  en  désespoir  .de  ca^v  \  me  décidai 
à  aller  moi-même  chercher  mon  serviteur.  \ 

J'avais  à  peine  franchi  le  seuil  de  ma  porte,  qu'un\  ctacle  des 
plus  lamentables  s'offrit  à  ma  vue.  Adossé  contre  un  pv  Vu  de  la 
verandah,  les  yeux  écarquillés  à  sortir  de  la  tête,  passé  v  \^oir  au 
vert,  le  madrassecy  les  lèvres  écumantes,  tremblait  de  tous  t  ynem- 
bres  comme  s'il  eût  été  sous  le  coup  de  décharges  électriquv 
santés  et  réitérées.  Je  crus  immédiatement  à  un  nouvel  accès  t  \nal 
dont  David  avait  été  frappé  à  \ Hôtel  d Amsterdam ^  et  ne  tarda 
à  être  conGrmé  dans  cette  pensée  par  les  mots  :  the  devily... 
hiby...  the  devily...  qui  à  ma  vue  sortirent  instinctivement  de 
bouche  de  mon  possédé. 

—  Le  diable  a  décidément  mis  sa  griffe  dans  mes  affaires,  me 
dis-je  en  manière  de  réflexion  intime,  en  pensant  à  tous  les  inci- 
dens  bizarres  auxquels  j'avais  été  mêlé  en  moins  de  douze  heures. 

—  The  devilj...  sahiby...  the  devily  répéta  David  avec  un  redou- 
blement de  terreur  en  étendant  une  main  tremblante  dans  la  direc- 
tion du  jardin.  Assez  curieux  de  faire  connaissance  avec  la  satanique 
majesté,  je  portai  les  regards  vers  le  lieu  indiqué,  et  aperçus  au  mi- 
lieu du  parterre  de  roses  de  M"*  Anadji  un  personnage  court  et  re- 
plet, en  pantalon  de  molleton  et  en  jaquette  de  flanelle,  pantoufles 
de  tapisserie,  calotte  grecque  sur  la  tête,  cheeroot  à  la  bouche,... 
un  type  complet  de  félicité  bourgeoise  !  J'eus  bientôt  reconnu  le  trop 
galant  Ettore,  qui,  sans  se  douter  des  orages  amoncelés  sur  sa  tête, 
savourait  à  pleins  poumons  la  brise  du  matin. 

De  plus  en  plus  intrigué  par  cette  aventure,  moitié  de  gré,  moi- 
tié de  force,  j'amenai  David  dans  ma  chambre,  où,  après  mille  et  un 
efforts,  ma  sagacité  parvint  à  réunir  les  fils  du  récit  suivant.  —  Il 
y  a  environ  dix-huit  mois,  David,  en  sortant  au  matin  du  grand 


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206  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

bazar  de  Calcutta,  suivit  machinalement  un  Européen  qui,  un  gros 
panier  d'œofs  sous  le  bras,  se  dirigeait  vers  la  colonne  dédiée  au 
général  Ochterlony.  Arrivé  au  pied  du  monument»  cet  étranger  s'in- 
stalla comfortablement  sur  le  gazon,  déposa  le  panier  entre  ses 
jambes,  puis,  prenant  un  œuf,  il  le  cassa.  Au  milieu  du  jaune,  les 
yeux  éblouis  de  David  virent  luire  un  magnifique  goldmôhur  que 
l'Européen  empocha  gravement  après  avoir  rejeté  loin  de  lui  les 
coquilles.  Cn  second,  puis  un  troisième  œuf  cassés  successivement 
apportèrent  même  tribut  à  l'heureux  possesseur  du  panier.  Ce  spec- 
tacle enflamma  la  cupidité  de  mon  serviteur,  qui  crut  avoir  découvert 
le  nid  authentique  de  la  poule  de  la  fable,  et  offrit  à  l'Européen  tout 
ce  qu'il  possédait  en  échange  de  son  trésor,  en  se  réservant  toutefois 
prudemment  le  droit  de  tenter  lui-même  la  fortune  d'un  œuf  avant 
de  donner  parole.  Un  quatrième  œuf  cassé  par  David  n'ayant  pas  été 
moins  bien  fourni  de  métal  précieux  que  ses  prédécesseurs,  le  mar- 
ché fut  conclu  au  prix  de  deux  cents  roupies  et  une  montre  d'or, 
tout  ce  que  mon  serviteur  possédait  en  ce  monde!...  Inutile  d'ajou- 
ter que  l'idiot  avait  été  victime  d'un  adroit  mystificateur,  et  qu'au 
bout  d'une  heure  tous  les  œufs  du  panier,  cassés  les  uns  après  les 
autres,  n'avaient  fourni  au  nouveau  propriétaire  rien  autre  chose 
que  les  élémens  d'une  homérique  omelette.  Depuis  lors  David,  dont 
le  catholicisme  ne  laisse  pas  que  d'être  fortement  panaché  de  su- 
perstitions hmdoues,  est  resté  poursuivi  de  l'idée  qu'il  avait  eu 
affaire  au  démon  en  personne,  et  sa  terreur  approcha  du  délire  lors- 
qu'il crut  à  deux  reprises  retrouver  son  ennemi  intime  sous  les  es- 
pèces du  général  Trufiano. 

Comment  admettre  qu'une  illustre  épée  eût  pu  jamais  jouer  à  son 
bénéfice  cette  scène  de  trop  haute  comédie?  Il  n'y  avait  pas  à  s'ar- 
rêter un  seul  instant  à  une  pareille  supposition  ! . ..  Aussi,  après  avoir 
fait  vertement  justice  de  l'erreur  de  cette  ressemblance,  je  m'ha- 
billai en  toute  hâte,  car  l'heure  du  départ  pour  la  chasse  allait  son- 
ner. Ma  toilette  achevée,  nous  montâmes  immédiatement  en  voi- 
ture, et  courûmes  au  galop  vers  le  théâtre  du  sport. 

Le  rendez-vous  avait  été  donné  au  pied  d'un  monticule  situé  au 
milieu  de  la  belle  plaine  de  Bandong.  Au  sommet  de  cette  éminence, 
sous  une  baraque  de  bois,  une  collation  composée  de  fruits  et  de 
pâtisseries  attendait  l'arrivée  des  chasseurs;  mais  quelques  esto- 
macs énergiques  firent  seuls  honneur  au  festin  matinal  préparé  par 
les  soins  du  régent  de  Bandong,  qui  avait  assumé  la  direction  de 
tous  les  détails  de  la  journée.  Les  traqueurs  commençaient  à  se 
réunir  en  bandes  nombreuses,  car  pour  cette  chasse  vraiment  royale 
Ton  avait  mis  en  réquisition  une  véritable  population,  et  sept  ou 
huit  cents  natifs  montés  sur  des  bœufs  devaient  battre  la  jungle  et 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  207 

pousser  le  gibier  devant  eux.  Le  personnel  des  chasseurs  se  compo- 
sait de  cent  cinquante  cavaliers  environ,  montés  à  poils  sur  de  pe- 
tits chevaux  pleins  de  feu.  Les  vêtemens  aux  couleurs  tranchantes 
de  ces  Nemrods  armés  uniformément  de  redoutables  kri&  donnaient 
au  rendez-vous  de  chasse  un  aspect  plein  de  gaieté  et  de  fantaisie. 
Parmi  les  chasseurs  se  distinguaient  le  régent  de  Bandong  et  son 
père.  Ce  dernier,  vieillard  de  soixante-dix  ans,  fort  vert  pour  son 
âge,  montait  avec  une  remarquable  aisance  un  cheval  arabe  d'un 
gris  bleu,  magnifique  animal  qui  lui  avait  été  récemment  envoyé 
par  Hunter  de  Calcutta,  et  dont  il  se  montrait  très  vain.  Le  vaillant 
patriarche  portait  une  veste  de  drap  vert  brodée  d'or  au  collet,  un 
pantalon  blanc  et  des  bottes  effilées  par  le  bout  en  manière  de  pou- 
laine.  Un  magnifique  kris  pendait  à  son  côté,  et  une  cravache  riche- 
ment montée,  plantée  dans  sa  ceinture,  s'élevait  entre  ses  deux 
épaules.  — Visage  fin,  froid,  énergique,  manières  parfaites,  véri- 
table type  de  sportsman  dans  toute  la  portée  de  l'expression  an- 
glaise! Peu  habitué  à  monter  à  cheval  sans  selle  et  sans  étriers, 
comme  il  faut  bien  s'y  résoudre  si  l'on  veut  traverser  au  galop  les 
grandes  herbes  de  la  plaine,  qui  à  chaque  instant  vous  lient  les 
jambes  et  menacent  de  vous  désarçonner,  inhabile  de  plus  à  ma- 
nier le  kris  javanais,  je  préférai  le  plaisir  de  la  chasse  à  tir  à  celui 
de  la  chasse  à  courre,  opinion  à  laquelle  se  rallièrent  le  général  Tru- 
fiano  et  plusieurs  planteurs  de  la  bande. 

Les  tireurs  avaient  été  placés  aux  limites  des  hautes  herbes  dans 
d'élégans  pavillons  de  bambous.  J'avais  pour  voisin  de  gauche  mon 
Ettore,  et  un  planteur  des  environs  pour  voisin  de  droite.  David, 
mon  second  fusil  en  main,  avait  pris  place  derrière  moi  dans  le  pa- 
villon ;  mais  je  ne  tardai'pas  à  me  repentir  de  lui  avoir  octroyé  cette 
marque  de  confiance.  En  proie  à  une  agitation  nerveuse  extraordi- 
nake,  le  madrassee  agitait,  dans  la  direction  du  pavillon  où  le  gé- 
néral avait  pris  place,  mon  fusil  chargé  et  armé  comme  il  aurait  pu 
le  faire  d'un  bâton  inoflfensif.  Mes  réprimandes  parvinrent,  il  est 
vrai,  à  imposer  une  immobilité  relative  à  mon  serviteur  ;  mais  toute 
mon  éloquence  ne  put  obtenir  qu'il  détournât  les  regards  eflarés 
qu'il  attachait  sur  le  pavillon  de  gauche,  comme  s'il  se  fût  attendu 
chaque  instant  à  en  voir  sortir,  au  milieu  de  l'appareil  sacramentel 
de  flammes  de  Bengale  et  de  vapeurs  sulfurées,  l'intime  ami  du 
docteur  Faust. 

La  battue  s'avançait  dans  le  lomtain,  et  bientôt  tout  entier  au 
plaisir  de  la  chasse,  je  n'attachai  plus  qu'une  importance  secondaire 
aux  faits  et  gestes  de  David.  La  plaine  était  sillonnée  à  perte  de  vue 
par  des  nuées  de  cavaliers;  devant  eux,  des  légions  de  cerfs  fuyaient 
au  grand  galop  une  mort  certaine.  L'on  entendait  au  loin  les  cris 
féroces  des  assaillans,  les  hennissemens  des  chevaux,  les  brame- 


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208  BEVUE   DES  DEUX  MONDES.  • 

mens  des  cerfs  à  Tagonie.  Les  chapeaux  pointus  des  cavaliers,  les 
kris  étincelant  au  soleil,  le  frémissement  des  hautes. herbes,  qui, 
agitées  en  tout  sens,  moutonnaient  comme  une  mer  houleuse,  à 
l'horizon  la  longue  ligne  de  buffles  aux  poils  fauves,  composaient 
un  spectacle  plein  d'originalité  et  de  poésie  dont  je  pouvais  à  peine 
détourner  mes  regards.  Soudain  un  magnifique  cerf  dont  le  bois  dé- 
passait les  hautes  herbes  s'avança  au  galop  dans  ma  direction.  L'œil 
aux  aguets,  le  cœur  haletant,  le  fusil  bien  équilibré  dans  les  deux 
mains,  je  guettais  l'instant  où  la  pauvre  bête  me  passerait  à  belle 
portée,  lorsqu'un  coup  de  feu  partit  à  mes  côtés,  et  en  me  retour- 
nant je  m'aperçus  qu*un  nuage  de  fumée  enveloppait  la  figure  de 
David.  Je  crus  d'abord  que  cet  animal  venait  d'attenter  à  ses  jours 
.pour  échapper  aux  maléfices  du  malin  esprit;  msds  une  interpella- 
tion qui  partit  au  même  instant  à  ma  gauche  m'apprit  dans  quelle 
direction  le  coup  avait  porté.  —  Corpo  di  Bacco!  l'on  veut  donc  me 
massacrer  ici?  criait  le  général  d'une  voix  rutilante.  Tu  comprends 
ma  joie  en  découvrant  que  la  maladresse  de  mon  serviteur  n'avait 
eu  d'autre  résultat  que  d'enlever  quelques  éclats  de  bois  à  la  cabane 
voisine,  et  de  me  prouver  jusqu'à  l'évidence  que  le  Trufiano  avait 
le  plomb  rageur.  Inutile  d'ajouter  que  le  coup  de  feu  échappé  à 
David  avait  mis  le  beau  cerf  en  piste.  Par  un  caprice  inexplicable 
du  sort,  tout  le  reste  de  la  journée  il  ne  me  passa  pas  un  seul  ani- 
mal à  belle  portée,  tandis  que  mes  voisins  plus  heureux  voyaient  le 
gibier  défiler  devant  eux  en  abondance.  A  bout  de  patience ,  je 
commençais  à  maugréer  contre  ma  déveine...  The  devil...  sahib... 
the  devil!  répéta  soudain  d'une  voix  sentencieuse,  en  manière  de 
consolation,  mon  domestique,  en  élevant  sa  main  droite  dans  la  di- 
rection du  pavillon  où  le  général  se  livrait  à  un  incessant  feu  de  file. 
Si  je  n'attachai  pas  grand  prix  à  ces  paroles  bien  intentionnées, 
elles  me  prouvèrent  du  moins  que  toute  ma  faconde  n'avait  pas 
réussi,  comme  je  m'en  étais  flatté,  à  exorciser  le  possédé. 

Vers  deux  heures,  la  chaleur  était  devenue  accablante,  le  besoin 
de  quelques  rafratchissemens  se  faisait  vivement  sentir,  et  les  chas- 
seurs, d'un  commun  accord,  quittèrent  leurs  postes  d'observation 
pour  se  diriger  vers  le  pavillon  du  monticule.  Les  produits  de  la 
chasse  avaient  déjà  été  réunis,  et  je  pus  compter  de  mes  yeux  qua- 
rante-cinq beaux  animaux  qui  portaient  pour  la  plupart  sur  l'épine 
dorsale  d'affreuses  balafres,  car  les  tireurs,  le  général  Trufiano  com- 
pris, avaient  eu  fort  peu  de  succès.  Un  déjeuner  fort  appétissant, 
où  la  cuisine  européenne  avait  fsdt  d'heureux  emprunts  à  la  cuisme 
native,  nous  attendait  sous  le  pavillon.  Un  pâté,  une  galantine,  les 
curries  les  plus  variés  étaient  flanqués  de  bananes,  d'ananas,  de 
pamplemousses,  de  pâtisseries  de  toute  sorte.  En  manière  de  sur- 
totttf  au  milieu  de  la  tsd)le,  s'élevait  une  pyramide  de  mangoustans. 


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•  DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JkYk.  209 

ces  délicieux  fruits  des  tropiques,  qui  arrivent  à  Java  à  leur  plus 
haute  perfection.  Un  nouveau  méfait  de  David  vint  exciter  ma  con- 
fusion et  l'hilarité  de  l'assemblée.  En  proie  à  de  secrètes  terreurs, 
le  malheureux  n'approchait  du  général  qu'avec  des  sautillemens, 
des  gambades  grotesques,  et  finit  par  déverser  sur  le  chef  d'Et- 
tore  un  magnifique  fromage  bavarois  sur  lequel  j'avais  jeté  mon  dé- 
volu depuis  le  commencement  du  repas.  Cet  accident  ne  devait  pas 
clore  la  série  des  maladresses  de  David,  et  au  moment  du  départ  je 
le  vis  déposer  un  de  mes  fusils  dans  un  étui  dont  je  n'avais  jamais  été 
propriétaire.  Je  venais  de  retirer  l'arme  de  ce  fourreau  d'emprunt, 
lorsque  sous  la  poche  mes  yeux  rencontrèrent  involontairement  deux 
mots  tracés  à  l'encre  noire,  d'une  belle  écriture  ronde,  qui  ne  pro- 
duisirent pas  moins  d'effet  sur  mon  esprit  troublé  que  les  trois  mots 
fatidiques  sur  l^sprit  de  Balthazar  et  de  ses  convives.  Ces  deux  mots 
étaient  :  Signor  Carabosso!...  Je  n'étais  pas  encore  remis  de  la 
stupeur  dont  j'avais  été  saisi  à  cette  révélation  mattendue,  que  le 
général  m'avait  assez  brusquement  pris  l'étui  des  mains  en  me  ren- 
dant le  mien  en  échange. 

Nous  eûmes  à  opérer  une  retraite  de  plus  de  deux  heures,  et  ce- 
pendant je  ne  me  rendis  aucun  compte  de  la  longueur  du  voyage, 
tant  j'étais  absorbé  par  les  événemens  énigmatiques  dont  le  hasard 
venait  de  me  donner  le  dernier  mot.  Les  renseignemens  de  la  lettre 
du  docteur  James  sur  la  nouvelle  incarnation  du  compagnon  de  l'in- 
fortuné Vinet,  le  témoignage  si  affirmatif  de  David,  le  nom  écrit  sur 
la  gaine  du  fusil,  contribuaient  également  à  établir  à  mes  yeux  im 
caractère  irrécusable  d'identité  entre  le  trop  galant  Ettore  et  il  si- 
gnor Carabosso.  Ce  fait  acquis,  je  m'expliquais  très  facilement  les 
projets  meurtriers  d'Hendrik  et  les  terreurs  de  Madeleine.  Maître 
des  secrets  de  la  jeune  femme,  le  drôle  avait  sans  doute  tenté  quel- 
que ignoble  spéculation  que  mon  honnête  ami  voulait  punir  par  le 
fer  ou  par  le  plomb.  Une  série  d'heureuses  découvertes  avait  mis  en- 
tre mes  mains  toutes  les  courroies  nécessaires  pour  museler  cet  intri- 
gant de  bas  étage  ;  aussi,  franchement  ravi  de  pouvoir  servir  la  cause 
du  bon  droit  et  de  l'amitié,  je  terminais  ma  toilette  dans  les  plus 
heureuses  dispositions  d'esprit  lorsqu'un  coup  discret  retentit  à  la 
porte  de  ma  chambre,  et  David,  ayant  sur  mon  ordre  tourné  le  bou- 
ton de  la  serrure,  se  trouva  face  à  face  avec  le  général  Trufiano. 
Éperdu  de  terreur  à  cette  vue  et  croyant  sa  dernière  heure  bien  dé- 
finitivement arrivée,  l'imbécile  sonda  d'un  regard  désespéré  les  pro- 
fondeurs du  dessous  de  mon  lit,  puis,  sans  doute  peu  satisfait  de 
la  sécurité  de  cet  asile,  d'un  bond  prodigieux  s'élança  hors  de  la 
chambre. 

Le  personn^^  qui  me  faisait  l'honneur  inespéré  d'une  visite 

TOWB  XXXI.  14 


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210  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

avait  la  mine  sévère,  la  moustache  retroussée,  la  main  droite  passée 
dans  l'ouverture  de  son  habiU  boutonné  militairement  sur  la  poitrine. 

—  Monsieur,  me  dit-il  d'une  voix  rogue,  j'espérais  que  vous 
m'apporteriez  vos  excuses  pour  les  insignes  maladresses  dont  votre 
domestique  s'est  rendu  coupable  envers  moi.  Je  suis  vraiment  peiné 
d'être  obligé  de  venir  les  chercher  moi-même,  et  de  vous  avertir 
que,  si  je  peux  fermer  les  yeux  sur  les  deux  accidens  de  cette  jour- 
née, un  troisième  m'obligerait  à  vous  demander  une  éclatante  répa- 
ration. 

La  solennité  de  ce  début,  l'air  provocateur  de  ce  général  de  co- 
médie, m'agacèrent  prodigieusement  le  système  nerveux,  et  il  me 
passa  par  la  tête  une  idée  bouffonne  que  je  résolus  instantanément 
de  mettre  en  action.  Je  repris  de  ma  voix  la  plUs  humble  :  —  Géné- 
ral, je  suis  d'autant  plus  heureux  des  ouvertures  (Jue  vous  voulez 
bien  me  faire,  que  si  elles  me  donnent  l'occasion  de  vous  présenter 
l'expression  de  mes  regrets,  elles  me  permettent  aussi  de  vous  éclai- 
rer sur  les  graves  dangers  qui  vous  menacent. 

—  Les  graves  dangers  qui  me  menacent!  répéta  Ettore  d'un  ton 
de  méprisante  surprise  digne  du  héros  troyen,  son  homonyme. 

* —  Permettez-moi  de  vous  donner  la  clé  de  ces  paroles  ambiguës. 

Et  sans  m' arrêter,  tout  d'une  haleine,  j'achevai  le  récit  du  vol  à 
l'œuf,  de  l'escroquerie,  pour  rendre  à  la  chose  son  véritable  nom, 
dont  David  avait  été  victime  au  pied  de  la  colonne  Ochterlony. 

—  Et  en  quoi  peut  me  concerner  cette  mystification?  interrompit 
mon  visiteur  avec  un  imperturbable  aplomb. 

—  Les  yeux  égarés  de  mon  serviteur  ont  retrouvé  je  ne  sais  quelle 
absurde  ressemblance  entre  vous-même  et  le  héros  de  cette  aven- 
ture, un  certain  signor  Garabosso. 

—  Signor  Garabosso!....  répéta  Ettore  avec  l'hésitation  d'un 
homme  qui  cherche  à  rassembler  ses  souvenirs  confus.  Un  presti- 
digitateur, je  crois,  qui  a  fait,  non  sans  succès,  le  tour  de  l'Inde  il 
y  a  deux... 

—  Et  qui  avait  pour  compagnon  de  voyage,  interrompis-je,  un 
de  mes  compatriotes,  le  malheureux  Yinet,  dont  Y Engliskman  ar- 
rivé par  le  dernier  vapeur  annonce  la  mort. 

Et,  pour  joindre  une  preuve  à  l'appui  de  mon  assertion,  je  dési- 
gnai du  doigt  la  feuille  étendue  sur  ma  table  où  se  trouvait  l'article 
nécrologique. 

;^^,^^ Quelle  que  fût  l'impudence  du  personnage,  la  nouvelle  de  cette 
mort,  qui  bouleversait  l'échafaudage  de  ses  perfidies,  rabattit  sen- 
âblement  son  audace. 

—  Je  ne  me  savais  pas  une  ressemblance  si  flatteuse,  reprit-il 
avec  ime  affectation  de  bonne  humeur.  Je  ne  crois  pas  toutefois 


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DEUX  JOURS  DE  SPORT  A  JAVA.  211 

abuser  de  votre  obligeance  en  vous  priant  de  bien  faire  comprendre 
à  votre  domestique  qu'il  n'y  a  rien  absolument  de  commun  entre 
M.  Carabosso  et  moi. 

—  Vous  connaissez  comme  moi  les  natifs  de  l'Inde  ;  mieux  que 
moi,  vous  savez  sans  doute  combien  il  est  diiBcile  de  les  faire  renon- 
cer à  une  idée  qui  s'est  une  fois  nichée  dans  leur  cervelle.  Le  pire 
de  la  situation,  c'est  que  mon  serviteur  croit  avoir  eu  affaire,  au  pied 
de  la  colonne  Ochterlony,  non  pas  au  signor  Gar2d}osso,  mais  au 
diable  en  personne  I  —  Je  poursuivis  à  demi-voix  en  accentuant  mes 
paroles  de  la  façon  la  plus  dramatique  :  J'avais  pu  croire  qu'un  fatal 
hasard  avait  fait  partir  ce  matin  le  coup  de  feu  dans  votre  direction; 
hélas!  le  doute  même  ne  m'est  plus  permis.  Ce  soir,  en  rentrant 
de  la  chasse,..^ j'ai  surpris  David  qui,  dans  le  plus  profond  mys- 
tère, façonnait  avec  des  roupies,  à  cette  même  place  où  vous  êtes, 
un  lingot  d'argent!...  Puis-je  douter  un  seul  instant  que  ce  lingot 
ne  vous  soit  destiné? 

—  Ah  çà!  mais  c'est  un  affreux  guet-apens,  un  sanguinaire  com- 
plot!... Je  vais  de  ce  pas  dénoncer  cet  enragé  à  la  police  et  me 
mettre  sous  la  protection  des  lois,  poursuivit  Ettore,  qui  à  cette 
révélation  inattendue  perdit  bien  décidément  la  tête. 

Je  ne  me  fis  aucun  scrupule  de  profiter  de  mes  avantages,  et 
continuai: —  Votre  perplexité  n'est  pas  plus  grande  que  la  mienne» 
et  depuis  que  j'ai  découvert  les  projets  sanguinaires  de  mon  servi- 
teur, je  cherche  en  vain  à  protéger  vos  jours. 

—  Vous  êtes  bien  bon  !  reprit  le  soi-disant  homme  de  guerre  avec 
attendrissement. 

—  Renvoyer  David  de  mon  service,  c'est  mettre  à  vos  trousses 
un  loup  enragé,  un  tigre  dévorant!  Le  dénoncer  à  l'autorité?  Où 
sont  les  preuves  de  l'attentat  dirigé  contre  vos  jours?  Si  j'avais  un 
avis  à  donner  dans  cette  grave  affaire,  je  vous  conseillerais  de 
quitter  le  pays  sans  délai  pour  retourner  auprès  de  votre  auguste 
maître.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  je  prends  d'honneur  l'en- 
gagement de  tenter  tous  mes  efforts  pour  emmener  David  avec  moi 
en  Europe,  où  des  affaires  importantes  m'appelleront  avant  peu. 

—  Excellente  idée,  que  je  mettrais  immédiatement  à  exécution  si 
la  chose  était  possible!...  Le  flibustier,  dont  les  instincts  de  fourbe- 
rie ne  se  démentirent  pas,  ajouta  après  une  pause  :  —  J'attends  à 
chaque  instant  une  lettre  de  change  de  l'Inde,  et  dois  vous  avouer 
en  toute  humilité  que  mes  finances  sont  en  ce  moment  au  plus  bas. 

A  ces  paroles,  ime  inspiration  soudaine  traversa  mon  cerveau;  je 
compris  d'instinct  toute  l'importance  qu'il  y  avait  pour  mes  amis  à 
tenir  pieds  et  poings  liés  entre  mes  mains  un  pareil  adversaire,  et 
pour  arriver  à  ce  résultat  je  n'hésitai  pas  à  sacrifier  quelque  argent. 


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212  BEYCE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Que  ne  le  dîsiez-vous  plus  tôt,  mon  cher  général  1  repris-je  d'une 
voix  pleine  de  bonhomie...  Ne  suis-je  pas  trop  heureux  de  pouvoir 
mettre  ma  bourse  à  votre  service?...  Que  vous  faut-il? 

—  Cinq  cents  florins  assureront  mes  frais  de  passage  jusqu'à 
Calcutta,  où  je  trouverai  d'amples  ressources,  répondit  Ettore  avec 
plus  de  discrétion  que  je  n'en  attendais  de  sa  part. 

Je  tirai  immédiatement  une  liasse  de  billets  de  mon  tiroir,  et  pen- 
dant que  d'une  main  je  comptais  la  somme  demandée,  de  l'autre 
j'indiquai  à  mon  visiteur  une  table  où  se  trouvaient  tous  les  objets 
nécessaires  pour  écrire.  Le  flibustier  saisit  le  geste  au  vol,  et  eut 
bientôt  rédigé  et  signé  un  reçu  des  plus  en  règle. 

Ce  document  une  fois  entre  mes  mains,  la  victoire  était  assurée, 
et  je  repris  d'un  ton  qui  ne  souffrait  pas  de  répliqjie  :  —  Mon  cher 
monsieur,  vous  étiez  connu  dans  l'Inde  anglaise  sous  le  nom  de  Ga- 
rabosso,  et  en  Europe  sous  un  autre  nom  qu'il  est  inutile  de  recher- 
cher. La  pièce  que  vous  venez  de  me  remettre  est  un  faux  dans 
toute  l'acception  du  mot,  dont  cependant  vous  n'entendrez  jamds 
parler  tant  que  ni  mes  amis  ni  moi  n'aurons  à  nous  plaindre  de 
vous.  Tenez  pour  certain  toutefois  que  du  jour  où  vous  voudriez 
abuser  des  secrets  d'une  malheureuse  femme,  cet  écrit  serait  immé- 
diatement remis  à  la  justice,  et  que  je  n'épargnerais  ni  soins  ni  dé- 
penses pour  vous  faire  récompenser  suivant  vos  mérites...  A  bon 
entendeur  salut...  Dans  une  heure  soyez  parti. 

Ce  brusque  dénoûment  tomba  comme  une  pluie  glacée  sur  la  tête 
du  drôle,  qui,  stupéfait  et  confus,  quitta  la  chambre  d'un  pas  chan- 
celant... Une  heure  après,  au  moment  où  Ton  allait  se  mettre  à 
table,  le  roulement  d'une  voiture  m'apprit  que  Garabosso-Trufiano, 
docile  à  mes  avis,  prenait  la  route  de  Batavia. 

Je  viens  de  t' entretenir  si  longuement  du  passé  et  du  présent  que 
je  dois  laisser  à  une  autre  plume  le  soin  de  te  parler  de  l'avenir.  Je 
ne  crois  pas  toutefois  être  indiscret  en  te  disant  que  depuis  le  jour  où 
j'ai  communiqué  à  Madeleine  la  correspondance  du  docteur  James, 
sa  figure  rayonne  de  bonheur.  De  plus,  puis- je  omettre  qu'hier, 
dans  notre  promenade  du  soir,  Hendrik ,  faisant  allusion  aux  pro- 
jets homicides  qu'il  a  nourris  contre  il  signor  Carabosso,  ajoutsdt 
qu'avant  peu  il  ferait  de  nouveau  appel  à  mon  amitié  et  me  deman- 
derait encore  de  lui  servir  de  témoin,  sinon  de  second? 

A  toi.        ROGBR. 

M^*^  Fridolin. 


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DE 


NOS  DERNIERS  BUDGETS 


DE  L'AUGMENTATION  DES  DÉPENSES 


i.  —  Rapport  an  nom  de  la  commission  da  corps  législatif  sur  le  budget  de  1860.  ~  n.  Rapport 
au  nom  de  la  commission  du  corps  législatif  sur  le  budget  de  1861. 


Il  y  a  déjà  plus  de  trente  ans,  lorsque  le  budget  de  la  France 
atteignit  pour  la  première  fois  le  chiffre  d'un  milliard,  on  raconte 
qu'un  jeune  député,  devenu  depuis  ministre,  et  ministre  célèbre, 
répondit  aux  membres  de  l'opposition,  qui  trouvaient  ce  chiffre  exor- 
bitant :  ((  Vous  vous  étonnez  que  nous  soyons  arrivés  à  un  budget 
d'un  milliard;  eh  bien!  saluez-le,  ce  milliard!  Vous  ne  le  reverrez 
plus!  »  Depuis  ce  jour  en  effet,  notre  budget  ne  fit  que  s'accroître 
d'année  en  année;  il  atteignit  bientôt  1  milliard  200  millions,  puis 
1  milliard  500  millions,  et  le  voilà  aujourd'hui  à  2  milliards  (1). 
Faudra-t-il  encore  saluer  ce  deuxième  milliard,  comme  on  a  salué 
le  premier,  pour  ne  plus  le  revoir?  On  serait  tenté  de  le  croire; 
chaque  année,  les  dépenses  augmentent.  On  répond,  il  est  vrai,  à 

(1)  Le  budget  de  1857,  évalué  en  dépenses  à  1  milliard  699  millions,  chiffres  ronds, 
ayant  été  réglé  à  1  milliard  872  millions,  et  celui  de  1858,  évalué  à  1  milliard  716  mil- 
lions, paraissant  devoir  Têtre  à  1  milliard  858  millions  (nous  ne  parlons  pas  de  celui  de 
i85^,  qui  a  été  un  budget  de  guerre),  il  est  probable  que  celui  de  1860,  évalué,  comme 
budget  de  paix,  en  dépenses  à  1  milliard  825  millions,  ne  se  soldera  guère  au-dessous  de 
â  milliards.  Le  budget  de  1861  dépasse  encore  de  19  millions  celui  de  1860. 


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21i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ceux  qui  se  récrient  contre  Ténormité  de  nos  budgets  que  cette 
augmentation  incessante  est  une  conséquence  forcée  du  progrès  de 
la  richesse  publique.  Qu'importe,  dit-oi),  que  le  budget  soit  aujour- 
d'hui de  2  milliards,  si  le  fonds  de  la  richesse  sociale  s'est  accru  en 
proportion,  si  la  France  paie  aujourd'hui  ce  budget  de  2  milliards 
plus  facilement  qu'elle  ne  payait  1  milliard  il  y  a  trente  ans  et 
1  milliard  500  millions  il  y  a  dix  ans?  Rien  n'est  absolu  dans  le 
chiffre  d'un  budget,  tout  y  est  relatif  aux  facultés  des  contribuables. 
L'Autriche  est  plus  gênée  avec  un  budget  de  315  millions  de  florins 
(budget  de  1858)  que  la  France,  que  l'Angleterre  surtout,  avec  un 
budget  de  2  milliards. —  C'est  ainsi  qu'on  prétend  justifier  les  aug- 
mentations incessantes  du  budget  et  prouver  que  nous  ne  payons 
pas  plus  que  nous  ne  devons  payer.  A  cela  nous  avons  deux  réponses 
à  faire  :  la  première,  c'est  qu'en  bonne  justice  il  n'est  pas  vrai  qu'un 
pays  doive  payer  plus  d'impôts  à  mesure  qu'il  est  plus  riche  ;  la 
seconde,  qu'on  peut  se  faire  illusion  sur  le  caractère  de' cette  ri- 
chesse et  sur  les  ressources  qui  en  dérivent. 

Montesquieu  a  dit  :  «  Il  n'y  a  rien  que  la  sagesse  et  la  prudence 
doivent  plus  régler  que  cette  partie  (en  parlant  de  la  richesse)  qu'on 
ôte  aux  sujets.  Ce  n'est  pas  à  ce  que  le  peuple  peut  donner  qu'il 
faut  mesurer  les  impôts,  mais  à  ce  qu'il  doit  donner.  Il  ne  faut  point 
prendre  au  peuple  sur  ses  besoins  réels  pour  des  besoins  de  l'état 
imaginaires.  »  Cette  pensée  est  une  de  celles  qu'on  devrait  mettre 
le  plus  souvent  sous  les  yeux  de  l'administration,  toujours  disposée 
à  considérer  la  richesse  publique  comme  la  sienne,  u  L'état,  c'est 
moi,  »  disait  Louis  XIY;  cette  maxime  règne  toujours.  On  voit  plus 
d'un  gouvernement  qui,  sans  se  croire  propriétaire  absolu,  dans  le 
sens  que  l'entendait  Louis  XIV,  des  biens  de  ses  sujets,  croit  au 
moins  avoir  sur  ces  biens  un  droit  assez  étendu  pour  justifier  toutes 
les  augmentations  d'impôts  qu'il  lui  plaît  d'établir.  S'il  ne  se  consi- 
dère pas  comme  propriétaire,  il  se  considère  au  moins  comme  asso- 
cié :  à  ce  titre,  non -seulement  il  prend  sans  le  moindre  scrupule 
le  surplus  des  revenus  produits  par  l'augmentation  naturelle  de  la 
richesse,  mais  il  établit  encore  de  nouveaux  impôts,  et  il  se  croit 
suflisamment  justifié,  s'il  prouve  que  les  nouveaux  impôts  ne  dé- 
passent pas  la  mesure  de  cette  augmentation,  comme  si  la  richesse 
publique  lui  devait  une  prime  en  raison  de  son  développement.  On 
semble  trouver  tout  simple  que  la  France  paie  davantage  lorsqu'elle 
est  plus  riche,  et  personne  ne  réfléchit  à  ce  qu'est  l'impôt  pour  ce- 
lui qui  le  reçoit  comme  pour  celui  qui  le  paie. 

Pour  celui  qui  le  reçoit,  c'est-à-dire  pour  l'état,  l'impôt  est  uni- 
quement le  prix  des  services  qu'il  rend  à  la  société.  L'état  n'est 
point  un  être  abstrait  qui  sût  des  droits  en  dehors  de  ceux  qu'il 


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DERIXIERS  BUDGETS   DE   LA  FRANCE.  215 

tient  de  là  société.  Autrefois,  sous  une  monarchie  légitime,  où  la 
souveraineté  était  en  dehors  de  la  nation  une  espèce  de  droit  pré- 
éminent et  supérieur,  on  pouvait  soutenir  que  la  nation  était  tenue 
envers  cette  souveraineté  à  certains  hommages,  qu'elle  lui  devait 
notamment  une  partie  de  sa  fortune,  comme  elle  devait  la  dlme  au 
clergé.  Il  n'en  est  plus  ainsi  aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  de  souverai- 
neté en  dehors  de  la  nation;  il  n'y  a  plus  qu'un  gouvernement  qui 
est  son  mandataire  pour  l'administrer  le  plus  économiquement  pos- 
sible, et  auquel  on  ne  doit  d'impôts  que  dans  la  mesure  exacte  des 
services  qu'il  rend.  Par  conséquent,  pour  apprécier  la  légitimité  des 
sommes  qu'on  paie  à  l'état,  ce  n'est  point  à  la  richesse  des  con- 
tribuables qu'il  faut  les  mesurer,  mais  au  droit  qu'a  l'état  de  les 
demander.  Autrement  ce  serait  prétendre  que  celui  qui  achète  un 
objet  doit  le  payer  en  raison  de  sa  fortune,  non  en  raison  de  la  va- 
leur de  l'objet  lui-même.  Toute  la  question  est  donc  de  savoir  si  les 
services  à  rendre  par  l'état  augmentent  en  raison  des  progrès  de  la 
richesse  publique. 

II  ne  faut  pas  ranger  assurément  parmi  les  causes  d'augmentation 
de  dépenses  l'intervention  financière  de  l'état  dans  les  grands  tra^ 
vaux  d'utilité  publique.  Dans  une  société  qui  n'est  pas  riche,  toute 
entreprise  d'intérêt  général  s'exécute  aux  frais  de  l'état.  C'est  lui 
qui  fait  les  routes,  creuse  les  canaux,  ouvre  les  ports,  embellit  les 
villes.  Nul  ne  peut  le  suppléer  dans  cette  action,  parce  que  nul 
n'en  a  les  moyenà;  mais  à  mesure  que  la  richesse  publique  se  dé^ 
veloppe,  l'intervention  de  l'état  devient  moins  nécessaire  :  il  trouve 
des  compagnies  qui,  moyennant  une  certaine  redevance,  se  chargent 
de  la  plupart  de  ces  travaux.  En  Angleterre  et  aux  États-Unis,  les 
deux  pays  où  la  richesse  se  développe  le  plus  vite,  il  n'y  a  point  de 
budget  des  travaux  publics. 

Nous  sommes  loin  en  France  de  cet  idéal  de  l'abstention  gouver- 
nementale; mais  on  peut  constater  que  l'intervention  de  l'état  dans 
les  grands  travaux  d'utilité  publique  y  devient  de  jour  en  jour  moins 
importante.  L'état  par  exemple  a  contribué  pour  des  sommes  consi- 
dérables à  l'établissement  de  nos  chemins  de  fer;  c'est  lui  qui,  en 
vertu  de  ce  qu'on  a  nommé  le  système  de  la  loi  de  1842,  a  fait  les 
terrassemens,  les  travaux  d'art  de  la  plus  grande  partie  des  chemins 
qui  constituent  aujourd'hui  le  réseau  principal.  Neuf  cents  millions 
ont  été  dépensés  par  lui,  tant  sous  cette  forme  que  sous  celle  de 
subvention.  A  mesure  que  la  richesse  publique  s'est  accrue,  l'état 
n'a  plus  eu  besoin  de  faire  les  mêmes  sacrifices;  de  puissantes  asso- 
ciations financières  se  sont  chargées,  à  peu  près  à  leurs  risques  et 
périls,  de  continuer  le  réseau,  et  aujourd'hui  on  n'accorde  pas  pour 
les  embranchemens  les  moins  fructueux  qui  traversent  les  contrées 


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216  BEVUE  DQS  DEUX  MONDES. 

les  plus  stériles,  pour  ce  qui  constitue  ce  qu'on  appelle  le  troisième 
réseau,  ce  qu'on  accordait  autrefois  pour  le  réseau  principal,  pour 
la  ligne  de  Paris  à  Strasbourg,  pour  celle  de  Paris  à  Bordeaux  (!)• 
Il  a  été  dépensé,  en  travaux  de  ce  genre,  de  1855  à  la  fin  de  185S, 
la  somme  de  1  milliard  898  miUions,  dont  lâO  par  Vétat,  et  le  reste, 
soit  1  milliard  768  millions,  par  des  compagnies  particulières,  sauf 
quelques  millions  de  subvention  accordés  par  les  communes.  — 
Pourquoi  l'état  intervient-il  moins  aujourd'hui?  Précisément  parce 
que  la  richesse  publique  s'est  développée. 

Il  n'est  qu'une  dépense' qui  soit  réellement  susceptible  d'augmen- 
ter en  raison  même  du  progrès  de  la  richesse  publique  :  c'est  le  trai- 
tement des  employés;  mais  on  peut  tout  au  plus  évaluer  à  12  oa 
15  millions  le  supplément  de  dépense  affecté  à  cet  emploi.  Encore 
est-il  permis  de  dire  qu'on  pourrait  peut-être  regagner  par  la  di- 
minution du  nombre  des  employés  ce  que  l'on  perd  par  l'élévation 
des  traitemens.  Il  est  certain  que  nous  avons  en  France  une  admi- 
nistration très  coûteuse,  plus  coûteuse  que  partout  ailleurs.  Serait-îl 
donc  impossible  de  réduire  le  nombre  des  employés  en  obéissant  à 
la  loi  du  progrès,  qui  cherche  à  simplifier  le  travail  et  arrive  aa 
même  résultat  avec  moins  de  frais?  Cependant,  si  le  travail  se  sim- 
plifie, dira-t-on,  la  besogne  augmente;  par  conséquent  le  résultat 
est  le  même.  Ceci  peut  être  vrai  pour  une  administration  particu- 
lière, dont  les  profits  s'élèvent  en  raison  du  développement  des  af- 
faires, et  où  les  employés  sont  les  instrumens  de  ce  développement. 
Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'état.  L*état  n'a  aucun  intérêt  à  don- 
ner de  l'extension  à  ses  affaires,  puisqu'il  n'en  tire  aucun  profit. 
D'ailleurs  pourquoi  s'étendraient-elles?  Serait-ce  que  l'état  aurait 
besoin  d'intervenir  davantage?  Il  nous  semble  que  c'est  plutôt  le 
contraire  qui  doit  avoir  lieu,  car,  nous  le  répétons,  plus  la  société 
est  riche ,  plus  elle  est  en  mesure  de  faire  ses  propres  affaires  et  de 
se  passer  de  l'intervention  de  l'état.  Et -puis  serait- il  donc  impos- 
sible que  l'état  fit  comme  tout  le  monde,  qu'il  eût  moins  d'em- 
ployés pour  fsdre  plus  de  besogne?  Supposons  pour  un  moment  que 
radministration  publique  de  la  France  ait  été  donnée  à  ferme  à  une 
compagnie  particulière  :  croit-on  que  cette  compagnie  aurait  aug- 
menté le  nombre  de  ses  employés  en  raison  de  l'accroissement  des 
affaires?  Ce  qui  est  certain  au  contraire,  c'est  que  le  nombre  des 
employés  de  cette  compagnie  serait  bien  inférieur  à  celui  des  em- 
ployés de  l'état.  On  ne  peut  exiger  que  l'état  administre  aussi  éco- 

(1)  On  peut  se  rendre  compte  par  un  chiffre  de  cette  différence  de  Tintervention  de 
rétat  dans  les  grands  trayaux  d*utilité  publique.  En  iS4G,  les  travaux  extraordinaires 
figuraient  au  budget  pour  160  millions,  en  1847  pour  177  millions  i/2;  ils  ne  figurent  plu» 
que  pour  31,600,000  fir.  au  budget  de  1860  et  pour  31,000,000  fr.  à  celui  de  1861. 


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DERNIEBS  BUDGETS  DE  Lk   FBANGE.  217 

Bomiquement  que  le  ferait  une  compagnie,  mais  oh  peut  demander 
qu'il  n'augmente  pas  ses  frais  d'administration  dans  une  propor- 
tion aussi  considérable  qu'il  l'a  fait  depuis  plusieurs  années.  Si  l'on 
compare,  à  onze  ans  d'intervalle,  de  1847  à  1858,  les  dépenses  or- 
dinaires exigées  par  le  service  général  des  ministères,  on  trouve  que 
SUT  ce  simple  service  il  y  a  une  augmentation  de  152  millions  (1). 

De  1854  à  1859,  tant  pour  la  guerre  de  Grimée  que  pour  celle 
d'Italie,  l'état  a  emprunté  2  milliards,  imposant  au  pays,  avec  l'a- 
mortissement, une  charge  annuelle  de  plus  de  100  millions.  La 
dette  publique  a  encore  augmenté  parce  qu'on  a  voulu  combler  les 
déficits  ordinaires  du  budget,  et  si  l'on  n'a  point  fait  en  ce  sens 
d'emprunt  direct,  on  a  du  moins  profité  des  emprunts  faits  en  vue 
de  la  guerre  pour  en  appliquer  une  partie  à  mettre  nos  budgets  en  . 
équilibre.  C'est  ainsi  notamment  qu'ont  été  équilibrés  les  budgets 
de  1857  et  de  1858,  avec  les  excédans  des  emprunts  contractés  pour 
la  guerre  de  Crimée,  et  si  le  budget  actuel  se  solde  en  équilibre,  il 
le  devra  certainement  à  une  partie  des  ressources  disponibles  de 
l'emprunt  pour  la  guerre  d'Italie.  Certes  on  nous  accordera  que  ces 
deux  causes  d'augmentation  de  la  dette  publique,  —  la  guerre  et 
les  déficits  du  budget,  —  sont  des  causes  exceptionnelles,  et  qui  ne 
sont  pas  liées  fatalement  au  progrès  de  la  richesse.  Et  si  le  pays  doit 
payer  plus  d'impôts  à  raison  de  ces  charges,  il  les  paie  à  titre  oné- 
reux, et  nullement  comme  le  prix  d'un  service. 

Maintenant  qu'est-ce  donc  que  l'impôt  pour  celui  qui  le  paie? 
Ce  n'est  pas  seulement  un  prélèvement  sur  la  richesse  du  contri- 

(i)  En  voici  le  tableau  emprunté  pour  le  budget  de  4847  à  la  loi  du  8  mars  1850,  et 
pour  le  budget  de  1858  au  projet  de  règlement  qui 'est  en  ce  moment  soumis  au  corps 
législatif: 

1847.  1858. 

Ministère  de  la  justice 27,393,000  fr.         26,450,000  fr. 

—  des  cultes 38,813,000  46,852,000 

—  des  affaires  étrangères 10,120,000  10,953,000 

—  de  l'instruction  publique 18,275,000  20,523,000 

^       de  rintérieur 1 33,330,000  186,595,000 

. —  de  Tagriculture  et  du  commerce...  14,015,000  j 

—  des  travaux  publics 69,474,000  }      ^'^''^^^^ 

—  des  finances 20,449,000  >  21,828,000 

—  delaguerre. .-..  340,316,000  365,748,000 

—  de  la  marine 109,356,000  133,426,000 

—  d'état. »  9,863,000 

—  de  TAlgérie  et  des  colonies. »  38,067,000 

Totaux 790,541,000  fr.        942,881,000  fr. 

Et  Tannée  1847,  que  nous  prenons  pour  point  de  comparaison,  a  été  une  année  excep- 
tionnelle, traversée  par  la  disette,  et  où  par  conséquent  les  dépenses  ont  été  plus  fortes 
qu*à  l'ordinaire. 


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218  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

buable,  une  diminution  de  jouissance  :  c'est  le  plus  souvent  un 
prélëyement  opéré  sur  le  strict  nécessaire.  Cette  considération  n'est 
pas  la  seule  d'ailleurs  qui  ait  son  importance.,  «  Il  est  certain,  dit 
Vauban,  que  plus  on  tire  des  peuples,  plus  on  ôte  de  l'argent 
au  commerce,  et  celui  du  royaume  le  mieux  employé  est  celui  qui 
demeure  entré  ses  mains,  où  il  n'est  jamais  ni  inutile,  ni  oisif.  »  A 
l'époque  où  parlait  ce  grand  homme,  l'on  ne  connaissait  pas  bien 
encore  l'utilité  de  l'argent  et  sa  puissance  productive.  Aujourd'hui 
il  n'y  a  plus  guère  de  capitaux  oisifs;  tout  ce  qu'on  paie  au  fisc 
sous  forine  d'impôts  est  enlevé  au  conunerce  et  à  l'industrie,  et  di- 
minue non-seulement  la  richesse  présente,  mais  la  richesse  future. 
Prenons  un  exemple,  supposons  que  l'état,  à  force  d'économie  et 
sans  porter  atteinte  à  aucun  service  essentiel,  opère  une  réduction 
de  200  millions  sur  un  budget  de  2  milliards  :  voilà  200  millions  de 
plus  ajoutés  à  l'épargne  annuelle  du  pays;  par  conséquent,  si  elle 
est  aujourd'hui  de  6  à  700  millions,  comme  gn  l'admet,  elle  arrive 
immédiatement  à  8  ou  900  millions.  Supposons  maintenant  que  ces 
200  millions,  appliqués  à  des  travaux  utiles,  n'augmentent  le  revenu 
annuel  que  de  10  pour  100  :  au  bout  de  sept  ou  huit  ans,  avec  les  in- 
térêts composés,  la  somme  est  doublée,  et  l'épargne  du  pays  atteint 
près  de  1  milliard  100  millions  au  lieu  de  6  ou  700  millions  qu'elle 
comprend  aujourd'hui.  Appliquez  ce  calcul  à  un  laps  de  temps  plus 
considérable  et  faites  la  réduction  plus  forte;  supposons  par  exemple 
qu'on  ait  pu  s'en  tenir  à  ce  milliard  qui,  il  y  a  trente  ans,  scandali- 
sait si  fort  l'opposition,  et  l'on  pourra  calcider  quel  eût  été  le  déve- 
loppement de  la  richesse  publique  sans  cette  augmentation  progres- 
sive des  dépenses  du  budget.  Il  est  bien  entendu  qu'en  parlant 
des  dépenses  improductives  de  l'état,  nous  ne  faisons  allusion  qu'à 
celles  qu'on  pourrait  épargner  sans  porter  atteinte  aux  services  es- 
sentiels; il  y  a  dans  les  dépenses  de  l'état  des  dépenses  qui  sont  pro- 
ductives au  plus  haut  degré,  celles  par  exemple  qui  ont  fapport  au 
maintien  de  l'ordre,  à  l'administration  de  la  justice  et  à  la  sécurité 
du  territoire. 

Non-seulement  un  pays  ne  doit  pas  payer  plus  d'impôts  par  cela 
seul  qu'il  est  plus  riche,  mais  on  peut  encore  se  faire  illusion  sur 
la  nature  de  sa  richesse  et  sur  les  ressources  qu'elle  peut  fournir 
en  tout  temps.  Pour  que  la  France  paie  aujourd'hui  un  budget  de 
2  milliards  aussi  facilement  qu'elle  payait  il  j  a  trente  ans  un  bud- 
get d'un  milliard,  il  faut  que  la  fortune  publique  ait  doublé  depuis 
cette  époque.  Est-il  bien  sûr  qu'il  en  soit  ainsi?  S'il  est  vrai  que  la 
fortune  mobilière  ait  considérablement  augmenté,  qu'il  y  ait  aujour- 
d'hui une  masse  de  valeurs  industrielles  et  autres  dont  la  moitié 
n'existait  point  autrefois,  s'il  est  vrai  encore  que  notre  conunerce 


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DERNIEBS  B13DGETS  DE   LA  FRANCE.  219 

extérieur  ait  triplé  depuis  trente  ans,  il  n'est  pas  moins  vrai  que  la 
fortune  immobilière  n'a  pas  suivi  le  même  progrès»  et  que  les  pro^ 
priétaires  d'immeubles  sont  loin  d'avoir  doublé  leurs  revenus;  on 
pourrait  même  dire  que  depuis  quelques  années,  et  par  suite  des 
efforts  portés  presque  exclusivement  vers  l'industrie  et  le  com- 
merce, les  revenus  du  sol  demeurent  à  peu  près  stationnaires.  Ad- 
mettons cependant  que  le  progrès  de  la  fortune  mobilière  forme 
une  compensation  suffisante,  et  qu'on  soit  en  effet'  assez  riche  pour 
payer  aujourd'hui  un  budget  de  2  milliards  aussi  facilement  qu'on 
payait  un  milliard  il  y  a  plus  de  trente  ans  :  faut-il  en  conclure  qu'il 
en  sera  toujours  ainsi?  La  fortune  mobilière  est  celle  qui  jette  le 
plus  d'éclat  sur  un  pays  et  qui  répand  le  plus  de  bien-être,  mais 
c'est  aussi  celle  qui  est  le  plus  facilement  atteinte.  Qu'une  crise  un 
peu  sérieuse  se  déclare,  et  immédiatement  la  situation  de  cette  for- 
tune est  complètement  changée  :  elle  n'est  pas  détruite  assurément, 
les  usines  continuent  à  exister,  les  marchandises  sont  en  magasin, 
et  les  chemins  de  fer  restent  debout  avec  tout  leur  matériel  ;  mais 
comme  les  usines  ne  fonctionnent  plus  qu'à  grand' peine,  que  les 
marchandises  ne  se  vendent  pas,  et  que  les  chemins  de  fer  ont  beau- 
coup moins  de  trafic,  les  revenus  qu'on  en  tire  sont  considérable- 
ment diminués;  cependant  c'est  sur  la  continuité,  sur  l'augmenta- 
tion même  de  ces  revenus,  qu'est  établi  le  budget  de  2  milliards. 
Un  budget  qui  a  besoin  pour  se  tenir  en  équilibre  de  tous  les  re- 
venus que  donne  l'extrême  développement  de  la  fortune  mobilière 
est- il  établi  sur  des  bases  bien  solides?  Les  revenus  qui  augmentent 
surtout  avec  le  progrès  de  la  fortune  mobilière,  avec  la  consomma- 
tion, sont  les  revenus  indirects  :  eh  bien  !  sait-on  ce  que  deviennent 
ces  revenus  en  temps  de  crise?  M.  le  rapporteur  du  budget  de  1861 
au  corps  législatif  nous  dit  que  de  1847  à  1848  ces  revenus  ont 
baissé  de  824  millions  à  683  millions,  c'est-à-dire  diminué  de 
141  millions.  Aujourd'hui  ces  revenus  atteignent  1,100  millions;  ils 
ont  été  de  1,094  millions  en  1859.  Sait-on  ce  qu'ils  deviendraient 
au  lendemain  d'une  crise  un  peu  sérieuse?  Le  moindre  ralentisse- 
ment dans  les  affaires  suffit  pour  en  arrêter  le  progrès;  ainsi  l'aug- 
mentation, qui  avait  encore  été  de  36  millions  en  1858  sur  1857,  n'a 
plus  été  que  de  3  millions  en  1859  sur  1858,  et  cela  tout  simple-^ 
ment  parce  que  la  guerre  d'Italie  avait  jeté  quelques  inquiétudes 
dans  les  esprits. 

On  voit  combien  cette  partie  de  la  fortune  publique  est  précaire 
et  combien  les  calculs  qui  en  dérivent  peuvent  être  facilement  dé- 
rangés. Supposons  qu'au  moment  d'une  guerre  générale  ou  d'une 
révolution  le  chiffre  des  revenus  indirects  diminue  de  200  millions  : 
cette  supposition  n'a  rien  d'exagéré,  comparée  au  chiffre  auquel  ces 


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220  BEYUE   DES   DEUX  MONDES. 

revenus  sont  aujourd'hui  arrivés;  évaluons  au  même  chiffre  la  dé- 
pense supplémentaire  qui  naîtrait  d'une  telle  crise,  car  si  les  reve- 
nus diminuent,  il  n'en  est  pas  de  même  des  dépenses  (1).  Alors 
en  effet  surgissent  des  besoins  extraordinaires  auxquels  il  faut 
pourvoir  à  tout  prix  :  ce  sont  les  grands  travaux  d'utâité  publique 
que  les  compagnies  abandonnent  et  que  l'état  est  obligé  d'exécu- 
ter, sous  peine  de  voir  les  ateliers  déserts  et  les  ouvriers  sur  le 
pavé;  ce  sont  des  aides  de  toute  nature  qu'il  est  obligé  de  prêter 
au  commerce  et  à  l'industrie,  alors  que  le  plus  souvent  ses  soin» 
sont  réclamés  par  des  complications  extérieures.  Par  conséquent, 
avec  200  millions  de  moins  dans  les  revenus  ordinaires  et  200  mil- 
lions de  plus  dans  les  dépenses,  on  est  immédiatement  en  pré- 
sence d'un  déficit  de  âOO  millions.  En  1848,  la  différence  entre 
les  ressources  et  les  dépenses  a  été  de  560  millions,  qu'il  fallut 
se  procurer  par  des  moyens  extraordinaires,  notamment  l'impôt  des 
A5  centimes  sur  la  propriété  foncière,  la  consolidation  en  rentes 
des  fonds  de  caisses  d'épargne  et  des  bons  du  trésor,  l'emprunt 
à  la  Banque  de  France,  etc.  Si  nous  avions  de  nouveau  les  mêmes 
diiBcultés  à  traverser,  il  est  douteux  que  notre  situation  fût  meil- 
leure. La  dette  flottante,  liquidée  en  1848,  se  trouve  revenue  à 
759  millions  (2)  contre  630,  qu'elle  atteignait  en  1848  (3)  ;  la  dette 
publique  est  augmentée  de  3  milliards  275  millions  (de  5  milliards 
838  millions  à  9  milliards  113  millions),  et  le  budget  en  prévi- 
sion est  de  1  milliard  844  millions  pour  1861  contre  1  milliard 
446  millions  pour  1848.  Le  trésor  avait  alors  quelques  ressources  ex- 
traordinaires; il  se  trouvait  notamment  créancier  de  sommes  assez 
considérables  qu'il  avait  avancées  aux  compagnies  de  chemins  de 
fer.  Aujourd'hui  les  ressources  extraordinaires  du  trésor  sont  à  peu 
près  nulles;  on  n'aurait,  tant  pour  liquider  la  dette  flottante  que 
pour  faire  face  aux  besoins  extraordinaires  qui  naîtraient  de  la  crise, 
que  le  recours  à  l'emprunt  ou  à  des  impôts  nouveaux.  On  a  beau- 
coup blâmé  la  république  de  son  impôt  extraordinaire  des  45  cen- 
times. Certes  rien  ne  contribua  davantage  à  la  discréditer;  il^luî 
fallait  cependant  recourir  à  l'impôt  direct  ou  à  l'emprunt.  Elle  ne 
pouvait  pas  s'adresser  aux  impôts  indirects  :  les  impôts  indirects, 
avec  leur  augmentation  progressive ,  sont  une  ressource  excellente 
en  temps  ordinaire;  mais  en  temps  de  crise,  loin  d'augmenter,  ils 
diminuent,  sans  que  cette  dimmution  puisse  être  compensée  par 

(1)  En  1848,  le  budget,  évalué  d'abord  à  1  milliard  446  millions,  a  été  réglé  définitive- 
ment à  1  milliard  746  millions,  dépassant  ainsi  de  300  millions  les  charges  prévues. 

(2)  Rapport  de  la  commission  du  budget  pour  i86i,  page  8. 

(3)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  septembre  1849,  l'étude  qui  a  pour  titre  :  de  V Équilibre 
des  budgets  sous  la  monarchie  de  1830,  par  BL  S.  Dumon,  ancien  ministre  des  finances. 


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DERNIERS  BUDGETS  DE  LA  FRANGE.  221 

aucune  surtaxe.  Gomme  le  paiement  de  cette  surtaxe  est  en  général 
subordonné  à  la  consommation,  le  contribuable  a  toujours  le  moyen 
d'y  échapper.  Restait  l'emprunt.  Il  est  vrai  que  la  république  aurait 
pu  en  user  plus  largement  qu'elle  ne  l'a  fait  et  trouver  là  tous  les  mil- 
lions dont  elle  avait  besoin.  Au  lieu  de  chercher  à  faire  des  emprunts 
patriotiques  au  pair  lorsque  la  rente  était  à  75  francs,  il  suffisait  peut- 
être  d'attendre  et  de  réduire  le  taux  d'émission  au-dessous  du  cours 
de  la  Bourse,  en  donnant  un  bénéfice  à  réaliser  aux  préteurs,  et  la 
république  aurait  réussi  comme  on  a  réussi  depuis.  Elle  a  préféré 
braver  l'impopularité  d'une  surtaxe  extraordinaire  sur  la  seule  ma- 
tière imposable  qui  existât  alors  afin  de  ne  pas  emprunter  à  des  condi- 
tions onéreuses  et  léguer  au  pays  une  charge  perpétuelle.  L'histoire, 
plus  impartiale  que  les  contemporains,  lui  saura  gré  de  cette  con- 
duite, et  dira  que,  s'il  y  a  eu  un  acte  honnête  dans  l'administration 
de  la  république  de  1848,  ce  fut  cet  impôt  des  45  centimes,  si  sévère- 
ment jugé.  Les  emprunts  sont  légitimes  lorsqu'on  les  contracte  pour 
des  entreprises  d'un  effet  durable,  comme  les  grands  travaux  d'utilité 
publique  :  il  est  naturel  que  les  générations  à  venir,  qui  profiteront 
de  ces  travaux,  en  supportent  les  charges;  mais  de  quel  droit  faire 
peser  sur  elles  des  charges  créées  pour  des  dépenses  qui  ne  leur  pro- 
fitent pas;  qui  sont  le  résultat  d'un  trouble  momentané,  d'un  intérêt 
transitoire?  On  peut  faire  le  même  raisonnement  sur  ce  qui  concerne 
les  dépenses  de  la  guerre.  En  1855  et  1856,  les  Anglais  n'ont  pas 
craint  de  défrayer  en  grande  partie  leur  expédition  de  Crimée  avec 
des  taxes  extraordinaires,  de  doubler  pour  ainsi  dire  à  cet  effet 
Yincome-taxy  et  d'emprunter  le  surplus  sous  forme  d'annuités  rem- 
boursables en  trente  ans,  de  façon  à  ce  que  l'avenir  ne  fût  pas  grevé 
indéfiniment  des  charges  provenant  de  cette  guerre.  Nous  avons  agi 
autrement  :  nous  avons  cru  devoir  demander  à  l'emprunt,  et  à  l'em- 
prunt seul,  toutes  les  ressources  extraordinaires  dont  nous  avions 
besoin.  Qu'en  est -il  résulté?  Nous  avons  augmenté  le  chiffre  de 
notre  dette  publique  de  l'intérêt  de  1  milliard  500  millions  em- 
pruntés, soit  de  75  millions,  et  légué  à  nos  descendans,  et  à  per- 
pétuité, une  charge  considérable  pour  un  résultat  qu'ils  n'apprécie- 
ront peut-être  pas  bien.  En  Angleterre,  au  bout  de  trente  ans,  il  n'y 
aura  plus  trace  des  charges  de  la  guerre  de  Grimée. 

Une  autre  considération  rend  les  impositions  extraordinaires  pré- 
férables aux  emprunts,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas  de  dépenses  produc- 
tives: c'est  l'impression  différente  qu'elles  éveillent  dans  les  popu- 
lations. Lorsqu'il  s'agit  d'un  emprunt,  tout  est  facile,  on  n'a  qu'à 
baisser  le  taux  de  l'émission  au-dessous  du  cours  de  la  Bourse,  et 
aussitôt  les  souscriptions  £d)ondent;  la  charge  indéfinie  que  l'on 
crée  disparaît  devant  le  bénéfice  immédiat  que  l'on  réalise.  Aussi  ce 


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222  RETUE   DES  DEUX  MOia>£S. 

ne  sera  jamais  la  perspective  d'un  empi^t  qui  empêchera  une 
mauvaise  entreprise  ou  une  guerre  injuste  de  s'engager;  exalté  par 
cette  perspective,  le  public  pousserait  plutôt  à  une  tentative  dont  il 
cesse  de  voir  les  périls,  préoccupé  de  l'avantage  prochain  qui  lui 
semble  assuré.  Avec  les  impositions  extraordinaires,  la  situation 
change  d'aspect.  Lorsqu'on  demande  à  un  pays  de  s'imposer  extra- 
ordinairement,  et  en  une  seule  année,  pour  300  millions,  comme 
l'ont  fait  les  Anglais  pendant  la  guerre  de  Grimée,  il  y  regarde  à 
deux  fois;  il  examine  avec  soin  la  nécessité  pour  laquelle  on  lui 
demande  ce  sacrifice,  et  il  ne  s'y  résigne  que  si  la  cause  lui  en  pa- 
rait parfaitement  justifiée.  Avec  les  impôts  extraordin^res,  il  y  a 
peu  de  guerres  injustes  à  redouter.  Si  en  1859  on  avait  eu  à  de- 
mander à  ces  impositions  extraordinaires  la  moitié  seulement  de  la 
somme  qu'on  a  empruntée  de  nouveau  pour  la  guerre  d'Italie,  soit 
250  millions,  croit-on  que  le  pays  les  eût  donnés  aussi  facilement 
qu'il  a  souscrit  à  l'emprunt,  et  que  par  suite  il  eût  acclamé  cette 
guerre  avec  le  même  enthousiasme?  En  ceci,  la  pratique  anglaise 
est  plus  morale,  plus  conforme  aux  véritables  intérêts  de  la  civilisa- 
tion, car  tout  ce  qui  peut  rendre  la  guerre  difficile  doit  être  consi- 
déré comme  un  progrès  et  accueilli  comme  un  bienfait.  Néanmoins 
reflet  produit  par  l'impôt  des  A5  centimes  en  18&8  a  été  tel  que,  si 
nous  avions  à  traverser  une  crise  semblable  à^celle  de  cette  époque, 
on  préférerait  recourir  à  l'emprunt  plutôt  qu'à  une  taxe  extraordi- 
naire. Or  l'emprunt,  pour  le  trouver  à  des  conditions  convenables 
eq  temps  de  crise,  il  faut  l'avoir  ménagé  en  temps  ordinaire,  et  l'on 
peut  douter  qu'avec  une  dette  inscrite  de  plus  de  9  milliards,  une 
dette  flottante  de  759  millions,  un  budget  de  2  milliards,  la  France 
pût  emprunter  en  1861  aux  mômes  conditions  qu'elle  eût  trouvées 
en  18&8,  avec  une  dette  inscrite  de  moins  de  6  milliards,  une  dette 
flottante  de  630  millions,  et  un  budget  de  1  milliard  500  millions. 
Les  prêteurs  de  l'état  sont  comme  les  prêteurs  ordinaires  :  leurs 
conditions  deviennent  plus  dures  à  mesure  que  la  situation  de  l'em- 
prunteur se  montre  plus  mauvaise. 

L'Autriche  en  fait  depuis  dix  ans  la  douloureuse  expérience,  et 
c'est  une  leçon  qui  peut  profiter  même  à  ceux  qui  ont  en  apparence 
les  finances  les  plus  prospères,  car  lorsqu'on  fait  reposer  cette  pros- 
périté sur  le  crédit,  c'est-à-dire  sur  la  facilité  qu'on  possède  à  cer- 
tains momens  de  combler  par  l'emprunt  les  excédans  de  danses 
ordinaires,  on  s'appuie  sur  la  plus  fragile  de  toutes  les  ressources. 
On  prétend  que  si  depuis  quatre  années  la  rente  française  n'a  pas 
dépassé  en  moyenne  70  firancs,  alors  qu'en  18&5  et  18&6  elle  attei- 
gnait 81  francs,  cette  situation  tient  au  grand  nombre  de  valeurs 
mobilières  qui  couvrent  le  marché.  On  compte  aujourd'hui  en  eflet 


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DEBNIEBS  BUDGETS  DE  LÀ  FBANCE.  22S 

pour  plus  de  9  milliards  de  rentes,  lorsqu'il  y  en  avait  moins  de  6  en 
18i6,  sans  parler  de  7  ou  8  milliards  de  valeurs  de  chemins  de  fer 
qui  n'existaient  pas  à  cette  époque.  Les  obligations  surtout,  qui  pré- 
sentent quelque  analogie  avec  la  rente,  lui  font  une  concurrence 
d'autant  plus  sérieuse  que  l'émission  s'en  renouvelle  chaque  année 
jusqu'à  concurrence  de  250  à  300  millions.  Tout  cela  est  vrai;  mais 
s'il  y  a  plus  de  valeurs,  il  y  a  aussi  plus  de  capitaux  disponibles. 
La  France  est  beaucoup  plus  riche  qu'en  1846,  elle  fait  plus  d'épar- 
gnes, par  conséquent  elle  a  plus  de  moyens  d'absorber  toutes  ces 
valeurs.  Pour  avoir  une  idée  de  l'augmentation  des  ressources  dis- 
ponibles, on  n'a  qu'à  considérer  le  nombre  d'établissemens  fman- 
ciers  qui  se  sont  formés  depuis  cette  époque  et  la  masse  de  capitaux 
dont  ils  disposent.  En  1846,  la  moyenne  des  comptes  courans  à  la 
Banque  de  France  n'était  que  de  76  millions,  et  on  aurait  pu  évaluer 
à  peu  près  à  la  même  sommé  ce  qui  était,  en  dehors  d'elle,  dans  les 
mains  de  quelques  m^dsons  de  banque.  Aujourd'hui  la  Banque  de 
France  a  en  comptes  courans  210  millions  (1),  et  les  autres  établis- 
semens,  tels  que  le  Crédit  foncier,  le  Comptoir  d'escompte  et  le  Cré- 
dit mobilier,  ont  au  moins  une  somme  égale,  sinon  supérieure,  ce 
qui  fait  à  Paris  seulement,  et  dans  les  grands  réservoirs  financiers, 
420  millions  disponibles  en  1860  contre  152  au  plus  en  1846. 

On  peut  donc  s'étonner  qu'ayec  des  capitaux  aussi  nombreux  et 
des  bases  aussi  larges,  la  rentetue  puisse  pas  franchir  le  taux  de  70  et 
qu'elle  soit  à  23  et  24  francs  d'écart  avec  les  consolidés  anglais,  lors- 
que cet  écart  ne  dépassait  pas  14  francs  en  1846.  Serait-ce  que  la 
richesse  publique  a  fait  plus  de  progrès  en  Angleterre  qu'en  France, 
que  la  dette  de  ce  pays  est  moins  élevée,  qu'on  y  trouve  moins 
d'occasions  de  placement  pour  les  capitaux  disponibles?  C'est  tout 
simplement  parce  qu'en  Angleterre  on  est  persuadé  qu'à  moins  des 
circonstances  les  plus  graves  le  chiffre  de  la  dette  publique  a  atteint 
son  maximum,  et  qu'au  lieu  de  l'augmenter,  il  faut  s'appliquer  à  le 
réduire;  ce  qui  a  été  fait  déjà  jusqu'à  concurrence  de  2  milliards, 
car  la  dette  publique  anglaise,  qui  était  de  20  milliards  (chiffres 
ronds)  après  les  guerres  de  l'empire,  n'est  plus  que  de  18  milliards 
aujourd'hui.  En  France  prévaut  le  sentiment  contraire  :  le  livre  de 
la  dette  publique  s'est  ouvert  quatre  fois  depuis  1854  pour  des  em- 
prunts s' élevant  ensemble  à  plus  de  2  milliards,  sans  compter  les 
100  millions  empruntés  à  la  Banque  de  France.  On  craint  qu'à  cha- 
que incident  grave  de  notre  politique  ce  livre  ne  s'ouvre  encore, 
même  pour  couvrir  les  besoins  ordinaires  de  notre  budget,  puisque 
les  ressources  ordinaires  n'ont  pas  suflB  jusqu'à  présent  pour  le  sol- 

(1)  BUan  du  8  noTembre  1860, 


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22A  BETUE  DES  DEUX  M0£fDE8. 

der.  C'est  ce  sentiment  qui  pèse  sur  le  cours  de  la  rente  et  qui,  mal- 
gré la  richesse  du  pays,  malgré  les  facilités  avec  lesquelles  on  paie 
l'impôt,  malgré  les  augmentations  des  revenus  indirects,  l'empêche 
de  s'élever  au-dessus  de  70  fr.  M.  le  rapporteur  du  dernier  budget 
se  félicitait  que,  depuis  1852,  l'accroissement  naturel  des  revenus 
indirects,  en  dehors  des  impôts  nouveaux,  eût  été  de  263  millions. 
Il  y  aurait  lieu  de  se  féliciter  bien  davantage  de  cette  augmentation, 
si  elle  sui&saît  pour  défrayer  les  supplémens  de  dépenses  et  mettre 
le  budget  en  équilibre. 

Que  dirait-on  d'une  administration  qui  augmenterait  ses  frais  dans 
une  proportion  plus  forte  que  l'accroissement  de  ses  revenus?  C'est 
ce  que  fait  l'état;  non-seulement  il  ne  se  contente  pas  de  l'augmen- 
tation des  revenus  indirects,  mais  il  y  ajoute  de  nouveaux  impôts, 
supprime  l'amortissement,  et  pourtant  il  n'obtient  pas  encore  l'équi- 
libre, car,  nous  le  répétons,  ce  n'est  point  équilibrer  les  budgets 
que  de  ne  les  solder  qu'avec  les  excédans  des  derniers  emprunts. 
Tant  que  la  richesse  publique  ne  subit  pas  d'entraves  et  se  main- 
tient en  voie  de  progrès,  nous  payons  tout  ce  qu'on  nous  demande  « 
et  si  le  produit  des  impôts  ne  suiïit  pas,  reste  encore  le  crédit  pour 
subvenir  aux  différences;  mais  à  l'approche  de  la  moindre  crise, 
les  ressources  diminuant  et  les  besoins  augmentant,  on  se  trouve  en 
présence  d*un  déficit  plus  ou  moins  considérable,  qu'on  ne  peut  plus 
combler  que  par  des  taxes  extraordinaires ,  comme  l'impôt  des  45 
centimes,  ou  par  des  emprunts  contractés  à  des  conditions  plus  ou 
moins  onéreuses,  en  faisant  supporter  aux  générations  futures  tout 
le  poids  de  notre  imprévoyance.  C'est  là  une  situation  des  plus  fâ- 
cheuses, et  le  public  prouve  bien  qu'il  en  a  la  conscience  quand  il 
laisse  la  rente  à  70. 

Veut-on  que  la  rente  prenne  toute  l'élasticité  qu'elle  devrait  avoir 
en  présence  du  progrès  de  la  richesse  publique,  veut-on  qu'elle  at- 
teigne les  cours  qu'elle  a  connus  autrefois,  ceux  même  qu'elle  a  eus 
encore  en  1853  :  il  faut  absolument  que  les  budgets  cessent  de  gros- 
sir, comme  ils  le  font  d'année  en  année.  Nous  avons  aujourd'hui 
d'autant  plus  besoin  de  ménager  nos  ressources  que  nous  sommes 
en  face  d*une  réforme  importante,  qui  ne  peut  s'accomplir  que  dans 
de  bonnes  conditions  financières,  c'est-à-dire  la  réforme  douanière 
et  les  dégrèvemens  qu'on  se  propose  d'apporter  successivement 
aux  matières  premières  et  à  certains  objets  de  grande  consomma- 
tion. Déjà  en  1860,  pour  opérer  quelques-uns  de  ces  dégrèvemens, 
on  a  dû  supprimer  l'amortissement,  maintenir  les  taxes  de  guerre, 
établir  même  des  impôts  nouveaux.  Si  l'on  doit  continuer  ainsi,  si 
l'on  ne  peut  retrancher  d'un  côté  qu'à  la  condition  d'ajouter  de  l'au- 
tre, on  compromettra  beaucoup  le  mérite  d'une  telle  réforme,  sans 


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DERNIERS  BUDGETS  DE  LA  FRANCE.  22& 

être  certain  d'ailleurs  que  les  taxes  nouvelles  vaudront  les  taxes 
supprimées.  Le  mérite  des  dégrèvemens  de  cette  nature,  c'est  de 
.  s'opérer  gratuitement  sans  donner  au  trésor  d'autres  compensations 
que  la  plus-value  qui  résulte  du  développement  de  la  consomma- 
tion. C'est  ainsi  que  la  réforme  s'est  opérée  en  grande  partie  en 
Angleterre,  et  c'est  ce  qui  l'a  rendue  si  féconde.  Cette  réforme  ne 
peut  donc  être  menée  à  bonne  fin  que  si  notre  budget  rentre  dans 
des  conditions  plus  normales,  que  si  nous  avons  des  excédans  de 
recette  pour  parer  aux  déficits  provenant  des  dégrèvemens;  mais  il 
faudrait  pour  cela  ne  pas  escompter  d'avance  au  profit  des  dépenses 
ordinaires  tout  ce  que  peut  donner  le  développement  de  la  richesse 
publique  et  éviter  que  chaque  progrès  fût  marqué  par  un  impôt  nou- 
veau. 

Jusqu'à  présent,  il  faut  en  convenir,  le  corps  législatif  s'est  mon- 
tré assez  accommodant  pour  voter  tous  les  crédits  qui  lui  ont  été 
demandés,  non  pas  qu'il  n'ait  eu  le  désir  sincère  de  les  contrôler 
et  qu'il  n'ait  cherché  à  le  faire  autant  que  cela  lui  était  possible; 
mais  sa  situation  était  plus  forte  que  sa  volonté.  C'est  toujours  pour 
une  assemblée  législative  une  tâche  difficile  que  de  résister  aux  de- 
mandes d'un  gouvernement  et  de  l'obliger  à  modérer  ses  dépenses; 
il  faut  y  être  poussé  par  l'aiguillon  incessant  de  la  publicité,  par 
le  sentiment  qu'on  est  placé  sous  le  contrôle  immédiat  de  l' opinion 
publique,  et  que,  si  on  se  laisse  aller  à  voter  des  dépenses  qui  ne 
sont  point  parfaitement  justifiées,  on  sera  obligé  d'en  rendre  compte. 
Si  cette  publicité  fait  défaut,  si  on  peut  croire  qu'on  échappera  à 
une  responsabilité  immédiate  vis-à-vis  de  l'opinion,  alors  le  zèle 
pour  l'intérêt  des  contribuables  se  refroidit,  et  les  budgets  gros- 
sissent avec  une  rapidité  effrayante,  comme  nous  l'avons  vu  depuis 
quelques  années.  En  sept  ans,  du  commencement  de  1852  à  la  fin 
de  1858,  l'augmentation  des  dépenses  a  été  de  près  de  400  millions 
(de  1  milliard  &61  millions  à  1  milliard  858  millions);  c'est  une 
augmentation  supérieure  à  celle  qui  avait  eu  lieu  dans  les  vingt 
et  une  années  qui  avaient  précédé,  car  le  budget,  de  1  milliard 
95  millions  en  1830,  n'était  que  de  1  milliard  &61  millions  en  1851. 

Nous  ne  connaissons  pas  encore  le  projet  du  budget  pour  1862  et 
nous  ne  savons  pas  si,  comme  les  précédons,  il  accusera  une  nou- 
velle augmentation  de  dépenses  ;  mais  nous  aimons  à  croire  que  le 
corps  législatif  profitera  de  la  liberté  plus  grande  qui  lui  est  accor- 
dée par  le  décret  du  2ik  novembre  pour  exercer  un  contrôle  plus 
sévère,  et  que  s'il  ne  peut  réduire  les  dépenses,  il  les  empêchera  au 
moins  de  s'élever  au-dessus  du  chiffre  déjà  fort  respectable  auquel 
elles  sont  arrivées.  Ce  sera  d'ailleurs  pour  lui  le  moyen  le  plus  effi- 
cace d'agir  sur  la  politique.  On  disait  autrefois  qu'il  fallait  faire  de 

uu.  15 


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226  BETUE   DES   0EUX  MONDES. 

la  bonne  politique  pour  faire  de  bonnes  finances  :  on  pourrait  peut- 
être  aujourd'hui  renverser  la  proposition  et  dire  au  corps  législatif 
qu  en  cherchant  à  faire  de  bonnes  finances,  il  obligera  le  gouver- 
nement à  faire  de  la  bonne  politique.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il 
est  temps  d'aviser  et  de  s'arrêter  dans  une  voie  où  l'on  se  berce  des 
illusions  les  plus  dangereuses.  On  a  beau  déclarer  que  la  prospérité 
publique  est  grande  et  qu  elle  peut  satisfaire  à  tous  les  besoins;  cela, 
est  possible  aujourd'hui,  mais  ce  ne  sera  peut-être  plus  possible  de- 
main. D'ailleurs  il  n'y  a  pas  de  prospérité  publique  qui  puisse  tenir 
à  une  augmentation  incessante  de  dépenses  dont  le  résultat  est  tou- 
jours une  augmentation  d'impôts.  En  1852,  lorsqu'on  établit  le  voté 
du  budget  par  ministère  au  lieu  du  vote  par  chapitre,  qui  existait 
précédemment ,  on  prétendit  que  cette  mesure  devait  faciliter  les 
viremens  de  compte,  et  qu'on  mettrait  ainsi  fin  aux  crédits  supplé- 
mentaires, en  les  compensant  avec  les  crédits  annulés.  Il  existe  no- 
tamment une  note  officielle,  du  11  mars  1853,  où  l'on  déclarait  que, 
grâce  à  cette  division  par  ministère,  \  équilibi-e  du  budget  serait  enfin 
une  réalité.  Qu'est- il  advenu  de  ces  promesses?  A-t-on  profité  en 
effet  de  cette  faculté  de  viremens  pour  éteindre  les  crédits  supplé- 
mentaires? Loin  de  là:  jamais  ils  n'ont  été  plus  considérables.  Si 
nous  prenons,  depuis  1852,  les  années  qui  n'ont  pas  été  traversées 
par  la  guerre,  nous  voyons  qu'en  1853  les  excédans  de  crédits 
supplémentaires  sur  les  crédits  annulés  ont  été  de  59  millions ,  de 
140  millions  en  1857,  d'une  somme  à  peu  près  égale  en  1858,  et  si 
nous  avons  évalué  à  2  milliards  la  dépense  probable  du  budget  de^ 
1860,  c'est  que  nous  avons  pensé  qu'il  en  serait  encore  de  même 
cette  année.  Rien  n'est  venu  en  effet  nous  donner  à  croire  qu'il  e0 
serait  autrement. 

Cet  abus  des  crédits  supplémentaires,  qu'on  a  vu  persister  et  gran- 
dir malgré  l'innovation  du  vote  par  ministère,  a  été  tellement  senti, 
qu'il  a  donné  lieu  de  la  part  de  la  commission  du  budget  pour  l'an- 
née 1859  à  des  observations  qu'il  est  bon  de  rappeler  :  «  Sous  l'an- 
cienne législation,  disait  le  rapporteur  de  cette  commission  (1),  l'u- 
sage des  crédits  supplémentaires  était  limité  à  un  certain  nombre  de 
chapitres,  qui  tous  appartenaient  à  des  services  votés,  et  qui  étaient 
désignés  dans  une  nomenclature  anexée  à  la  loi  annuelle  dés  finances.. 
En  dehors  de  ces  chapitres,  il  était  formellement  interdit  d'ouvrir  un 
crédit  supplémentaire  par  ordonnance  ou  par  décret.  Dès  lors  l'usage 
de  ces  crédits  ne  pouvait  donner  lieu  à  aucun  abus,  car  un  chapitre 
n'était  admis  dans  la  nomenclature  que  s'il  se  rapportait  à  une  nature 
de  dépenses  dont  l'augmentation  dépendait,  non  de  la  volonté  da 

(1)  M.  Devinck. 


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DERNIERS  BUDGETS  DE  LA  FRANCE.  227 

ministère  ordonnateur,  mais  de  circonstances  purement  fortuites. 
Tels  étaient  les  chapitres  des  primes  à  l'exportation  ou  de  la  pêche, 
des  vivres,  des  fourrages,  des  frais  de  justice,  des  frais  de  trésore- 
rie, etc.,  qui  constituent  des  services  fixes  dans  leur  nature,  et  va- 
riables seulement  dans  leur  quotité,  en  raison  des  circonstances  qui 
se  produisent.  Les  crédits  supplémentaires  ne  sont  plus  maintenant 
soumis  à  aucune  restriction,  ils  sont  complètement  indéfinis;  ils 
peuvent  être  indifféremment  ouverts  pour  tous  les  chapitres  du 
budget,  quelle  que  soit  la  nature  de  la  dépense,  aussi  bien  pour  le 
personnel  que  pour  le  matériel,  sans  aucune  distinction  du  caractère 
^es  dépenses;  il  suffit  que  le  crédit  inscrit  dans  l'un  des  chapitres 
du  budget  d'un  ministère  soit  épuisé  pour  qu'un  crédit  supplémen- 
taire puisse  être  ouvert,  et  suivant  les  termes  et  la  loi  de  finance 
cle  1865,  la  ratification  du  crédit,  par  conséquent  l'appréciation  de 
la  dépense,  n'est  soumise  au  corps  législatif  que  durant  la  session 
qui  suit  la  clôture  de  l'exercice,  c'est-à-dire  lorsque  le  fait  est  con- 
sommé depuis  deux  années.  » 

Nous  ne  savons  pas  si  le  remède  est  dans  le  retour  à  l'ancien 
ordre  de  choses,  c'est-à-dire  au  système  du  vote  par  chapitre,  comme 
le  demandait  la  commission  du  corps  législatif  de  1859;  mais  ce  que 
nous  savons  parfaitement,  c'est  qu'il  est  nécessaire  de  limiter  les 
«rédits  supplémentaires  au  moins  à  l'augmentation  des  revenus  que 
donne  chaque  année  la  plus-value  de  la  richesse  publique.  Autre- 
ment il  n'est  point  d'équilibre  du  budget  possible,  et  quand  chaque 
année,  après  avoir  épuisé  toutes  les  ressources  ordinaires  et  extra- 
ordinaires, telles  que  celles  qui  proviennent  des  réserves  de  l'amor- 
tissement, etc.,  on  vient  présenter  au  corps  législatif  un  budget  en 
équilibre,  on  est  la  dupe  d'une  illusion  qui  ne  tarde  point  à  dispa- 
raître devant  les  faits. 

Nous  avons  d'autant  plus  de  raison  d'attendre  aujourd'hui  ua 
budget  en  équilibre  réel,  que  le  budget  pour  1861  atteint  en  pré- 
vision un  chiffre  fort  élevé  :  il  dépasse  de  plus  de  400  millions  celui 
de  1851,  bien  que  l'état  soit  dégrevé  en  partie  de  la  principale  de 
ses  charges,  qui  est  celle  des  travaux  extraordinaires,  charge  fort 
lourde  pour  les  budgets  du.  passé,  et  qui  est  très  faible  aujour- 
d'hui. Si  au  contraire  nous  persistons  dans  la  voie  oii  nous  sommes, 
si  chaque  année  nous  courons  après  un  budget  en  équilibre  qui  ne 
se  réalise  jamais,  parce  que  la  porte  reste  trop  largement  ouverte 
aux  crédits  supplémentaires,  nous  sommes  lancés  plus  que  de  raison 
dans  la  voie  des  expédiens,  obligés  chaque  année  de  mettre  un  dé- 
couvert plus  ou  moins  considérable  à  la  charge  de  la  dette  flottante, 
ou  de  le  consolider  par  une  émission  de  rentes.  Ces  deux  cas  sont 
également  fâcheux.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en  ce  qui  touche  la  dette 


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228  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

flottante,  que  le  chiffre  de  759  millioDS,  qui  était  celui  du  mois 
d'avril  de  FanDée  1860  (d'après  le  rapport  de  la  commission  du 
budget),  est  un  chiffre  fort  élevé,  qu'il  serait  imprudent  de  dépas- 
ser, sous  peine  de  s'exposer  à  tous  les  dangers  qui  résultent  d'une 
liquidation  forcée  en  temps  de  crise.  Au  lieu  d'augmenter  cette 
dette,  les  efforts  doivent  tendre  à  la  diminuer.  Maintenant,  si  on 
consolide  le  découvert  par  une  émission  de  rentes,  c'est  une  charge 
nouvelle  qu'on  crée  à  perpétuité  pour  des  besoins  ordinaires,  et  l'é- 
quilibre du  budget  dans  l'avenir  n'en  est  que  plus  compromis;  on 
ne  peut  plus  l'établir  qu'à  force  d'impôts.  Or  sait-on  ce  qui  arrive 
lorsqu'on  abuse  des  impôts?  Il  arrive  ce  qui  est  arrivé  à  la  Hol- 
lande. Cette  puissance  a  perdu  à  une  certaine  époque  sa  grande  po- 
sition industrielle  et  commerciale,  précisément  parce  qu'elle  avait 
eu  le  tort  d'exagérer  les  impôts  :  le  capital  s'en  est  éloigné.  C'est 
ce  que  nous  avons  déjà  éprouvé  nous-mêmes  dans  une  certaine 
mesm*e  depuis  que  nous  avons  cru  devoir  frapper  d'im  impôt  les 
valeurs  mobilières:  une  grande  psurtie  des  capitaux  étrangers  qui 
venaient  sur  notre  marché  n'y  arrivent  plus.  Cette  leçon  doit  nous 
suffire;  elle  nous  montre  qu'en  fait  de  charges  nouvelles  il  faut  être 
très  circonspect,  et  ne  pas  compter  sur  des  augmentations  d'im- 
pôts pour  équilibrer  les  budgets,  car  les  impôts  coûtent  quelquefois 
plus  qu'ils  ne  rapportent.  Qui  oserait  soutenir  par  exemple  que  de- 
puis l'année  1857,  où  on  a  établi  l'impôt  sur  les  valeurs  mobilières, 
impôt  qui  rapporte,  dit-on,  environ  6  millions  par  an,  on  n'a  pas 
fait  tort  chaque  année  à  la  richesse  publique  d'une  somme  beau- 
coup plus  forte  en  éloignant  les  capitaux  étrangers?  —  Il  pourrait 
en  être  de  même  de  tout  autre  impôt  qu'on  chercherait  à  établir. 
Le  meilleur  moyen  pour  équilibrer  le  budget,  c'est  de  ne  rien  faire 
qui  puisse  entraver  le  développement  de  la  richesse  publique.  Avec 
un  budget  probable  de  2  milliards,  lorsque  les  voies  et  moyens  ne 
sont  établis  que  pour  1  milliard  8i5  millions,  nous  sommes  aujour- 
d'hui dans  une  situation  très  tendue.  Yeut-on  la  détendre,  on  n'a, 
si  on  ne  peut  mieux  faire,  qu'à  s'arrêter  à  ce  chiffre,  déjà  fort  élevé, 
et  bientôt,  si  la  prospérité  continue,  grâce  au  développement  nor- 
mal des  revenus  indirects,  nous  pourrons  aisément  supporter  ce 
budget  de  2  milliards,  qui  en  ce  moment  dépasse  nos  forces. 

Victor  Bonnet. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  1860. 

L'ombre  que  les  questions  extérieures  ^projettent  sur  la  politique  inté- 
rieure de  la  France  est  trop  épaisse  pour  qu'il  nous  soit  encore  facile  de 
rendre  aux  questions  intérieures  proprement  dites  le  rang  qui  leur  appar- 
tient, c'est-à-dire  le  premier.  A  cette  fin  d'année  (la  fatalité  veut  depuis 
quelque  temps  que  les  années  s'éteignent  dans  une  brume  morose),  la  vive 
attente  de  chacun  se  porte  bien  plus  sur  le  dehors  que  sur  le  dedans.  C'est 
en  vain  qu'une  apparence  de  retour  vers  une  politique  libérale  s'est  naguère 
montrée,  et  que  le  droit  nous  est  acquis  de  compter  sur  une  prochaine  re- 
naissance de  vie  parlementaire.  On  est  curieux  sans  doute  de  voir  ce  que 
deviendra  à  l'exécution  le  programme  du  2U  novembre  ;  mais  l'on  s'inquiète 
bien  davantage  des  incidens  européens  que  nous  promettent  les  premiers 
mois  dé  1861.  C'est  la  question  de  paix  ou  de  guerre  qui  reprend  la  pre- 
mière place  dans  les  esprits.  C'est  surtout  de  l'influence  que  les  commotions 
extérieures  peuvent  exercer  sur  la  France  que  l'on  se  préoccupe.  L'Italie, 
l'Autriche,  la  Turquie  peut-être,  sont  dans  un  état  violent,  qui  peut  à  tout 
moment  entraîner  des  perturbations  profondes.  Ces  perturbations  éclateront- 
elles  à  l'époque  depuis  si  longtemps  prédite,  c'est-à-dire  au  printemps  pro- 
chain? Quelles  en  seront  les  conséquences  pour  le  reste  de  l'Europe?  Telles 
sont  les  interrogations  que  l'opinion  s'adresse  avec  une  anxiété  qui  va  crois- 
sant à  mesure  que  l'on  avance  vers  l'échéance  commune  qu'ont  ûxée  les  es- 
pérances des  uns  et  les  craintes  des  autres. 

A  notre  avis,  la  grande  importance  des  événemens  européens  auxquels 
nous  touchons,  au  lieu  de  détourner  l'opinion  des  discussions  intérieures 
dont  le  mécanisme  de  notre  gouvernement  peut  être  l'objet,  devrait  au 
contraire  l'y  ramener  avec  plus  de  force.  Nous  sommes  à  la  veille  d'une 
grave  crise  européenne,  soit;  mais  alors  de  quoi  s'agit-il  pour  la  France? 
Évidemment  de  deux  choses  :  d'abord  de  bien  connaître  la  nature  des  pro- 


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230  BEYCJE  DES   DECX  MONDES. 

blêmes  européens  qui  vont  s^agiter,  la  portée  des  eDgagemens  de  notre  poli- 
tique extérieure ,  et  ensuite  de  prendre  en  connaissance  de  cause  des  réso- 
lutions décisives.  ITest-il  pas  vrai  que  Topinion  chez  nous  est  insuffisamment 
éclairée  sur  les  engagemens  de  notre  politioue  extérieure,  que,  sur  des  in- 
dices probablement  incomplets,  elle  s'en  donne  à  elle-même  des  interpré- 
tations contradictoires,  que  son  ignorance  même  est  la  principale  cause 
des  inquiétudes  qui  Tassiégent?  N'est-il  pas  vrai  (et  la  leçon  de  la  guerre 
d'Italie  n'est-elle  pas  là  pour  nous  en  avertir?)  qu'il  y  aurait  non-seulement 
une  violente  injustice,  mais  une  témérité  cruelle,  à  ne  pas  laisser  au  pays 
la  participation  la  plus  large  dans  le  choix  du  système  auquel  la  France  de- 
vra lier  son  action  future?  Que  l'on  peigne  donc  sous  les  couleurs  les  plus 
sombres  la  situation  de  certains  pays  de  l'Europe ,  que  l'on  étende  le  cercle 
des  responsabilités  de  la  France  dans  les  événemens  prévus  :  —  Ton  n'aura 
démontré  qu'avec  plus  de  force  qu'il  ne  fut  jamais  plus  nécessaire  que  le 
pays  prit  une  entière  connaissance  de  ses  affaires,  et  influât  par  tous  ses 
organes  naturels  sur  la  conduite  du  pouvoir.  Nous  sommes  bien  dans  un  de 
ces  momens  où  il  faut  que  le  gouvernement  du  pays  par  le  pays  soit  une  vé- 
rité, où  le  self-govemmenl  est  l'intérêt  vital  autant  que  le  droit  imprescrip- 
tible d'un  peuple.  Nous  pouvons  être  mis  en  demeure  de  faire  de  grands 
actes  de  volonté;  il  faut  que  nous  sachions  les  motifs  de  ces  actes  et  les 
conséquences  auxquelles  ils  nous  enchaîneront.  Savoir  et  vouloir!  un  peuple 
ne  peut  résoudre  ce  problème  que  par  l'ordonnance  et  la  mise  en  œuvre  de 
ses  institutions. 

Nous  ne  sommes  donc  point  de  ceux  qui  croiraient  faire  injure  au  gou- 
vernement en  supposant  que,  dans  sa  pensée,  le  programme  du  2/i  novem- 
bre, malgré  ses  lacunes,  répondait  au  moins  en  partie  à  cette  nécessité  de 
situation  que  l'état  de  l'Europe  suscite  à  la  France,  Ce  programme  est  à  nos 
yeux  un  signal  :  il  est  d'une  extrême  importance  que  ce  signal  soit  compris. 
Le  programme  ne  s'occupe  guère  que  du  parlement;  nous  ne  méconnaissons 
point  ce  qu'il  fait  pour  les  chambres  en  leur  donnant  la  publicité  des  débats, 
le  droit  d'adresse  et  la  participation  de  quelques  ministres  aux  délibérations 
du  corps  législatif.  A  ne  parler  que  de  la  question  extérieure,  de  là  nous 
viendront  infailliblement  de  précieuses  lumières.  Il  est  impossible  que,  dans 
la  discussion  de  l'adresse  au  corps  législatif  et  au  sénat,  le  gouvernement 
ne  soit  pas  sérieusement  et  profondément  interrogé  sur  la  question  exté- 
rieure. Nous  ne  serions  même  pas  surpris  si,  pour  donner  aux  débats  une 
base  substantielle  et  solide,  le  gouvemetnent ,  par  une  sage  imitation  du 
gouvernement  anglais,  communiquait  aux  chambres  les  principaux  docu- 
mens  de  ses  négociations  diplomatiques.  Trois  ministres  pourront  porter  la 
parole  au  corps  législatif;  mais,  douze  membres  du  cabinet  sur  treize  étant 
sénateurs,  à  peu  près  tous  les  ministres  pourront  donner  des  explications  au 
sénat.  Il  dépendra  donc  des  membres  du  sénat  ou  du  corps  législatif  d'ob- 
tenir Don-seulement  des  éclaircissemens  partiels  sur  quelques  détails  de  la 


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BE7UE.  —  CHRONIQUE.  231 

politique  extérieure  du  gouvernement,  mais  l'exposé  des  grandes  lignes, 
des  tendances  générales,  du  système  de  cette  politique.  Le  grand  jour,  se 
faisant  ainsi  sur  la  politique  étrangère,  apportera  au  public  quelque  chose 
de  plus  que  des  informations  utiles  et  sûres  :  les  confidences  du  gouverne- 
ment sur  le  passé  prendront  aussitôt  le  caractère  d'engagemens  pour  l'ave- 
nir, car  des  principes  posés,  des  antécédens  révélés,  il  sera  facile  à  Topinioiv 
de  déduire  les  conséquences  logiques.  La  nécessité  que  le  gouvernement  a 
volontairement  acceptée  d'exprimer  et  d'expliquer  publiquement,  à  un  mo-  . 
ment  donné,  la  pensée  et  les  actes  de  sa  politique  étrangère  lui  sera  utile 
h  lui-môme  dans  la  conduite  de  cette  politique,  car  elle  l'obligera  à  porter 
avec  une  attention  plus  vigilante  dans  la  conception  et  l'exécution  de  ses 
actes  ce  souci,  ce  scrupule,  ce  point  d'honneur  de  la  consistance  dont  sont 
possédés  ceux  qui  savent  qu'ils  auront  à  rendre  un  compte  public  de  ce 
qu'ils  font.  Voilà,  notamment  pour  ce  qui  concerne  la  politique  étrangère, 
le  bien  qui  peut  sortir,  les  sénateurs  et  les  députés  remplissant  leur  de- 
voir, du  programme  du  2U  novembre;  mais  la  publicité  des  débats  des 
chambres,  si  elle  fournit  les  informations  les  plus  élevées  à  l'opinion,  ne 
suffit  point  à  satisfaire  le  besoin  constant  et  universel  d'informations  que 
ressentent  de  nos  jours  les  sociétés  civilisées.  La  constance  et  l'univer- 
salité des  informations,  ces  sociétés  ne  peuvent  les  trouver  que  dans  une 
presse  stimulée  par  la  concurrence,  vivifiée  par  la  liberté.  Chez  un  peuple 
où  tous  les  citoyens  sont  appelés  par  Tuniversalité  du  suffrage  à  participer 
au  gouvernement,  les  devoirs  politiques  ne  sont  point  circonscrits  dans 
Texercice  dei  fonctions  législatives  et  ne  sont  point  exclusivement  imposés 
aux  membres  des  assemblées.  Les  électeurs  ont  à  remplir  vis-à-vis  du  par- 
lement, dans  l'élection  des  députés  et  dans  leurs  rapports  avec  eux,  des 
devoirs  analogues  à  ceux.que  les  députés  eux-mêmes  ont  à  remplir  vis-à-vis 
du  gouvernement.  Or,  après  et  avec  le  programme  du  ^li  novembre,  la  presse 
a  encore  à  reconquérir  la  liberté,  et  il  reste  aux  citoyens  à  trouver  dans  la 
pratique  la  conciliation  du  suffrage  universel  avec  la  liberté.  Le  peuple  et  la 
presse,  dans  nos  vastes  sociétés,  où  les  individus  sont  séparés  par  l'immensité 
du  territoire,  mais  providentiellement  rapprochés  par  ces  conquêtes  du  génie 
humain,  l'imprimerie,  la  vapeur,  l'électricité,  —  le  peuple  et  la  presse,  pour 
se  mettre  au  niveau  de  la  nouvelle  vie  parlementaire,  ont  donc  de  nouveaux 
droits  à  faire  reconnaître  et  à  exercer.  Gomment  le  citoyen  aux  élections, 
comment  le  journal  dans  les  controverses  politiques  ne  verraient-ils  pas 
s'agrandir  le  cercle  de  leur  activité  dans  la  même  proportion  où  s'étendent 
les  prérogatives  de  la  discussion  parlementaire,  et  par  suite  la  responsabi- 
lité des  représentans  du  peuple  vis-à-vis  de  celui  de  qui  ils  tiennent  leur 
mandat?  Pousser  l'enquête  et  la  discussion  qui  doivent  émanciper  la  presse 
du  régime  administratif  et  la  ramener  au  régime  légal,  élucider  la  théorie  de 
la  constitution  de  1852,  se  préparer  par  une  étude  attentive  et,  toutes  les 
fois  que  l'occasion  s'en  offrira,  par  des  essais  sérieux  à  la  pratique  libérale 


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232  REVUE  DES  DECX  MONDES. 

du  suffrage  universel,  c'est  donc  travailler  à  mettre  le  pays  en  état  de  se 
prononcer  avec  discernement,  avec  sûreté,  sur  les  graves  problèmes  que  les 
événemens  européens  peuvent  lui  proposer,  et  c'est  en  môme  temps  répon- 
dre sérieusement  au  signal  donné  par  le  programme  du  2li  novembre. 

Pour  qui,  sans  être  ni  ministre,  ni  sénateur,  ni  député,  ne  veut  pas  cepen- 
dant demeurer  étranger  aux  affaires  de  son  pays,  voilà  la  taèhe  plus  nette* 
ment  tracée  aujourd'hui  que  jamais.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'essayer  de 
la  remplir;  depuis  longtemps,  et  lorsque  l'espoir  du  succès  était  moins  per- 
mis que  maintenant,  nous  y  avons  consacré  plus  d'un  effort.  La  considéra- 
tion des  affaires  extérieures  nous  attire  en  ce  ihoment  comme  tout  le  monde. 
Pourtant  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  signaler  à  cette  heure  des 
efforts  distingués  ou  utiles  qui  ont  été  tentés  naguère  dans  la  voie  que  nous 
indiquons.  Une  récente  et  piquante  brochure  de  M.  d'Haussonville  vient, 
suivant  nous,  de  faire  faire  un  pas  important  à  la  question  de  la  presse;  un 
très  spirituel  volontaire,  qui  a  eu  aux  dernières  élections  générales  le  mé- 
rite d'essayer  la  lutte  avec  ses  seules  ressources,  et  de  réunir  autour  de  sa 
candidature  indépendante  une  très  respectable  minorité,  M.  Bosselet,  vient 
de  publier  sous  le  titre  de  Lettres  de  M,  Journal,  une  critique  très  fine  et 
très  juste  du  système  d'où,  nous  l'espérons,  nous  sommes  en  train  de  sor- 
tir, et  une  protestation  saine  et  sensée  en  faveur  des  principes  libéraux.  Un 
homme  dont  nos  lecteurs  connaissent  et  goûtent  l'esprit  net  et  juste  et  le  rare 
talent  d'exposition,  M.  Léonce  de  Lavergne,  vient  d'analyser  le  mécanisme 
de  notre  constitution  et  de  montrer  le  parti  qu'on  en  peut  tirer  dans  l'inté- 
rêt de  la  liberté.  Enfin  le  parti  libéral  vient  de  faire,  dans  les  élections  mu- 
nicipales de  Marseille,  une  honnête  et  instructive  expérience  du  suffrage 
universel.  Dans  ces  publications  et  ces  faits  d'un  intérêt  tout  actuel,  deux 
points  nous  paraissent  mériter  d'être  notés  :  c'est  d'une  part  le  curieux  do- 
cument que  la  polémique  excitée  par  la  Lettre  au  sénat  de  M.  d'Haussonville 
a  mis  au  jour,  document  qui  occupera  désormais  une  bonne  place  au  dossier 
de  la  question  de  la  presse;  c'est  d'un  autre  côté  le  caractère  significatif  des 
élections  municipales  de  Marseille. 

Que  ceux  qui  ont  à  souffrir  des  vives  épigrammes  de  M.  d'Haussonville 
fassent  entendre  des  plaintes,  c'est  leur  droit.  Les  rieurs  ne  sont  point  pour 
eux,  et  il  faut  convenir  qu'à  ce  métier  de  tirailleur  qu'il  a  galamment  entre- 
pris, M.  d'Haussonville  fait  souvent  chasse  heureuse.  Le  noble  écrivain  est 
de  ceux  qui  pensent  qu'il  n'est  point  mauvais,  pour  s'assurer  de  la  sensibi- 
lité du  malade,  de  s'exposer  à  le  faire  crier.  Il  faut  citer  aujourd'hui  un  bon 
trait  à  l'appui  de  sa  méthode  :  un  homme  de  talent  qui  a  eu  la  rare  bonne 
fortune,  sous  le  régime  de  la  loi  de  1852,  d'obtenir  l'autorisation  de  créer  un 
journal  a  cru  voir  un  doute  élevé  sur  son  indépendance  dans  un  passage 
de  la  Lettre  au  sénat.  Le  doute  n'était  point  justifié  assurément,  et  d'ailleurs 
la  susceptibilité  de  l'écrivain  s'était  irritée  à  tort;  mais  personne,  si  ce 
n'est  les  partisans  de  la  loi  de  1852  et  ceux  qui  en  ont  le  difficile  manie- 


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REirOE.  —  CHRONIQUE.  23S 

ment,  n'est  fondé  à  regretter  le  résultat  de  cette  double  méprise.  Nous  ne 
connaissons  point  de  témoignage  plus  concluant  contre  le  système  des  au- 
torisations en  matière  de  journaux  que  le  récit  des  péripéties  qu'a  dû  tra- 
verser M.  Guéroult  pour  obtenir  Tautorisation  de  créer  l'Opinion  natio- 
nale. La  sincérité  de  M.  Guéroult  ne  ménage  personne.  Oubliant  sans  doute 
que  le  Moniteur  en  décembre  1858  avait  frappé  de  blâme  la  polémique  sou- 
tenue alors  dans  un  autre  journal  par  M.  Guéroult  à  propos  de  la  question 
italienne,  le  rédacteur  de  VOpinion  nationale  attribue  au  contraire  sans 
hésitation  la  faveur  dont  il  a  été  Tobjet  à  l'approbation  que  Tempereur  au- 
rait donnée  à  cette  polémique.  L'intervention  réitérée  du  prince  Jérôme  fut 
nécessaire  pour  pousser  l'affaire  dans  les  bureaux  du  ministère  de  l'inté- 
rieur. L'indépendance  de  l'écrivain  fut  exposée  à  une  rude  épreuve  dans  le 
cabinet  même  du  ministre.  Celui-ci  mit  une  condition  à  l'autorisation  :  c'est 
que  M.  Guéroult  lui  remettrait  sa  démission  en  blanc.  Cette  condition  fut 
refusée,  et  il  ne  fallut  rien  moins  que  le  retour  de  l'empereur,  après  la 
campagne  d'Italie,  pour  rendre  efficaces  les  hautes  et  exceptionnelles  pro- 
tections qui  ont  présidé  à  la  naissance  de  VOpinion^  nationale.  Aucune  des 
assertions  de  M.  Guéroult  n'a  été  démentie  ;  nous  le  répétons,  l'indépen- 
dance de  cet  écrivain  est  incontestable  et  ne  pouvait  être  mieux  démontrée 
que  par  la  franchise  de  son  récit  ;  mais  l'on  voudra  bien  reconnaître  que  cette 
révélation  est  la  critique  la  plus  forte  qu'ait  encore  soulevée  le  régime  au- 
quel la  presse  est  soumise  depuis  1852.  Tous  les  écrivains  indépendans  ne 
peuvent  certes  avoir  la  présomption  d'espérer  qu'ils  mériteront  la  haute  et 
particulière  approbation  de  l'empereur;  tous  les  écrivains  indépendans  ne 
peuvent  compter  parmi  leurs  titres  l'amicale  faveur  d'un  prince  de  la  famille 
impériale.  Enfin  quels  inconvéniens  n'a  pas  pour  le  pouvoir  lui-même  un 
système  qui  a  pu  inspirer  à  un  ministre  aussi  honnête  homme  que  M.  le  duc 
de  Padoue  la  pensée  de  l'expédient  d'une  contre-lettre  I  Le  libéralisme  de 
M.  de  Persigny  nous  autorise  sans  doute  à  espérer  la  prompte  réforme  d'une 
telle  législation  ;  mais,  si  les  argumens  pratiques  eussent  encore  été  insuf- 
fisans  à  démontrer  les  fâcheux  effets  de  l'exception  au  principe  d'égalité 
consacrée  par  le  décret  de  1852,  l'argument  le  plus  décisif  aurait  été  fourni 
par  cette  révélation  qu'une  inoffensive  raillerie  de  M.  d'Haussonville  a  ob- 
tenue de  l'un  des  favorisés  de  ce  régime  exceptionnel. 

Les  élections  municipales  de  Marseille  sont  d'un  bon  exemple  et  d'un 
heureux  augure  pour  le  réveil  de  la  vie  politique.  Il  est  des  esprits  froids 
qui,  à  force  de  se  mettre  en  garde  contre  les  illusions,  s'exposent  à  penser 
trop  défavorablement  de  l'efficacité  de  leurs  efforts  au  moment  même  où  ils 
les  tentent.  Peut-être  notre  ami  M.  Léonce  de  Lavergne,  tout  en  nous  don- 
nant son  excellent  catéchisme  de  la  constitution,  ne  s'est-il  point  assez  dé- 
fendu contre  cette  inclination  pessimiste.  Des  faits  conmie  les  élections 
marseillaises  prouvent  que  lorsque  ceux  qui  ont  des  devoirs  politiques  n'hé- 
sitent point  à  les  remplir,  le  corps  électoral  montre  plus  d'intelligence  et 


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23&  BETUE  DES   DEUX  tfONDES. 

d'élan  que  quelques-uns  ne  le  supposent.  Les  élections  marseillaises  sont 
intéressantes  à  plusieurs  points  de  vue  :  elles  font  voir  le  parti  que  Ton 
peut  tirer  de  Taction  légale  dans  l'intérêt  d'élections  libérales;  elles  don- 
nent une  idée  des  obstacles  que  les  candidatures  indépendantes  doivent 
s'attendre  à  rencontrer  dans  l'influence  considérable  que  le  suffrage  uni- 
versel assure  à  l'administration;  elles  fournissent  un  curieux  échantillcm 
des  combinaisons  que  comporte  dans  le  camp  de  l'opposition  et  dans  le 
camp  de  l'administration  l'état  présent  des  opinions  politiques  dans  notre 
pays. 

Les  élections  municipales  du  mois  d'août  à  Marseille  avaient  été  annulées 
par  un  arrêt  du  conseil  de  préfecture.  Ces  élections  avaient  été  entachées 
en  effet  de  nombreuses  irrégularités,  de  fraudes,  de  violations  des  lois. 
Quoique  les  élections  du  mois  d'août  n'eussent  point  donné  lieu  à  une  lutte 
très  animée,  les  manœuvres  répréhensibles  qui  y  avaient  été  commises 
avaient  appelé  l'attention  de  quelques  citoyens  intelligens.  Ceux-ci  avaient 
fait  acte  d'initiative;  ils  avaient  dénoncé  les  vices  flagrans  de  l'élection,  et 
avaient  mis,  par  l'action  légale,  le  conseil  de  préfecture  en  demeure  d'invar 
lider  le  résultat  faussé  du  vote.  C'était  une  première  victoire  pour  le  libéra- 
lisme légal.  Elle  obligeait  et  encourageait  ceux  qui  l'avaient  obtenue  à  entrer 
plus  résolument  dans  la  lutte.  Ils  s'y  sont  présentés  au  nom  de  l'indépen- 
dance du  suffrage  universel.  «  La  condition  vitale  du  suffrage  universel,  di- 
saient-ils dans  leur  adresse,  c'est  l'indépendance  des  électeurs...  En  nous 
présentant  sans  désignation  administrative ,  nous  avons  voulu  que  le  choix 
des  mandataires  de  la  cité  ne  dépendit  d'aucune  autre  initiative  que  celle  du 
corps  électeral.  »  Le  nom  d'un  des  membres  les  plus  distingués  du  barreau 
marseillais,  celui  de  M.  Clapier,  était  en  tête  de  la  liste  indépendante.  M.  Cla- 
pier, qui  a  été  député  dans  la  dernière  chambre  du  règne  de  Louis-Philippe 
et  président  du  conseil-général  des  Bouches-du-Rhône  sous  la  république, 
a  conduit  cette  campagne  avec  un  grand  zèle  et  une  sagacité  vraiment  po- 
litique. Il  s'agissait  bien  plus  pour  le  parti  libéral  de  faire  une  expérience 
vigoureuse  du  suffrage  universel  que  de  remporter  la  victoire  du  scrutin. 
L'arrêté  du  sénateur-administrateur  des  Bouches-du-Rh6ne,  qui  convoquait 
les  électeurs  pour  le,  15  et  le  16  décembre,  n'a  été  publié  que  le  soir 
du  9,  en  sorte  qu'il  ne  restait  que  cinq  jours  pour  se  préparer  à  l'élection, 
et  il  fallait  composer  une  liste  de  trente-six  candidats.  A  la  difficulté  du 
temps,  le  maire  en  avait  gratuitement  ajouté  une  autre.  Par  un  arrêté  du 
10  décembre,  il  avait  établi  une  division  électorale  de  la  commune  toute 
nouvelle,  sans  faire  connaître  le  principe  de  ce  remaniement.  La  consé- 
quence était  que,  pour  savoir  où  ils  devraient  voter,  les  électeurs  étaient 
forcés  d'attendre  qu'on  leur  envoyât  leurs  cartes.  C'était  aider  singulière- 
ment cette  disposition  indifférente  dont  le  suffrage  universel  est  depuis  neuf 
ans  accusé  parmi  nous.  Toutes  les  cartes  étaient  loin  d'arriver  aux  desti- 
nataires; un  grand  nombre  d'électeurs  furent  forcés  4e  les  réclamer  par 


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BEVUE.  —  CHBONIQUE.  235 

exploits  d'huissiers.  L'afficliage  et  la  distribution  de  la  profession  de  foi  et 
de  la  liste  des  candidats  indépendans  étaient  interdits  par  les  commissaires 
de  police,  mais  Tinterdiction  ne  frappait  en  réalité  que  les  affiches  de  Top- 
position:  celles  de  la  mairie,  malgré  un  arrêté  préfectoral  qui  prohibait 
toute  manifestation  de  ce  genre,  furent  au  contraire  partout  placardées* 
A  cet  arrêté  du  sénateur-administrateur,  les  électeurs  indépendans  oppo- 
sèrent un  acte  extra-judiciaire,  et  obtinrent,  mais  seulement  à  la  fin  de  la 
journée,  la  levée  de  la  prohibition  relativement  à  la  distribution  de  la  pro- 
fession de  foi  des  candidats.  Disposant  d'un  temps  si  court,  entravés  par 
des  obstacles  arbitraires  que  Ton  ne  renversait  tardivement  qu'à  coups  de 
papier  timbré,  les, partisans  de  la  liste  libérale  de  Marseille  ont  pu  pour- 
tant réunir  9,000  voix;  la  liste  de  la  mairie  n'a  eu  que  6,000  suffrages  de 
plus;  une  portion  même  de  cette  liste  n'a  pas  obtenu  le  nombre  de  voix 
-  nécessaire  à  la  validité  de  l'élection.  L'opposition  reproche  d'ailleurs  à  l'é- 
lection des  vices  semblables  à  ceux  qui  ont  motivé  l'annulation  des  scrutins 
du  mois  d'août;  elle  ne  se  décourage  ni  ne  se  lasse  :  elle  a  dénoncé  les 
fraudes  commises  dans  une  protestation  adressée  au  sénateur-administra- 
teur et  au  conseil  de  préfecture  et  dans  une  plainte  déposée  au  parquet  du 
procureur  impérial.  Cest  ainsi  que  les  causes  politiques  doivent  agir  :  il  faut 
chercher  infatigablement  dans  la  loi  la  dépense  de  ses  droits.  Cette  per- 
sévérance dans  l'action  légale  est  un  salutaire  exemple  donné  au  pays  par 
une  des  plus  grandes  et  des  plus  importantes  villes  de  l'empire. 

Un  autre  fait  instructif  qui  ressort  des  élections  marseillaises,  c'est  la 
combinaison  d'élémens  divers  qu'a  présentée  la  liste  de  l'administration. 
Nous  ne  parlons  point  ici  des  recrues,  pour  ainsi  dire  obligées,  que  le  suf- 
frage universel  fournit  à  l'influence  administrative.  On  trouve  jusqu'à  pré- 
sent naturel  que  ceux  qui  vivent  du  patronage  de  l'administration,  ou  qui 
ont  eu  à  redouter  le  contrôle,  se  croient  tenus  d'obéir  à  ses  mots  d'ordre, 
que  les  douaniers,  les  employés  de  l'octroi,  les  cabaretiers,  votent  comme 
veut  M.  le  maire.  Il  y  a  là  pourtant  un  fort  appoint  du  suffrage  universel,  et 
lorsqu'on  sera  entré  plus  avant  dans  la  sérieuse  concurrence  des  opinions, 
il  y  aura  lieu  de  surveiller  de  près  ce  contrôle  à  rebours  que  l'administra- 
tion, qui  est  mandataire  du  suffhige  universel,  est  portée  à  s'arroger  sur 
l'initiative  de  l'électeur,  de  qui  elle  tient  son  mandat  et  à  qui  appartient  vé- 
ritablement au  contraire  le  droit  de  la  contrôler.  Cette  question  est  encore 
trop  en  avant.  L'influence  administrative  a  procuré  sans  doute  plusieurs  mil- 
liers de  voix  à  la  liste  du  maire  de  Marseille  ;  mais  d'autres  influences,  dont 
la  réunion  paraît  singulière,  ont  contribué  à  la  grossir.  L'administration  a 
eu  le  talent  de  grouper  autour  d'elle  les  voix  de  l'extrême  démocratie  et  les 
voix  cléricales,  exhortées,  dit-on,  par  les  jésuites  et  publiquement  par  l'é- 
vêque.  Un  comité  démocratique  invoquant  les  services  rendus  pendant  de 
longues  années  à  la  démocratie,  les  traditions  de  la  démocratie,  etc.,  a  prêté 
ses  acclamations  à  la  liste  administrative.  Ce  comité  a  organisé  dans  une 


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236  REVUE  DE8  DEUX  MONDES. 

brasserie  de  la  viQe  des  réunions  où  un  ancien  membre  de  la  montagne  de 
notre  dernière  assemblée  républicaine,  M.  Thourel,  aujourd'hui  avocat  du 
barreau  d'Aix,  est  venu  plaider  la  cause  de  l'autorité  municipale.  Mais  l'in- 
tervention la  plus  surprenante  dans  cette  lutte  électorale  est  celle  de  l'évê- 
que  de  Marseille.  Le  10  décembre,  le  vénérable  prélat  envoyait  à  ses  curés 
une  circulaire  où  il  est  dit  :  «  M.  le  maire  de  Marseille  croit  avec  moi  que 
ses  bonnes  dispositions  toujours  persévérantes  en  faveur  de  nos  églises  sont 
assez  comprises  pour  qu'il  puisse  avoir  toute  confiance  dans  votre  concours* 
Vous  lui  prouverez  que  cette  confiance  est  bien  fondée.  »  Certes  nous  ne 
prétendons  point  contester  au  clergé  et  à  l'épiscopat  l'usage  de  leur  in- 
fluence politique  dans  les  situations  et  à  propos  des  questions  où  sont  en 
jeu  les  grands  intérêts  du  pays  et  les  grands  principes  de  la  société  et  de 
la  religion  ;  mais  nous  ne  saurions  nous  expliquer  ni  approuver  que  dans 
les  controverses  auxquelles  l'église  n'est  mêlée  ni  par  ses  intérêts,  ni  par 
ses  doctrines,  l'autorité  épîscopale  renonce  à  l'impartialité  qu'elle  doit  à 
tous  ceux  qu'elle  est  chargée  de  conduire.  Nous  ne  craindrons  pas  de  dire 
que  la  neutralité  en  matière  politique  est  prescrite  au  clergé  dès  qu'elle 
est  permise  à  sa  conscience.  Nous  avons  donc  peine  à  comprendre  que 
l'évêque  de  Marseille  se  soit  laissé  distraire  des  prières  que  lui  demande  le 
pape  en  détresse,  pour  écrire  des  circulaires  en  faveur  d'une  administra- 
tion municipale. 

Nous  ne  nous  dissimulons  pas  que  l'exposé  et  l'appréciation  d'un  fait  se- 
condaire en  soi,  comme  l'est  l'élection  d'une  municipalité  départementale, 
sortent  un  peu  de  notre  compétence  et  appartiendraient  plutôt  à  la  presse 
quotidienne  :  ce  soYit  les  journaux  qui  devraient  porter  la  lumière  sur  la 
pratique  du  suffrage  universel,  recueillir  tous  les  élémens  d'information  qui 
sont  de  nature  à  perfectionner  l'éducation  du  public  en  matière  électorale; 
mais  nos  journaux  n'ont  pas  l'air  de  vouloir  secouer  encore  l'indolence  où 
les  entretient  depuis  si  longtemps  le  monopole.  Si  l'on  trouve  que  nous 
avons  prêté  trop  d'attention  aux  élections  marseillaises,  nous  avons  une 
autre  excuse,  et  nous  l'avons  présentée  d'avance.  De  si  grandes  décisions 
peuvent  être  avant  peu  demandées  à  la  France,  et  par  conséquent  au  suf- 
ft*age  universel,  que  rien  ne  nous  paraît  trop  petit  et  indigne  d'étude  dans 
ce  qui  peut  nous  apprendre  quelque  chose  sur  les  mœurs  du  suffrage  uni- 
versel et  sur  la  conduite  d'un  instrument  à  la  fois  si  puissant  et  si  difficile 
à  manier. 

Ce  qui  nous  donne  à  réfléchir  dans  la  situation  extérieure,  ce  n'est  point 
le  détail  des  questions,  les  faits  qui  se  déroulent  au  jour  le  jour;  c'est  un 
ensemble  de  circonstances  dont  nous  allons  essayer  d'exprimer  le  caractère 
général. 

La  crise  qui  travaille  quelques-unes  des  grandes  contrées  de  l'Europe  est 
une  crise  d'instabilité  et  d'affaiblissement.  Il  y  a  dans  certaines  parties  du 
continent  ou  une  débilitation  ou  une  incertitude  extrême.  En  vérité,  quand 


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REVUE,  —  CHKONIQUE.  237 

on  détourne  son  regard  de  TAngleterre  ou  lorsqu^on  sort  de  France,  on  ne 
voit  plus  partout  qu'une  désolante  faiblesse  :  faiblesse  en  Italie,  car  si  les 
populations  de  la  péninsule  ont  éprouvé  des  transformations  qui  peuvent 
leur  promettre  dans  Tavenir  une  nouvelle  et  forte  vie,  dans  le  présent  rien 
n'est  encore  assuré  ;  les  tronçons  réunis  de  l'Italie  ne  se  sont  point  encore 
assimilés  dans  une  véritable  unité  :  ceux  qui  augurent  le  mieux  de  la  révo- 
lution sentent  que,  pour  triompher,  elle  a  encore  bien  des  obstacles  à 
vaincre,  bien  des  hasards  à  traverser,  et  qu'un  seul  échec  remettrait  en 
question  tout  ce  qui  a  été  merveilleusement  conquis  jusqu'à  ce  jour.  Fai- 
blesse en  Autriche,  dont  la  misère  financière  éclate  plus  tristement  à  chaque 
instant,  où  la  lutte  des  nationalités  prend  un  caractère  de  plus  en  plus  ré- 
volutionnaire, où  le  pouvoir  dirigeant  aflSche  de  bonnes  intentions  frappées 
d'impuissance,  cède  et  perd  le  bénéfice  de  ses  concessions  en  les  faisant 
trop  tard,  où  le  ministère  a  l'air  de  briguer  par  ses  promesses  libérales  le 
suffrage  des  opinions  généreuses  de  l'Europe  et  blesse  ces  opinions  par  des 
maladresses  aussi  impardonnables  que  l'extradition  du  comte  Téléki.  Fai- 
blesse, quoique  à  un  moindre  degré,  dans  l'Allemagne,  tiraillée  par  des  ten- 
dances contraires,  dont  les  gouvernemens  ont  tant  de  peine  et  sont  si  lents 
à  s'entendre.  Faiblesse  en  Russie,  où  l'incertitude  de  la  solution  de  la  ques- 
tion du  servage  paralyse  tout,  où  l'armée  n'est  plus  recrutée  depuis  plu- 
sieurs années,  où  l'incapacité  du  gouvernement  laisse  durer  et  s'aggraver 
une  situation  financière  déplorable.  Faiblesse  en  Turquie,  la  partie  la  plus 
malade  du  continent ,  et  quUl  suffit  de  nommer  pour  exprimer  l'excès  du 
délabrement  et  de  la  décomposition. 

Devant  cet  ensemble,  le  détail  des  événemens  et  des  questions  perd  pres- 
que tout  intérêt.  La  plus  grande  partie  du  continent  est  visiblement  en  proie 
à  un  vaste  travail  de  dissolution,  à  quelque  chose  qui  est  au  moins  le  symp- 
tôme d'une  révolution  générale,  s'il  n'est  déjà  cette  révolution  môme.  Pour 
se  convaincre  combien  le  détail  des  faits  quotidiens  a  peu  de  valeur  sur  ce 
fond  de  tableau,  il  n'y  a  qu'à  les  passer  rapidement  en  revue. 

En  Italie,  l'annexion  des  dernières  conquêtes  du  Piémont  est  ofliciellement 
promulguée  à  Turin,  tandis  que  le  roi  de  Naples  poursuit  à  Gaête  son  hono* 
rable,  quoique  tardive  résistance,  et  qu'une  dernière  lamentation  irritée  du 
pontife  s'échappe  du  Vatican.  Est-il  besoin  d'attacher  un  grand  poids  à  la 
question  de  savoir  si  l'escadre  française  sera  retirée  huit  jours  plus  tôt  ou 
plus  tard  de  la  rade  de  Gaête?  Y  a-t-il  un  intérêt  bien  sérieux  à  savoir  jus- 
qu'où vont  les  instances  de  l'Angleterre  revendiquant  pour  l'Italie  le  prin- 
cipe de  non-intervention,  les  sollicitations  émues  des  puissances  du  Nord 
recommandant  à  notre  protection  un  souverain  malheureux  traqué  dans  sa 
dernière  forteresse?  Et  n'est-ce  point  une  curiosité  frivole  que  de  vouloir 
connaître  exactement  la  cote  mal  taillée  par  laquelle  le  gouvernement  fran- 
çais s'efforce  de  concilier  ces  deux  exigences?  Cette  conspiration  savante  et 
admirablement  disciplinée  des  manifestations  par  lesquelles  les  Italiens  ont 


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238  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partout  préludé  aux  actes  de  révolution  ou  d'annexion  opère  maintenant  § 
Rome  sous  le  regard  de  nos  soldats,  et  va  même  prendre  pour  théâtre  la  ba- 
silique de  Saint-Pierre.  Irons-nous  là-dessus  adresser  aux  Italiens  des  leçons^ 
de  prudence?  Leur  conseillerons-nous  la  réserve?  Leur  précherons-nous  le 
ménagement  de  la  position  de  la  France,  le  respect  des  intérêts  généraux  de 
l'Europe,  et  autres  formules  bonnes  en  saison  de  congrès  et  de  protocoles?' 
Mous  prendrions  bien  notre  temps  !  Le  dernier  parlement  piémontais  est  dis- 
sous; le  premier  parlement  uni  va  être  convoqué^  et  se  réunira  en  février 
pour  représenter  22  millions  d'Italiens.  Irons-nous,  nous  autres  étrangers, 
pronostiquer  à  l'infini  sur  la  composition,  les  difficultés,  les  tendances  de  ce 
parlement?  Irons -nous  supputer  les  querelles  que  les  députés  napolitains 
pourront  chercher  aux  députés  du  nord,  les  luttes  possibles  du  piémontisme, 
du  mazzinisme,  du  garibaldisme?  Féconde  préoccupation!  comme  si  le  par- 
lement, quel  qu'il  soit,  n'était  pomt  destiné  à  subir  fatalement  les  nécessités 
de  la  situation  de  l'Italie.  Or  cette  situation  n'd,  que  deux  issues,  la  guerre 
ou  la  paix,  la  guerre  avec  ses  hasards  funestes,  la  paix  avec  ces  émotions 
inquiètes,  impatientes,  dissolvantes,  qui  rendent  non  moins  funeste  que  la 
guerre  toute  paix  qui  n'est  qu'une  trêve.  Puis  les  choses  oht  pris  un  tel  tour 
en  Europe,  que  les  Italiens  n'ont  peut-être  plus  leur  libre  arbitre  dans  l'op- 
tion entre  la  paix  et  la  guerre,  et  que  c'est  la  force  des  choses  qui  fera  le 
choix. 

Entrons  dans  le  fouillis  autrichien.  Nous  sommes  de  ceux  qui  plaignent 
le»  gouvernemens  et  les  peuples  qui  perdent  ces  occasions  uniques  où  par 
des  concessions  mutuelles  ils  pourraient  encore  s'entendre  et  s'accorder.  Le 
diplôme  promulgué  le  20  octobre  par  l'empereur  d'Autriche  nous  paraissait 
être  une  de  ces  occasions  de  réconciliation,  et  l'avenir  dira  s'il  n'est  pas  à 
regretter  que  la  Hongrie,  dans  son  irritation,  l'ait  repoussée.  Ici  encore  les 
événemens  partiels  ne  présentent  d'intérêt  que  comme  traits  de  la  situation 
générale.  Un  nouveau  ministre  libéral,  M.  de  Schmerling,  prend  la  direc- 
tion de  la  politique  intérieui-e  de  l'empire.  Ses  promesses  sont  irréprocha- 
bles :  il  veut  constituer  les  diverses  nationalités  qui  composent  l'Autriche 
sur  les  bases  de  l'autonomie  la  plus  large;  il  se  propose  de  fonder  l'unité  de 
l'Autriche  sur  le  principe  moral  d'une  fédération  libre  qui  associera  les  in- 
térêts de  tous,  et  transigera  sur  les  intérêts  particuliers  de  chacun  dans  le 
conseil  de  l'empire,  devenu  une  sorte  de  congrès  général. 

Des  concessions  importantes  ont  accompagné  ou  suivi  le  programme  de 
M.  de  Schmerling.  La  loi  électorale  de  1848  réclamée  dès  les  premiers  jours 
par  les  comitats  hongrois  pour  l'élection  de  la  diète  est  accordée,  la(  réu— 
nion  de  la  Voïvodie  à  la  Hongrie  est  décidée;  mais  il  semble  que  les  Hon- 
grois irréconciliablcment  ulcérés  aient  pris  dès  le  premier  jour  le  parti  de 
répondre  à  tout  :  C'est  trop  tard.  1868  parait  être  la  date  irrévocable  de 
leurs  aspirations  et  de^  leurs  colères.  Les  comitats  redemandent  les  lois  de 
1848.  Le  préfet  de  Pesth,  le  comte  Karolyi,  se  présente  avec  ce  mot  d'ordre 


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EEYUE.  —  CHEONIQUE.  2S9 

^xx  comitat,  et  termine  un  discours  applaudi  avec  entliousiasme  en  disant 
qu'il  vient  renouveler  le  serment  prêté  par  lui  à  la  même  place  il  y  a  douze 
ans.  On  est  obligé  de  rendre  aux  villes  les  maires  de  18/t8.  Gomme  candi- 
dats aux  comités  départementaux,  on  propose  aux  acclamations  de  tous  les 
noms  de  ministres  ou  de  personnages  qui  ont  joué  les  rôles  les  plus  pronon- 
cés en  1868.  Si  par  contre  Ton  vient  proposer  le  nom  d'un  homme  qui  de- 
puis douze  ans  ait  occupé  une  place  dans  Tadministration,  un  cri  unanime 
part  de  l'assemblée  :  «  il  est  mort!  »  Les  Hongrois  raient  ainsi  du  livre  des 
vivans  ceux  qui  ont  pactisé  avec  rAutrichc.  Si  l'on  détourne  son  attention 
de  la  Hongrie  pour  la  porter  sur  les  autres  parties  de  l'empire,  on  ne  peut 
se  dissimuler  les  profonds  ravages  que  la  désaffection  a  produits  partout. 
A  ta  désaffection  se  mêle  un  sentiment  non  moins  fatal  au  pouvoir,  le  dé- 
couragement de  populations  qui  ne  croient  point  à  la  capacité  des  hommes 
placés  à  leur  tête,  et  qui  ne  veulent  plus  voir  autour  du  trône  la  main  qui 
pourra  les  sauver.  Certes,  en  prenant  en  main  le  gouvernement  à  une  pa- 
reille heure,  M.  de  Schmerling  fait  un  acte  remarquable  de  courage  et  d'ab- 
négation, et  mérite  d'être  soutenu  par  les  encouragemens  du  libéralisme 
européen.  On  lui  prête  ce  mot  patriotique  :  «  Je  défendrai  l'empire  à  l'inté- 
rieur comme  le  général  Benedek  saura  le  défendre  au  dehors l  »  Hélas! 
dans  de  telles  circonstances,  les  bonnes  volontés  ne  sont  que  trop  souvent 
impuissantes.  L'Autriche  est  engagée  dans  un  dilemme  semblable  à  celui  qui 
est  posé  en  Italie  :  la  révolution  sera-t-elle  contenue  ou  fera-t-elle  explosion 
en  Hongrie?  L'alternative  est  plus  douloureuse  encore  pour  l'Autriche,  car 
dans  l'un  de  ces  cas  ce  n'est  plus  seulement  du  sort  de  la  Vénétie  qu'il  s'a- 
gît pour  elle,  mais  de  l'existence  même.  On  attribue  au  général  Benedek 
ce  mot  fler  et  résigné,  qui  peint  bien  cette  situation  menaçante  :  «  L'enjeu 
de  la  partie  qui  va  se  jouer  est  la  question  de  savoir  s'il  y  aura  encore  une 
grande  Autriche,  ou  si  l'Autriche  deviendra  un  état  du  rang  de  la  Bavière.  » 
Ici  encore  la  partie  sera  engagée  par  la  force  des  choses  bien  plus  que  par 
les  volontés  humaines.  Litalie  et  la  Hongrie,  représentées  par  leurs  assem- 
blées, exerceront  l'une  sur  l'autre  une  attraction  inévitable.  Qui  peut  dire 
4]u^un  tel  état  de  choses  ne  prépare  pas  un  nouveau  théâtre  aux  glorieuses 
folies  du  solitaire  de  Gaprera  7 

Il  y  a  dans  les  faits  qui  s'agitent  en  Italie  et  en  Autriche  une  puissance 
d'excitation  pour  les  populations  voisines  que  personne  ne  saurait  mécon- 
naître. Nous  ne  voulons  point  en  calculer  ici  les  effets  sur  l'Allemagne  et 
sur  la  Turquie.  Nous  dirons  seulement  que  l'on  se  tromperait,  si  l'on  attri- 
buait à  la  majorité  du  peuple  allemand  une  indifférence  réelle  sur  les  périls 
que  courrait  l'Autriche,  ne  fût-ce  que  du  côté  de  l'Italie.  On  peut  juger  au 
contraire  de  la  sympathie  sérieuse  que  la  cause  de  l'Autriche  inspire  même 
en  Prusse  par  un  amer  et  véhément  article  publié  récemment  dans  la  Feuille 
hebdomadaire  prussienne  à  propos  de  la  brochure  française  sur  le  rachat 
de  la  Vénétie  dont  nous  parlions  il  y  a  quelques  jours.  Nous  avons  eu  plu- 


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2&0  BEVUE  DES   DEUX  MONDES. 

sieurs  fois  à  faire  allusion  à  ce  journal  important,  fondé  et  rédigé  par  les 
hommes  qui  sont  aujourd'hui  au  pouvoir  à  Berlin.  Son  opinion  sur  la  ques- 
tion de  la  Vénétie  mérite  donc  d'être  sérieusement  pesée.  L'article  dont 
nous  parlons  porte  un  titre  méprisant,  qui  annonce  dès  l'abord  la  pensée  de 
l'auteur  sur  le  projet  du  rachat  de  la  Vénétie  :  «  la  spéculation  sur  les  fonds  et 
sur  la  politique.  »  Le  patronage  donné  par  un  de  nos  joumaux^officieux  à  la 
brochure  sur  la  Vénétie  a  d'ailleurs  en  Allemagne  produit  la  plus  mauvaise 
impression,  même  parmi  les  adversaires  habituels  de  l'Autriche.  Le  comité 
militaire  de  la  diète  de  Francfort  s'occupe,  aussi  activement  que  les  mœurs 
fédérales  le  permettent,  de  pourvoir  l'armée  de  la  confédération  de  canons 
rayés  du  système  prussien.  On  dit  aussi  que  l'interminable  question  du  com- 
mandement de  l'armée  fédérale  avance  dans  les  négociations  directes  enta- 
mées à  ce  sujet  à  Berlin  entre  la  Prusse  et  l'Autriche ,  et  recevra  une  solu- 
tion prochaine. 

Revenons  à  ce  caractère  général  de  la  situation  extérieure  qui  donne  lieu 
de  craindre  toute  sorte  de  complications  prochaines.  Dans  les  idées  de  l'an- 
cienne politique,  qui  ne  comprenait  point  la  grandeur  des  intérêts  écono- 
miques, la  France,  satisfaite  de  sa  force  matérielle  qui  présente  en  effet  un 
aspect  plus  rassurant  que  son  état  moral,  la  France  eût  pu  assister  avec  un 
secret  plaisir  à  l'affaiblissement  de  ses  voisins  et  à  la  décomposition  des 
puissances  sous  la  coalition  desquelles  elle  succombait  il  y  a  cinquante  ans. 
Dans  cet  ordre  de  considérations  où  l'on  tient  surtout  compte  de  la  force 
des  états,  il  y  aurait  même  lieu  de  dresser  aujourd'hui  un  bilan  instructif 
des  résultats  qu'ont  eus  les  arrangemens  de  Vienne  pour  la  France  et  pour 
les  puissances  qui  ont  vaincu  Napoléon  on  1814  et  1815.  A  la  lumière  de 
cette  grandiose  expérience,  que  l'on  peut  regarder  comme  terminée  aujour- 
d'hui après  les  ébranlemens  qu'a  reçus  le  système  créé  par  le  congrès  de 
Vienne,  il  est  permis  de  réviser  bien  des  jugemens  passionnés  et  rétro- 
grade^ portés  par  l'ancienne  école  politique.  Cette  école  prétendait  que  la 
France  avait  été  outrageusement  affaiblie  par  l'arrangement  du  congrès  de 
Vienne,  et  il  se  trouve  qu'au  bout  d'environ  un  demi-siècle,  c'est  la  force 
du  vaincu  seul  qui  s'est  relevée  et  prodigieusement  accrue,  tandis  que  les^ 
vainqueurs,  malgré  les  frontières  qu'ils  nous  ont  enlevées,  sont  allés  en  s'af- 
faiblissant  et  en  déclinant.  C'est  qu'entre  les  vainqueurs  et  les  glorieux  vain- 
cus il  y  a  eu  depuis  ce  temps  une  différence  profonde.  Le  vaincu  a  mené 
pendant  trente-sept  ans  la  vie  orageuse,  mais  saine  et  virile  de  la  liberté, 
tandis  que  les  vainqueurs  se  sont  étiolés  dans  les  routines  débilitantes  du 
despotisme.  Certes  la  leçon  est  grande,  et  l'enseignement  opportun.  S'il  y^ 
a  encore  en  France  une  école  de  politiques  qui  mettent  en  balance  la  vertu 
de  l'agrandissement  des  frontières  et  la  vertu  du  principe  vital  des  institu- 
tions libres,  conçoitron  une  condamnation  plus  écrasante  de  ce  matérialisme 
que  celle  que  les  faits  prononcent  sous  nos  yeux? 

Mais  une  solidarité  morale  et  économique  unit  les  peuples,  et  les  sociétés 


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REVUE.  —  CHK0NIQT3E.  241 

contemporaines  la  ressentent  trop  pour  tirer  joie  et  vanité  des  perturba- 
tions qu'éprouvent  des  nations  voisines.  Le  mal  de  celles  qui  souffrent  re- 
jaillit promptement  sur  les  autres;  les  plus  saines  n'échappent  point  à  cette 
loi.  L'Europe  ne  pourrait  pas  supporter  longtemps,  sans  être  atteinte  tout 
entière  d'une  douloureuse  langueur,  la  prolongation  du  désordre  auquel 
l'Italie,  l'Autriche  et  la  Turquie  sont  en  proie,  lors  même  que  ce  désordre 
n'enfanterait  point  la  guerre.  Les  intérêts  sont  trop  mêlés  dans  notre  civi- 
lisation moderne  pour  ne  point  être  atteints  partout,  lorsqu'ils  sont  blessés 
quelque  part.  Ne  voit-on  pas  en  ce  moment  même  les  besoins  financiers  de 
la  Turquie  et  un  empruj[it  mal  conçu  compromettre  des  places  françaises  et 
soulever  chez  nous  de  difficiles  questions  morales  et  politiques?  L'attitude 
passive,  Finertie,  ne  mettent  point  les  peuples  et  les  gouvememens  à  l'abri 
de  cette  contagion,  et  si  l'on  prend  le  parti  de  l'action,  si  l'on  veut  inter- 
venir dans  les  luttes  engagées,  à  quelles  fausses  mesures  ne  risque-t-on  point 
de  recourir  I  à  quels  périls  ne  s'expose-t-on  pasi  Le  moment  présent  est  donc 
grave,  et  c'est  sur  l'extrême  gravité  de  la  situation,  considérée  dans  l'en- 
semble, que  nous  avons  voulu  appeler  aujourd'hui  l'attention.  A  cet  en- 
semble de  nécessités  politiques,  il  faut  faire  face,  non  par  de  petits  expé- 
dions qui  suivent  maladroitement  les  faits  et  ne  les  gouvernent  point,  mais 
par  une  forte  compréhension  des  choses  et  un  large  système. 

Le  romanesque  succès  de  notre  expédition  de  Chine  fait  une  diversion 
heureuse  aux  préoccupations  inquiètes  qu'inspire  l'état  de  l'Europe.  Un  épi- 
sode des  découvertes  et  des  conquêtes  fabuleuses  accomplies  au-delà  des 
mers  par  les  héroïques  aventuriers  du  xvi*  siècle  se  trouve  ainsi  transplanté 
dans  le  xix",  dans  le  siècle  des  guerres  savantes  et  correctes.  Cette  entre- 
prise si  hardiment  conduite  met  enfin  la  civilisation  en  contact  avec  le  der- 
nier et  le  plus  vaste  boulevard  de  la  barbarie,  s'il  est  permis  de  ranger  en 
effet  parmi  les  barbares  un  peuple  qui  n'avait  de  barbare  que  son  entête- 
ment à  demeurer  fermé  aux  autres  nations.  Grâce  aux  habiles  négociateurs 
de  France  et  d'Angleterre,  grâce  à  nos  infatigables  soldats,  on  peut  croire 
qu'enfin  la  Chine  est  ouverte.  La  Chine  ouverte,  autant  dire  qu'il  n'y  a  plus 
de  Chine.  Plût  à  Dieu  que  nous  eussions  le  droit  de  pousser  la  même  excla- 
mation triomphante  à  propos  de  toutes  les  Chines  intellectuelles,  morales  et 
politiques  que  l'ignorance,  l'égoïsme  et  la  mauvaise  foi  conservent  parmi 
nous!  Cest  notre  souhait  de  bonne  année.  i.  forcadb. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

LE  COMTE   LADISLAS  T^LÉKL 

Au  mois  d'octobre  1856,  une  diète  extraordinaire  était  convoquée  dans  la 
capitale  de  la  Saxe  pour  discuter,  entre  autres  projets  de  lois,  la  réforme  du 

TOME  XXXI.  IG 


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( 


2&2  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rode  pénal  et  du  code  de  procédure  criminelle.  A  la  suite  de  ces  débats  et 
comme  appendice  aux  mesures  qui  venaient  d'être  votées,  le  gouvernement 
saxon  conclut  avec  plusieurs  cabinets  de  FAllemagne  des  conventions  rela- 
tives à  l'extradition  des  accusés.  Par  une  de  ces  conventions,  en  date  du 
28  novembre,  la  Saxe  et  l'Autriche  s'engageaient  réciproquement  à  se  livrer 
les  criminels  réfugiés  sur  leur  territoire.  Il  s'agissait  de  criminels,  il  s'agis- 
sait de  crimes  tels  que  les  définissent  les  lois  chez  tous  les  peuples  chrétiens; 
dans  l'esprit  des  chambres  et,  nous  en  sommes  convaincus,  dans  l'esprit  du 
ministère  saxon,  ce  n'étaient  pas  des  opinions  politiques,  ce  n'étaient  pas  des 
regrets  et  des  espérances  que  l'on  voulait  frapper.  Non,  sous  le  règne  du 
prince  qui  a  commenté  la  Divine  Comédie  et  consacré  de  si  nobles  pages  à 
Fexilé  de  Florence,  ce  n'était  pas  contre  les  exilés  qu'on  inscrivait  sur  les 
frontières  de  la  Saxe  les  sinistres  paroles  :  voi  ch'entrate.,.  Vous  qui  entrez 
dans  ce  pays,  si  vous  êtes  Italien  et  que  vous  ayez  fait  des  vœux  pour  Tin- 
dépendanoe  de  l'Italie,  si  vous  êtes  de  race  slave  et  que  vous  ayez  réclamé 
des  institutions  nationales  pour  la  Galicie  et  la  Bohême,  si  vous  êtes  Hon- 
grois et  que  vous  ayez  défendu  votre  patrie  aux  heures  décisives  où  il  est 
impossible  de  rester  neutre,  sachez-le  bien,  nous  vous  livrerons  à  l'Autriche. 

Le  ministère  saxon  vient  d'agir  comme  si  cet  écriteau  honteux  était  planté 
en  effet  aux  portes  de  Dresde  et  de  Leipzig.  M.  le  comte  Ladislas  Télékî,  ré- 
fugié hongrois  voyageant  avec  un  faux  passe-port,  où  il  était  désigné  comme 
sujet  de  l'Angleterre,  a  été  arrêté  par  la  police  de  Dresde.  Dan§  tout  autre 
pays,  il  eût  été  simplement  reconduit  à  la  frontière;  le  gouvernement  saxon 
Fa  livré  au  gouvernement  autrichien,  et  le  noble  patriote  hongrois  est  au- 
jourd'hui dans  ces  prisons  qui  rappellent  tant  de  tristes  souvenirs. 

Qu'est-ce  donc  que  le  comte  Ladislas  Téléki?  Un  des  plus  dignes  repré- 
«entans  de  la  noblesse  magyare.  Héritier  d'un  grand  nom,  disciple  et  suc- 
cesseur des  hommes  qui,  vers  1820,  ont  commencé  la  régénération  du  pays 
par  la  régénération  des  hautes  classes,  M.  le  comte  Téléki  a  consacré  sa  vie 
à  l'étude  des  lois  de  son  pays  et  des  besoins  nouveaux  qui  s'y  produisent. 
Un  célèbre  écrivain  hongrois,  M.  Moritz  Jokay,  dans  un  dramatique  tableau 
de  mœurs,  a  vivement  peint,  et  l'une  en  face  de  l'autre,  deux  familles  ou 
plutôt  deux  périodes  de  la  noblesse  de  son  pays  :  d'un  côté  l'ancienne  aris- 
tocratie, façonnée  aux  usages  de  la  cour  dé  Vienne,  n'ayant  d'autre  ambi- 
tion que  de  montrer  ses  uniformes  dans  les  salons,  pleine  de  mépris  pour  la 
langue  et  les  mœurs  nationales,  incapable  d'une  pensée  sérieuse,  d'un  tra- 
vail utile,  dégradée  enfin  par  l'inaction  autant  que  par  la  bassesse  des  sen- 
timens,  et  quand  elle  revenait  séjourner  quelque  temps  dans  ses  domaines, 
se  livrant  pour  se  désennuyer  aux  plus  puériles  extravagances;  de  l'autre 
au  contraire,  la  jeune  noblesse,  active,  laborieuse,  passionnée  pour  le  pays 
natal,  étudiant  les  ressources  du  sol  et  le  travail  des  esprits,  étudiant  aussi 
l'Europe,  s'initiant  aux  lumières  nouvelles,  s'efforçant  de  les  répandre  parmi 
le  peuple,  en  un  mot  préparant  par  tous  les  moyens  la  renaissance  intellec- 
tuelle et  morale  de  la  patrie,  condition  première  et  gage  assuré  de  sa  ré- 
novation politique.  Le  comte  Ladislas  Téléki  tenait  dignement  sa  place  dans 
cette  jeune  phalange  quand  les  événemens  de  18/i8  vinrent  le  mettre  plus 
particulièrement  en  évidence;  c'est  lui  qui  fut  chargé  de  représenter  le 


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BEVUE.  —  CHKONIQUE.  2fl$ 

nouveau  gouvernement  de  la  Hongrie  auprès  de  la  république  française. 
Sous  la  présidence  du  général  Cavaignac,  dans  les  premiers  mois  de  la  pré- 
sidence du  prince  Louis-Napoléon,  M.  le  comte  Téléki,  envoyé  du  gouver- 
nement national  de  son  pays,  eUt  maintes  fois  Poccasion  de  défendre  sa 
cause  auprès  de  nos  hommes  d'état,  et  s'il  ne  réussit  pas  à  leur  faire  parta- 
ger ses  vues,  il  leur  inspira  du  respect  par  Télévation  de  son  caractère  et 
la  modération  de  son  esprit.  C'est  le  témoignage  que  lui  a  rendu  ici  même 
un  fonctionnaire  distingué  du  ministère  des  suaires  étrangères,  M.  Hippo- 
lyte  Desprez,  dans  une  étude  où  il  combat  certaines  idées  politiques  du  parti 
auquel  se  rattachait  le  généreux  Magyar.  Depuis  la  défaite  de  la  Hongrie  en 
i8/i9,  M.  le  comte  Téléki  vivait  soit  à  Paris,  soit  à  Genève,  toujours  occupé 
d'études  sérieuses,  les  yeux  tournés  vers  sa  chère  patrie,  et  ceux  qui  ont 
eu  l'honneur  de  le  connaître  se  demandent  par  quel  enchaînement  de  so- 
phismes,  par  quelle  étrange  interprétation  des  lois  saxonnes,  une  âme  si 
pure,  si  noble,  un  cœur  si  loyal  et  si  désintéressé,  a  pu  être  assimilé  aux 
criminels. 

Ge  n'est  pas  pour  le  comte  Ladislas  qu'une  pareille  assimilation  est  infa- 
mante. Certes  nous  avons  le  droit  d'élever  la  voix  dans  cette  affaire,  et  il  y 
a  même  là  un  devoir  sacré  cour  nous,  car  il  est  bien  évident  qu'un  des 
principaux  mobiles  du  ministère  saxon  a  été  l'espèce  de  haine  qu'il  porte  à 
la  France  et  qu'il  affiche  en  toute  rencontre.  M.  le  baron  de  Beust,  qui  sans 
présider  au  ministère,  en  çst  l'âme  depuis  bien  des  années,  ne  dissimule 
guère  ses  sentimens  à  notre  égard;  on  l'a  vu  en  deux  occasions  solenneUes, 
pendant  l'expédition  de  Crimée  comme  pendant  la  guerre  d'Italie,  nous 
chercher  des  ennemis  par  toute  l'Allemagne.  En  1856  9  il  a  été  sur  le  point 
de  brouiller  la  Saxe  avec  l'Autriche  parce  que  l'Autriche  refusait  de  faire 
cause  commune  avec  la  Russie;  en  1859,  il  a  fait  acte  de  vassalité  envers  la 
monarchie  des  Habsbourg  dès  le  moment  où  les  Habsbourg  se  sont  trouvés 
en  face  de  nous  sur  les  champs  de  bataille  d'Italie.  L'extradition  du  comte 
Ladislas  Téléki  est  un  pas  de  plus  dans  cette  voie,  c'est  un  hommage  obsé- 
quieux du  vassal  au  suzerain  ;  et  comment  ne  pas  y  reconnaître  l'intention 
de  jeter  un  défi,  défi  indirect  il  est  vrai,  et  médiocrement  courageux,  aux 
principes  de  notre  politique  internationale?  Encore  une  fois,  à  part  même 
toute  question  générale  d'humanité,  d'honneur,  de  civilisation ,  nous  avons 
le  droit  de  protester  contre  la  conduite  du  cabinet  de  Dresde,  et  la  presse 
française  n'a  pas  manqué  à  sa  tâche;  mais  il  y  a  un  peuple,  j'en  suis  sûr, 
qui  ressentira  plus  vivement  encore  cette  violation  de  tous  les  principes, 
car  son  honneur  y  est  expressément  et  directement  engagé  :  c'est  le  généreux 
peuple  du  royaume  de  Saxe.  Et  non-seulement  la  Saxe,  mais  la  Bavière, 
le  Wurtemberg,  le  grand-duché  de  Bade,  le  grand-duché  de  Saxe-Wei- 
mar-Ootha,  la  Hesse-Électorale,  toute  cette  Allemagne,  divisée  sur  la  carte, 
mais  unie  de  cœur  et  de  pensée,  tous  ces  états  secondaires  qui  gardent  leur 
originalité  germanique  en  face  des  prétentions  prussiennes  et  autrichiennes 
ont  dû  éprouver  au  même  titre  cette  commune  impression  de  honte  et  de 
douleur.  Il  y  a  en  effet  une  solidarité  particulière  qui  les  relie  au  sein  de 
la  confédération  générale,  et  puisque  M.  de  Beust  a  eu  plus  d'une  fois  l'hon- 
neur de  porter  la  parole  au  nom  de  ce  groupe  d'états,  il  est  bien  naturel 


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2A&  BETUE  DES   DEUX  MONDES. 

que  sur  tous  les  points  de  cette  Allemagne  vraiment  allemande  tous  les 
honnêtes  gens,  tous  les  cœurs  libéraux  se  sentent  également  engagés,  c'est- 
à-dire  humiliés,  par  la  décision  du  cabinet  de  Dresde. 

Nous  la  connaissons,  cette  Allemagne  loyale  et  généreuse;  nous  savons  ce 
qu'elle  a  souflfert  en  maintes  circonstances,  sous  des  gouvememens  presque 
tous  dévoués  à  TAutriche;  nous  savons  qu'au  moment  où  elle  se  vante  de 
représenter  dans  le  monde  le  principe  de  la  liberté  morale ,  le  respect  de 
l'individu,  si  indifférent,  disent-ils,  aux  races  romanes,  ils  reçoivent  sans 
cesse  de  leur  police  les  plus  douloureux  démentis;  nous  savons  quelle  scis- 
sion profonde  s'établit  de  plus  en  plus  entre  les  cabinets  et  l'opinion  pu- 
blique ;  nous  n'ignorons  pas  non  plus  la  tendre  et  reconnaissante  affection 
de  ces  peuples  pour  leurs  princes,  lorsque  le  prince  porte  un  cœur  alle- 
mand, et  qu'il  tient  à  honneur,  comme  le  duc  de  Saxe-Weimar  par  exemple, 
d'être  le  premier  défenseur  de  l'esprit  germanique.  A  coup  sûr,  un  acte 
comme  celui  qui  nous  arrache  ces  paroles  est  une  humiliation ,  et  la  plus 
cruelle  de  toutes,  pour  ces  âmes  éprises  du  juste  et  de  l'honnête.  Nous  es- 
pérons que  les  publicistes  saxons  n'auront  pas  attendu  notre  appel  pour 
protester  avec  nous  au  nom  de  la  justice ,  et  avec  leurs  frères  d'Allemagne 
au  nom  de  l'honneur  national. 

Quant  à  l'Autriche,  voilà  une  belle  occasion  pour  le  ministère  Schmer- 
ling  de  confirmer  immédiatement  les  espérances  que  son  avènement  a  fait 
concevoir  à  l'Europe  libérale.  En  renonçant  à  cet  otage  que  lui  a  livré  d'une 
façon  inique  l'obséquiosité  du  cabinet  saxon,  elle  rejettera  la  responsabilité 
d'une  mesure  qui  a  soulevé  la  conscience  publique,  et  qui  peut  lui  faire  de 
nouveaux  ennemis  en  Allemagne  et  en  Europe.  Est-ce  aii  moment  où  la 
Hongrie  s'agite,  où  tous  les  cœurs  frémissent,  où  chacun  se  demande  si 
l'on  peut  se  fier  aux  concessions  et  aux  promesses  de  Vienne,  qu'on  aurait 
la  folie  de  réveiller  les  souvenirs  irritans?  Que  le  ministère  nouveau,  res- 
pectant un  loyal  adversaire,  s'empresse  de  rendre  au  comte  Ladislas  Télékî 
la  liberté  de  l'exil  :  un  tel  acte,  dans  les  conjonctures  présentes,  sera  le 
plus  éloquent  des  programmes.  sAiNT-REné  tailiandier. 


REVUE  DRAMATIQUE. 


L*Onete  MUUim^  comédie  en  cinq  actes  et  en  vers,  par  U.  Louis  Booilbet. 

La  destinée  de  la  nouvelle  pièce  que  M.  Louis  Bouilhet  vient  de  donner  à 
l'Odéon  contient  toute  une  leçon  de  haute  philosophie  pratique  très  propre 
à  faire  réfléchir,  et  qui,  je  l'espère,  profitera  aux  poètes  en  général  et  à 
M.  Bouilhet  en  particulier.  La  pièce  a  été  froidement  accueillie.  Est-elle 
donc  inférieure  aux  productions  précédentes  de  l'auteur?  Non,  elle  est  leur 
égale,  et  à  plusieurs  égards,  autant  que  mes  faibles  lumières  me  permettent 
d'en  juger,  elle  est  leur  supérieure;  mais  elle  paie  le  prix  des  applaudisse- 


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BETUE.  —  CHRONIQUE.  245 

mens  exagérés  et  des  complaisances  trop  empressées  qui  avaient  salué  l'en- 
trée du  poète  dans  la  carrière  dramatique.  Quand  je  vois  les  poètes  et  les 
écrivains  trop  ardens  à  forcer  la  renommée,  je  m'étonne  toujours  qu'ils  ne 
réfléchissent  pas  davantage  à  la  profondeur  de  cet  axiome  qui  est  aussi  vrai 
en  morale  qu'en  physique  :  la  réaction  est  toujours  égale  à  l'action.  Plus  le 
mouvement  agressif  sera  violent  et  exagéré,  plus,  à  un  jour  voulu,  la  réac- 
tion sera  douloureuse  et  imméritée.  Il  y  a  une  souveraine  imprudence  à 
vouloir  recueillir  dès  le  début  le  plus  gros  prix  possible  de  ses  eflbrts,  c'est 
le  moyen  le  plus  infaillible  de  se  ruiner  dans  l'avenir.  Si  vous  demandez 
beaucoup  au  public,  et  qu'il  vous  accorde,  pour  votre  malheur,  tout  ce  que 
vous  lui  demandez,  il  exigera  beaucoup  en  revanche,  il  exigera  trop  peut- 
être  ;  ainsi  le  veut  l'impitoyable  loi  des  compensations.  Et  que  pourrez-vous 
dire  pour  votre  défense,  lorsqu'il  répondra  à  vos  réclamations  :  «Je  ne  vous 
dois  plus  rien,  je  vous  ai  payé  dès  le  premier  jour,  alors  que  je  ne  vous  de- 
vais rien  encore?  Vous  m'avez  demandé  dès  votre  début  le  prix  de  toute 
une  vie  de  travail,  je  vous  l'ai  donné  sans  autre  garantie  qu'une  hypothèque 
très  incertaine  sur  votre  avenir  et  sur  les  chances  de  votre  inspiration. 
Cest  à  vous  de  me  rendre  en  efforts  mes  encouragemens  et  en  enthousiasme 
poétique  ma  sympathie.  Applaudissemens,  couronnes,  ovations,  je  vous  ai 
tout  donné  et  je  ne  m'en  repens  pas,  mais  je  regrette  que  vous  ayez  mal 
interprété  mes  intentions  et  que  vous  ayez  vu  dans  ma  prodigalité  le  salaire 
légitime  du  travail  que  vous  aviez  accompli  plutôt  que  le  salaire  anticipé 
du  travail  futur.  »  Sans  doute  le  poète  ne  pourrait  rien  répondre,  et  ce- 
pendant ce  discours  bien  souvent  n'est  pas  irréfutable  et  soulève  plus  d'une 
objection.  Si  le  poète  ne  peut  pas  s'adresser  au  public,  la  critique  alors 
doit  parler  à  sa  place.  «  Qui  donc  vous  forçait,  peut-elle  répondre,  d'être 
si  docile  aux  vœux  du  poète,  et  pourquoi  le  prendre  au  mot  avec  tant  d'em- 
pressement? Est-ce  par  malice?  est-ce  par  caprice?  Si  c'est  par  malice,  le 
jeu  est  cruel;  si  c'est  par  caprice,  il  est  presque  immoral.  Le  poète  vous 
demandait  votre  enthousiasme,  vous  étiez  libre  de  ne  pas  l'accorder  :  il  ne 
fallait  lui  donner  que  votre  attention  ;  il  vous  demandait  vos  applaudisse- 
mens, il  fallait  vous  borner  à  l'encourager.  Vous  avez  cru  devoir  faire  plus  : 
est-il  juste  qu'il  en  porte  la  peine?  Parce  que  vous  lui  avez  trop  donné  autre- 
fois, est-il  juste  que,  pour  rétablir  l'équilibre,  vous  ne  lui  donniez  pas  assez 
aujourd'hui  ?  Ses  productions  précédentes  ne  valaient  pas  tout  le  bruit  que 
vous  avez  fait  autour  d'elles,  et  vous  l'en  punissez  sur  son  œuvre  nouvelle, 
qui  mérite  mieux  que  la  froideur  avec  laquelle  vous  l'avez  accueillie.  Pour- 
quoi avez-vous  fait  des  promesses  que  vous  n'étiez  pas  sûr  de  pouvoir  te- 
nir? pourquoi  avez-vous  fait  contracter  au  poète  une  dette  trop  forte,  si 
c'était  pour  la  réclamer  à  une  échéance  trop  courte  et  refuser  l'à-compte 
très  raisonnable  qu'il  vous  offre  aujourd'hui?  Il  y  a  quelque  chose  de  cruel 
et  presque  d'inique  dans  cette  générosité  capricieuse  doublée .  d'une  exi- 
gence tyrannique.  Puisque  vous  avez  cru  devoir  lui  donner  ce  qu'il  vous 
demandait,  il  faut  maintenant  attendre  avec  une  patience  sympathique  qu'il 
ait  eu  le  temps  de  s'acquitter  envers  vous.  » 

La  conclusion  de  cet  exorde ,  c'est  que  nous  devons  nous  défier  de  cet 
axiome^  très  controversable,  qui  prétend  qu'il  faut  obtenir  trop  pour  avoir 


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2A6  BETUB  DES  DEUX  Mœn)BS. 

assez,  et  que  nous  devons  moins  désirer  le  succès  que  la  justice.  Ne  deman- 
dons jamais  que  ce  qui  nous  est  strictement»  étroitement  dû,  en  sorte  que 
notre  récompense  puisse  toujours  se  confondre  avec  notre  salaire,  et  nous 
n'aurons  jamais  à  payer  trop  cher  le  prix  de  la  renommée.  La  plupart  des 
poètes  et  des  écrivains  sont  heureux  des  louanges,  même  lorsqu'elles  sont 
exagérées;  sMls  étaient  plus  sages,  ces  louanges  les  feraient  trembler.  Te- 
nons-nous-en donc  à  la  justice  :  rien  n'est  vrai,  bon  et  durable  que  ce  qu'elle 
donne. 

La  nouvelle  pièce  de  M.  Bouilhet  a  causé  un  désappointement  général, 
qu'il  nous  est  impossible  de  partager.  Nous  avons  éprouvé  une  certaine  sur- 
prise, mais  nul  désappointement.  Nous  nous  attendions  à  un  drame  bour- 
geois, écrit  en  vers  romantiques,  avec  l'exubérance  de  métaphores  et  d'i- 
mages à  laquelle  le  poète  semblait  vouloir  nous  faire  prendre  goût,  et  nous 
avions  fait  notre  siège  en  conséquence.  L'Oncle  Million  nous  force  à  son 
honneur  non  d'abandonner  le  plan  de  ce  siège,  mais  de  le  modifier  légè- 
rement. Nous  nous  proposions,  les  œuvres  de  M.  Bouilhet  en  main,  de  lui 
démontrer  qu'il  se  trompait  de  route,  et  que  la  nature  de  son  talent  le  por- 
tait peut-être  vers  de  tout  autres  genres  que  le  drame  et  la  comédie.  Notre 
opinion,  même  aujourd'hui,  après  l'Oncle  Million,  est  encore  que  M.  Bouilhet 
ne  connaît  pas  sa  véritable  originalité,  ou  que,  par  suite  d'une  fausse  honte 
de  poète  romantique ,  il  n'ose  pas  avouer  le  genre  poétique  dans  lequel  il 
pourrait  exceller  s'il  le  voulait.  J'ose  à  peine  nommer  moi-même  ce  genre, 
un  peu  discrédité. aujourd'hui,  quoiqu'il  ait  produit  plusieurs  impérissables 
chefs-d'œuvre,  par  crainte  que  M.  Bouilhet  ne  voie  dans  mes  paroles  une 
plaisanterie  perfide  qui  est  bien  loin  de  ma  pensée,  et  n'aille  s'imaginer  que 
je  veux  l'assimiler  à  des  poètes  qui  paraissent  surannés  à  notre  génération, 
quoiqu'elle  ne  les  ait  jamais  lus.  Armons-nous  de  courage  cependant,  et  pro- 
nonçons le  terrible  nom  :  le  genre  pour  lequel  M.  Bouilhet  semble  né,  c'est 
le  poème  descriptif;  j'en  atteste  la  remarquable  pièce  les  Fossiles  et  quel- 
ques beaux  passages  de  Melcenis. 

Je  sais  que  le  poème  descriptif  est  tombé  en  désuétude  par  suite  de  l'a- 
bus qui  en  a  été  fait,  et  que  le  nom  de  Delille  se  présente  immédiatement 
à  la  mémoire;  mais  c'est  un  genre  qui  en  vaut  un  autre,  et  les  plus  grands 
poètes  n'ont  pas  dédaigné  de  l'employer.  Écartez,  s'il  vous  déplaît,  le  nom 
beaucoup  trop  ridiculisé  de  Delille,  et  songez  que  le  grand  poète  Lucrèce 
a  écrit  le  De  Nalurâ  rerum,  et  que  les  Géergiques  sont  l'œuvre  de  Vir- 
gile. C'est  un  genre  injustement  discrédité,  et  regardé  à  tort  comme  artifi- 
ciel; il  n'est  pas  artificiel,  car  il  a  sa  raison  d'être  dans  la  nature  du  génie 
humain  :  il  répond  à  une  des  catégories  de  l'imagination,  et  peut  seul  ser- 
vir d'expression  à  certaines  conceptions  de  l'esprit  poétique.  Il  serait  donc 
digne  d'être  ressuscité  et  renouvelé,  et  le  beau  poème  des  Fossiles  montre 
que  M.  Louis  Bouilhet  pourrait  tenter  l'entreprise  à  son  honneur.  Par- 
tout ailleurs,  dans  la  poésie  lyrique  pure,  dans  la  fantaisie,  dans  le  drame, 
M.  Bouilhet  imite  volontairement  ou  involontairement;  mais  dans  la  partie 
descriptive  de  ses  œuvres,  il  retrouve  son  originalité,  qu'il  ignore  ou  qu'il 
méconnaît.  J'entends  beaucoup  parler  du  lyrisme  de  M.  Bouilhet;  il  faut 
s'entendre  sur  ce  mot.  Son  lyrisme  est  essentiellement  descriptif  :  il  a  de 


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BEVUE.  —  CHBONIQUE.  247 

Fampleur,  de  la  majesté  et  une  certaine  lenteur  aisée;  il  n'a  pas  d*élan  ni 
d'essor.  Le  poète  ne  se  môle  pas  avec  passion  au  tourbillon  vivant  des  choses, 
mais  les  choses  passent  devant  lui  dans  une  succession  lente  et  prévue; 
elles  semblent  modérer  et  ralentir  leur  mouvement,  de  manière  à  lui  per- 
mettre de  les  saisir  et  de  les  peindre.  Gomme  il  n'est  pas  mêlé  à  leur  vie, 
elles  ne  lui  livrent  pas  les  secrets  qu'il  ne  leur  demande  pas,  elles  lui  livrent 
leurs  surfaces,  sur  lesquelles  il  promène  avec  complaisance  son  œil  de  poète, 
et  qu'il  décrit  avec  une  admiration  émue  et  heureuse.  Il  jouit  du  mouve- 
ment de  la  nature  et  de  la  vie,  non  comme  d'une  passion  et  d'un  tourment, 
mais  comme  d'un  spectacle,  et  de  la  volupté  la  plus  choisie  qui  se  puisse 
rencontrer  ici-bas.  C'est  là  le  lyrisme  qui  convient  par  excellence  au  poète 
descriptif.  Ajoutons  qu'il  possède  au  plus  haut  degré  une  faculté  qui  est 
nécessaire  pour  réussir  dans  ce  genre  poétique  :  je  veux  dire  la  faculté 
d'assimilation,  laquelle  n'est  autre  que  le  don  de  s'oublier  assez  complè- 
tement pour  décrire  et  imiter  les  choses  qui  nous  sont  étrangères  et  qui 
passent  sous  nos  yeux.  Toutes  les  imitations  que  l'on  surprend  dans  ses 
poèmes  lyriques  ne  sont  que  des  égaremens,  et  je  dirais  volontiers  des  en- 
trafnemens  instinctifs  de  cette  faculté  d'assimilation  que  le  poète  ne  con- 
naît pas;  il  décrit  dans  ces  imitations  les  poésies  d'autrui  qui  l'ont  frappé 
par  leur  beauté  et  leur  harmonie,  absolument  comme  il  décrit  ailleurs  un 
horizon  ou  un  paysage.  L'objet  de  la  description  est  changé,  mais  la  fa- 
culté reste  la  même. 

Le  drame,  l'action,  la  nature  en  mouvement,  lui  échappent  malgré  tous 
ses  efforts  ;  il  retombe  involontairement  dans  la  description,  qui  est  na- 
turelle aux  inclinations  de  son  esprit.  Ouvrez  le  plus  long  de  ses  poèmes, 
Mekenis.  C'est  un  roman  en  vers  dont  la  scène  se  passe  sous  le  règne  de 
Commode.  La  fable  choisie  par  le  poète  est  pleine  de  germes  dramatiques 
qui  ne  demandaient  qu'à  s'épanouir.  Il  contient  une  assez  grande  abon- 
dance de  situations  violentes,  de  passions  échevelées,  de  caractères  en  con- 
traste, pour  fournir  la  matière  de  trois  ou  quatre  poèmes  à  la  manière  de 
lord  Byron  et  d'Alfred  de  Musset.  Un  caprice  criminel  de  grande  dame  ro- 
maine, un  inceste,  une  scène  d'incantation,  une  vengeance  de  courtisane, 
un  combat  de  gladiateurs,  voilà  bien  des  élémens  de  drame  et  d'action  ;  il 
serait  difficile  de  trouver  mieux  dans  le  mélodrame  le  plus  compliqué.  Si  le 
poète  possède  à  un  degré  quelconque  le  génie  dramatique,  ce  génie  n'aura 
pu  manquer  dé  tirer  bon  parti  d'une  si  riche  matière.  Eh  bien  !  non.  Le 
poète  se  contente  d'indiquer  les  diverses  scènes  du  drdme;  à  chaque  instant, 
on  croit  saisir  l'action,  mais  elle  s'échappe  plus  légère  que  l'héroïne  du 
poème,  lorsqu'elle  danse  dans  les  carrefours  du  quartier  de  Suburre  ou  de- 
vant ce  légionnaire  qu'elle  veut  enchaîner  à  sa  vengeance.  Lorsqu'il  ren- 
contre une  situation  émouvante,  le  poète  l'esquive  et  se  dérobe  furtivement, 
un  peu  comme  son  héros  Paulus  s'esquive  la  nuit  où  il  est  surpris  dans  les 
jardins  de  l'édile  Marcius.  M.  Bouilhet  a  lu  Apulée,  qu'il  goûte  en  connais- 
seur et  dont  il  parle  fort  bien,  et  cependant  il  ne  lui  a  pas  dérobé  son  art 
de  magicien  :  la  scène  de  l'incantation  est  manquée  et  n'agit  pas  sur  l'ima- 
gination du  spectateur.  En  revanche,  s'il  faut  décrire  un  cirque,  une  fête 
publique,  un  dfner  d'édile,  un  antre  du  quartier  de  Suburre,  énumérer  les 


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2&8  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plats  exquis  dus  à  Pinvention  d'un  cuisinier  romain,  le  poète  reprend  aus- 
sitôt tout  son  avantage.  Autant  il  tournait  court  devant  l'action,  autant  i! 
devient  abondant  dans  les  parties  descriptives  de  son  œuvre.  II  insiste  avec 
complaisance  sur  la  beauté  ou  l'étrangeté  des  objets  qu'il  veut  montrer,  i! 
en  énumère  avec  amour  toutes  les  particularités,  il  se  sent  dans  son  élé-  ' 
ment  naturel,  et  son  imagination  y  nage  avec  joie,  poussant  devant  elle, 
d'un  mouvement  plein  d'aisance,  les  alexandrins,  qui  chez  lui  sont  pareils 
à  de  molles  vagues  toujours  renaissantes. 

Poète  descriptif  :  je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  M.  Bouilhet  accepte  comme 
un  compliment  cette  qualification ,  et  cependant  n'a-t-il  pas  dit  à  son  insu 
le  secret  de  son  talent  dans  cette  petite  pièce  de  Festons  et  Astragales,  où 
il  avoue  que  la  nature  lui  semble  belle  par  elle-même,  qu'elle  ne  doit  rien  de 
sa  beauté  aux  illusions  admiratives,  aux  souvenirs  charmans  ou  amers  du 
poète  qui  promène  au  milieu  de  ses  paysages  ses  rêveries  et  ses  passions? 
Cet  aveu  naïf  et  très  résolument  exprimé  dans  la  petite  pièce  en  question 
est  la  confirmation  par  le  poète  lui-même  de  l'opinion  que  nous  avons  ex- 
primée sur  son  compte  :  jamais  poète  lyrique  pur  et  poète  dramatique  de 
naissance  ne  voudraient  consentir  à  voir  dans  la  nature  autre  chose  que 
les  emblèmes  des  sentimens  qui  les  agitent,  que  les  décors  admirables  des 
drames  qu'ils  veulent  développer,  ou  le  théâtre  au  milieu  duquel  se  sont 
déroulés  les  amours,  les  haines  et  les  soufi'rances  d'acteurs  humains  mémo- 
rables ou  inconnus.  M.  Bouilhet  a  donc  pour  la  nature  une  admiration  dés- 
intéressée de  toute  préoccupation  personnelle,  qui  lui  permet  de  la  contem- 
pler sans  diviser  son  attention.  Qu'il  applique  cette  faculté  très  particulière 
à  la  reproduction  de  quelques-uns  des  grands  aspects  de  la  nature  ou  à 
l'expression  poétique  de  quelqu'une  de  ses  grandes  lois.  Le  remarquable 
poème  des  Fossiles  est  un  gage  certain  du  succès  qui  l'attend,  s'il  tente 
cette  entreprise  sérieusement,  avec  intrépidité  et  confiance. 

Lorsque  le  poète  s'est  dirigé  vers  le  théâtre,  ce  lyrisme  descriptif  l'a  suivi 
avec  fidélité  et  a  refusé  de  le  quitter.  Il  est  vrai  de  dire  que  le  poète  n'a  pas 
fait  de  bien  vifs  efforts  pour  s'en  débarrasser,  et  que  très  probablement  il  a 
compté  au  contraire  sur  son  appui  pour  conquérir  le  succès  qu'il  cherchait. 
Dans  un  temps  où  le  réalisme  et  la  prose  ont  envahi  la  scène  et  ont  lassé 
même  les  imaginations  les  moins  rebelles  à  la  vulgarité,  la  poésie,  sous 
quelque  forme  qu'elle  se  présente,  à  quelque  heure  qu'elle  arrive,  sera  cer- 
tainement la  bien-venue.  Sa  visite  ne  pourra  manquer  de  faire  plaisir,  puis- 
qu'elle jettera  une  diversion  dans  l'entretien  monotone  que  nous  poursui- 
vons avec  le  prosaïque  théâtre  contemporain,  et  nous  fera  oublier  pendant 
quelques  heures  l'assiduité  importune  de  cet  hôte  sans  façons  qui  s'est  in- 
stallé si  familièrement  dans  la  littérature  moderne,  et  qui  refuse  de  quitter 
la  place.  L'entreprise  de  M.  Bouilhet  a  été  récompensée.  Ceux  même  qui 
blâment  l'emploi  intempestif  et  intempérant  de  la  poésie  au  théâtre  n'ont 
pas  songé  à  lui  reprocher  trop  durement  ses  écarts,  ses  fantaisies  et  ses 
infractions  aux  règles  nécessaires  de  l'art  dramatique.  Ses  drames  ont  pla 
comme  plaisent  les  nobles  étourderies  d'un  esprit  élevé,  comme  plaisent 
les  courageux  efforts  d'une  imagination  dévouée  â  la  cause  de  l'art,  et  qui 
relève  une  glorieuse  bannière  poétique  qu'on  croyait  désormais  abandon- 


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RETUE.  —  CHRONIQUE.  249 

née.  Lorsque  toutes  les  voix  se  taisaient,  et  que  le  système  nouveau  qui 
recommandait  la  reproduction  exclusive  de  la  réalité  semblait  avoir  cause 
gagnée  par  la  désertion  des  uns,  par  la  complaisance  des  autres,  par  le 
mutisme  de  tous,  quelqu'un  se  levait  pour  protester  au  nom  de  la  poésie, 
et  pour  réclamer  ses  droits,  envers  et  contre  tous,  même  aux  dépens  de 
Tart  dramatique.  Heureux  le  poète,  s'il  eût  combattu  pour  cette  cause 
avec  des  armes  forgées  par  lui  plutôt  qu'avec  les  armes  prises  dans  l'arse- 
nal de  ses  prédécesseurs,  si  son  ardeur  s'était  appuyée  sur  une  pensée  qui 
lui  fût  tout  à  fait  personnelle,  au  lieu  de  s'appuyer  sur  un  système  déjà 
connu,  propriété  exclusive  d'un  grand  poète  !  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  résur- 
rection du  système  romantique  avait  un  certain  imprévu  qui  n'était  pas  sans 
éclat  et  sans  à-propos,  et  le  poète  réussit  dans  une  assez  large  mesure  ;  mais 
il  y  avait  dans  les  applaudissemens  qui  lui  furent  prodigués  une  réserve  ca- 
chée qui  lui  indiquait  l'écueil  contre  lequel  il  viendrait  se  briser,  s'il  s'obsti- 
nait à  laisser  flotter  sa  barque  paresseusement  au  gré  des  alexandrins  comme 
un  poète  nonchalant,  enivré  de  la  musique  de  ses  vers,  au  lieu  de  la  diriger 
vigoureusement  comme  un  bon  pilote  dramatique.  La  meilleure  critique  que 
nous  puissions  faire  de  ses  précédentes  productions  dramatiques  est  de  répé- 
ter un  mot  qui  nous  fut  dit  par  un  jeune  spectateur  très  bienveillant  le  soir 
de  la  première  représentation  de  Madame  de  Monlarcy:  «  Quels  que  soient 
les  défauts  de  la  pièce,  cela  fait  grand  plaisir  d'entendre  pendant  quelques 
heures  ce  ramage  mélodieux.  »  Le  mot  est  juste  :  les  premières  pièces  de 
M.  Bouilhet  sont  un  ramage  mélodieux.  Ce  ne  sont  que  murmures  et  chan- 
sons, festons  et  astragales.  On  dirait  vraiment  des  drames  joués  dans  une 
grande  volière  par  des  oiseaux  de  plumage  et  de  ramage  divers.  Les  person- 
nages peuvent  être  assimilés  à  des  oiseaux  chanteurs  qui  gazouillent  chacun 
dans  le  dialecte  propre  à  son  espèce;  la  jeune  fille  gazouille  et  roucoule 
comme  la  timide  colombe,  le  bourgeois  croasse ,  la  femme  éprouvée  par  la 
vie  gémit,  le  sceptique  siffle,  l'amoureux  s'abandonne  à  toutes  les  roulades 
de  sa  fantaisie.  Si  cette  comparaison  vous  parait  trop  forte,  changez-la,  et 
dites  que  tous  les  personnages  parlent  comme  des  poètes,  même  ceux  que 
l'auteur  a  voulu  représenter  comme  rebelles  à  toute  poésie.  Ce  n'est  pas  que 
l'action  manque  dans  les  pièces  de  M.  Bouilhet;  mais  les  personnages  ne  de- 
mandent pas  mieux  que  de  l'oublier.  Tout  leur  est  prétexte  à  descriptions 
et  à  métaphores  :  un  mot  lâché  dans  le  dialogue,  la  vue  d'un  objet,  la  men- 
tion d'un  incident.  Ils  expriment  moins  leurs  sentimens  qu'ils  ne  les  racon- 
tent, et  sont  plus  préoccupés  de  parler  en  beaux  vers  du  but  qu'ils  pour- 
suivent que  de  poursuivre  ce  but  lui-même.  Ce  défaut,  assez  heureusement 
dissimulé  dans  la  première  pièce  de  M.  Bouilhet  et  pardonnable  d'ailleurs, 
vu  la  nature  du  drame,  a  éclaté  avec  tout  ce  qu'il  a  de  choquant  et  de 
contraire  aux  lois  dramatiques  dans  Hélène  Peyron,  dont  le  sujet,  pris  dans 
la  réalité  contemporaine,  ne  supportait  pas  plus  que  ne  les  supporte  notre 
vie  moderne  les  longues  tirades  et  le  langage  métaphorique.  U  est  à  la  ri- 
gueur permis  à  l'imagination  de  supposer  que  les  personnages  de  la  cour 
de  Louis  XIV  pouvaient  se  passer  dans  la  conversation  toute  sorte  de  fan- 
taisies poétiques;  mais  il  en  est  tout  autrement  de  nos  bourgeois  en  habit 
Boir  et  de  nos  bourgeoises  en  crinoline.  Ici  les  ressources  de  la  perspective 


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250  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

font  défaut  à  Timagination  ;  il  n^y  a  pas  de  lointains  dans  un  sujet  moderne, 
et  nous  savons  que  nos  bourgeois  parlent  un  langage  fort  différent  de  celui 
que  leur  prête  M.  Bouilhet. 

M.  Bouilhet  a  entendu  le  reproche  qui  lui  était  adressé,  et  il  en  a  tenu 
compte.  Sa  nouvelle  pièce  est  une  tentative,  sinon  tout  à  fait  heureuse,  au 
moins  très  méritoire  et  très  courageuse,  pour  concilier  deux  langages  fort 
différens  :  le  langage  imagé  et  poétique  de  Técole  romantique  et  le  langage 
naturel  et  familier  de  Tancienne  éeole  dramatique  française.  Sans  renoncer 
aux  habitudes  de  son  esprit,  il  a  fait  effort  pour  les  brider  et  les  contraindre, 
et  de  ce  travail  est  sorti  le  style  de  sa  nouyelle  pièce,  métal  mélangé  qui  n'est 
pas  comparable  peut-être  au  fameux  métal  de  Corinthe,  mais  qui  ne  nous  a 
paru  dépourvu  ni  de  force  ni  de  sonorité.  Ces  deux  élémens  contraires,  qui 
semblaient  n'avoir  aucune  affinité,  ont  cependant  adhéré  assez  heureuse- 
ment l'un  à  l'autre  :  le  vers  imagé  de  Victor  Hugo  s'est  fondu  dans  le  vers 
sentencieux  et  robuste  de  Molière;  le  mélange  a  pris  beaucoup  mieux  qu'on 
ne  l'a  dit.  Il  était  à  craindre  qu'il  n'y  eût  trop  de  poésie  dans  une  pièce 
destinée  à  la  glorification  des  poètes;  il  n'en  a  rien  été.  H.  Bouilhet  a  sou- 
tenu son  plaidoyer  sans  employer  trop  souvent  le  secours  de  la  métaphore 
et  de  l'antithèse.  Ses  personnages  parlent  un  langage  sobrement  imagé,  et  on 
leur  sait  gré  d'avoir  gardé  pour  un  autre  usage  toutes  les  fleurs  dont  ils  au- 
raient pu  si  facilement  émailler  leurs  discours.  Il  y  avait  une  scène  scabreuse, 
les  habitudes  d'esprit  de  M.  Bouilhet  étant  données,  une  scène  où  nous  avons 
craint  un  instant  de  voir  le  poète  retomber  dans  le  péché  de  l'exagération 
poétique,  tant  la  pente  était  glissante.  Nous  voulons  parler  de  I9  scène  du 
troisième  acte,  où  la  jeune  fille  refuse  la  main  du  poète,  qui  veut  renoncer 
pour  elle  au  démon  des  vers,  et  l'engage  à  persévérer  en  dépit  des  obstacles. 
Nous  avions  tremblé  d'entendre  sortir  de  la  bouche  de  cette  jeune  bour- 
geoise, haranguant  un  poète  provincial ,  des  accens  qui  auraient  pu  conve- 
nir à  Laure  haranguant  Pétrarque;  mais  un  bon  génie  a  préservé  M.  Bouil- 
het de  cet  écueil,  contre  lequel  il  lui  était  si  facile  de  donner.  En  vérité,  il 
n'y  a,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  rien  de  trop  exagéré  dans  cette  scène;  la  situa- 
tion des  deux  personnages,  dans  cet  instant  où  ils  luttent  de  délicatesse  dé- 
vouée et  d'affection,  autorise  parfaitement  les  effusions  lyriques  de  la  jeune 
fille  et  les  conseils  de  fermeté  qu'elle  donne  à  celui  qu'elle  aime.  Il  nous 
importe  peu  de  savoir  si  le  poète  qu'elle  aime  a  ou  non  du  géqie;  il  suffit 
qu'elle  croie  à  ce  génie  pour  être  autorisée  à  parler  comme  elle  parle.  Et 
puis  elle  se  sacrifie,  et  un  peu  d'exagération  lyrique  est  bien  naturel  à  qui- 
conque se  sacrifie,  aussi  obscur  qu'il  soit.  Cette  scène  est  le  seul  danger 
sérieux  qu'eût  à  redouter  M.  Bouilhet,  et  à  notre  avis  il  l'a  évité.  Félicitons- 
le  donc  des  progr^  qu'il  a  accomplis  dans  la  voie  de  la  simplicité,  du  natu 
rel  et  de  la  sobriété.  ' 

Cette  pièce  a  un  autre  mérite  auquel  on  n'a  pas  rendu  assez  de  justice,  et 
révèle  chez  M.  Bouilhet  une  faculté  que  nous  ne  lui  connaissions  pas  :  c'est 
une  certaine  force  comique,  franche,  naïve,  qui  arrache  le  rire  sans  efforts, 
ce  rire  innocent  et  facile  dont  nous  ont  déshabitués  les  pièces  modernes.  Le 
rire  que  fait  naître  le  théâtre  moderne  est  en  effet  un  rire  dépravé  et  nerveux 
assez  semblable  à  celui  qu'arrache  à  certaines  personnes  le  chatouillement; 


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REVUE.  —  CHRONIQUE.  251 

nos  modernes  auteurs  Texcitent  en  nous  par  des  procédés  et  des  artifices, 
par  des  alliances  de  mots  disparates,  par  des  réticences;  il  ne  naît  pas 
spontanément  des  paroles  qui  sont  prononcées  et  du  spectacle  réel  qu'on  a 
sous  les  yeux.  Le  comique  de  la  pièce  de  M.  Bouilhet  est  plus  sain  et  moins 
tortueux;  on  rit  parce  que  les  personnages  disent  naïvement  des  choses 
plaisantes,  ce  que  ne  font  jamais  les  personnages  du  théâtre  moderne ,  qui 
ont  d'avance  l'intention  de  faire  rire  et  qui  sont  plaisans  avec  prémédita- 
tion. Tindiquerai  comme  exemples  de  cette  force  comique  les  deux  scènes 
qui  me  paraissent  les  meilleures  de  l'ouvrage,  la  scène  qui  termine  le 
premier  acte  et  la  grande  scène  du  cinquième  acte  entre  le  bourgeois  Rous- 
set  et  l'oncle  millionnaire.  L'incrédulité  de  M.  Rousset  à  l'endroit  du  génie 
de  son  fils  rencontre  pour  se  justifier  des  traits  tout  à  fait  désopilans  et  qui 
n'ont  rien  d'exagéré;  plus  a*un  jeune  contemporain  aura  sans  aucun  doute 
reconnu  à  la  représentation  de  la  comédie  de  M.  Bouilhet  quelques-uns  des 
argumens  par  lesquels  une  sollicitude  confuse  et  sans  lumière,  mais  trop 
souvent  justifiée,  essayait  de  détourner  de  la  carrière  littéraire  quelque 
jeune  ambitieux  de  sa  connaissance.  Il  n'est  pas  un  des  singuliers  argumens 
qu'emploie  M.  Rousset  qui  n'appartienne  strictement  à  la  logique  bour- 
geoise. Nous  avons  tous  entendu  cen{  fois  quelque  Rousset  de  notre  voisi- 
nage exprimer  les  mêmes-  doutes  sur  l'avenir  poétique  ou  littéraire  des 
hommes  qu'il  a  vus  enfans,  et  employer,  pour  abattre  leur  ambition,  les 
mêmes  argumens  saugrenus  :  «  Voyons,  parle,  toi  qui  te  permets  d'écrire, 
pourrais-tu  seulement  faire  une  tragédie?  »  ou  bien  encore  :  «  Lui,  du  génie I 
allons  donc!  moi  qui  l'ai  vu  pas  plus  haut  que  cela!  »  M.  Bouilhet  a  fort  bien 
exprimé  sans  le  vouloir  dans  le  bonhomme  Rousset  un  certain  sentiment  qui 
est  très  particulier  aux  bourgeois  français,  et  qui,  selon  moi,  les  honore  in- 
finiment. Leur  amour  paternel  peut  être  étroit,  exclusif,  il  n'est  jamais  pré- 
somptueux. Un  bourgeois  n'a  pour  son  fils  d'autres  ambitions  que  les  siennes 
propres,  et  n'aspire  pas  plus  haut  qu'à  l'échelon  immédiatement  supérieur  à 
celui  qu'il  occupe.  Il  applique  fort  singulièrement  cette  ambition  graduée 
et  divisée  comme  un  mètre  non-seulement  aux  choses  pratiques  telles  que 
la  fortune,  le  rang,  les  fonctions  sociales,  mais  encore  aux  choses  intellec- 
tuelles et  morales.  Il  est  très  difficile  de  maintenir  ce  sentiment  dans  de 
justes  bornes  et  d'exprimer  ce  qu'il  a  de  plaisant  sans  l'exagérer;  M.  Rous^ 
set  pouvait  devenir  facilement  une  caricature.  Tel  qu'il  est,  il  est  très  sup- 
portable et  nous  a  rappelé,  par  son  dédain  amusant  pour  le  génie  de  son  fils, 
une  certaine  lettre  paternelle  que  reçut  un  jour  de  sa  province  un  garçon 
d'esprit  qui  venait  de  débuter  dans  la  littérature  :  «  Mon  cher  fils,  disait  cette 
lettre,  pour  que  vous  vous  soyez  décidé  à  écrire  de  telles  sottises,  il  faut,  en 
bonne  logique,  qu'elles  vous  rapportent  bien  de  l'argent.  Vous  ne  serez  donc 
pas  étonné  d'apprendre  qu'à  l'avenir  je  ne  vous  enverrai  plus  ïin  sou.  » 

La  donnée  de  VOiicle  Million  n'est  pas  précisément  neuve;  c'est  la  vieille 
et  quelque  peu  puérile  antithèse  du  poète  et  du  bourgeois  qui  a  fourni  tant 
de  plaisanteries  aux  ateliers  de  peinture  et  aux  petits  journaux  depuis  la 
date  mémorable  du  29  juillet  1830.  Quand  nous  disons  que  le  sujet  n'est  pas 
nouveau,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  ait  été  porté  au  théâtre  plus  souvent 
qu'un  autre;  peut-être  même  a-tril  été  exploité  assez  rarement,  et  pour  ma 


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252  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

part  je  ne  me  rappelle  d'autre  précédent  dramatique  qu^une  comédie  de 
deux  jeunes  auteurs,  le  Marchand  malgré  lui^  }o\iée  il  y  a  deux  ans  sur  cette 
même  scène  de  TOdéon  où  M.  Bouilhet  vient  de  plaider  la  cause  du  poète; 
mais  il  en  est  de  certains  sujets  comme  du  songe  d'Âth^ilie,  du  monologue 
d'Hamlet,  de  tous  ces  fameux  morceaux  de  littérature  dont  sont  excédés 
ceux  même  qui  ne  les  ont  jamais  lus,  et  que  Ton  croit  savoir  par  cœur  à 
force  d'en  avoir  entendu  parler.  Nous  avouerons  que  le  sujet,  outre  qu'il 
est  rebattu,  nous  semble  d'un  goût  douteux,  car  nous  sommes  de  ceux  qui 
ne  comprennent  pas  très  bien  les  épigrammes  et  les  récriminations  dont 
certains  artistes  poursuivent  les  bourgeois.  Tai  toujours  vu  que  les  artistes 
qui  pouvaient  légitimement  se  permettre  ces  épigrammes  s'en  abstenaient 
soigneusement,  et  j'ai  grand'peur  que  ceux  qui  se  les  permettent  légère- 
ment ne  soient  un  peu  trop  fils  de  leurs  pères,  c'est-à-dire  trop  bout^ois 
eux-même^.  Les  poètes  et  les  artistes  contemporains  sont  généralement 
des  fils  de  bourgeois,  et  qui  oserait  fixer  chez  certains  d'entre  eux  le  point 
où  finît  le  bourgeois  et  où  commence  le  poète?  Qui  sait  si,  chez  plusieurs 
des  plus  acharnés  et  des  plus  méprisans,  le  bourgeois  n'entre  point  pour 
les  trois  quarts  et  le  poète  pour  un  quart  seulement  dans  l'unité  humaine 
qu'ils  représentent?  Dans  cette  éternelle  antithèse,  le  bourgeois  est  chargé 
de  représenter  toutes  les  petitesses  et  toutes  les  vulgarités,  et  le  poète 
toutes  les  nobles  aspirations.  Je  crains  qu'il  n'y  ait  dans  ce  contraste  quel- 
que chose  de  calomnieux,  que  les  rôles  ne  soient  pas  aussi  nettement  tran- 
chés dans  la  réalité.  Je  ne  sais  pas  si  les  poètes  et  les  artistes  gardent  toutes 
les  bonnes  qualités  de  leur  nature  pour  leurs  rapports  avec  les  bourgeois, 
si  dans  leur  conduite  envers  eux  ils  sont  animés  d'une  générosité  exempte 
de  petitesses  ;  mais  en  vérité  ils  devraient  bien  conserver  quelque  peu  de 
cette  générosité  dans  les  rapports  qu'ils  ont  entre  eux,  car  ces  rapports  ne 
sont  pas  plus  exempts  d'envie,  de  méchanceté,  de  rancune  sourde  et  vul- 
gaire que  les  rapports  des  bourgeois  entre  eux.  Et  puis  est-ce  une  bonne 
manière  d'exalter  l'artiste  que  de  le  montrer  perpétuellement  en  rivalité 
avec  un  mercier  ou  un  bonnetier?  Mais,  me  dit-on,  les  bourgeois  méprisent 
les  artistes.  Si  cela  est  vrai ,  il  faut  avouer  que  les  artistes  le  leur  rendent 
bien  :  jamais  il  n'y  eut  plus  complète  réciprocité  d'injures  et  plus  exacte 
application  de  cet  axiome  de  morale  pratique  :  donnant,  donnant. 

Le  mauvais  goût  et  la  puérilité  étaient  à  craindre  dans  un  pareil  sujet, 
et  nous  rendons  cette  justice  à  M.  Bouilhet  qu'il  a  évité  ce  double  danger^ 
Ses  bourgeois  ne  sont  pas  odieux,  ils  ne  sont  même  pas  trop  ridicules;  ce 
sont  d'honnêtes  gens,  têtus,  bornés,  très  positifs,  un  peu  secs  et  parfaite- 
ment dépourvus  de  toute  espèce  de  vie  morale,  grave  défaut  assurément, 
mais  qu'on  ne  peut  leur  reprocher  avec  justice,  la  vie  morale  leur  étant  par- 
faitement inutile  pour  diriger  leurs  affaires  et  gouverner  leurs  intérêts. 
Leur  tyrannie  sur  leurs  enfans  ne  dépasse  pas  les  limites  du  pouvoir  qui 
leur  e^  accordé  par  la  nature  et  par  le  code  civil;  ils  n'ont  d'hypocrisie 
que  ce  qu'il  en  faut  pour  défendre  leurs  intérêts  et  éviter  d'être  les  dupes 
les  uns  des  autres;  ils  ne  sont  jamais  dans  le  vrai,  mais  ils  ne  sont  ja-' 
mais  tout  à  fait  dans  le  faux,  et  s'ils  mentent,  ce  n'est  que  par  à  peu  près, 
car  ils  sont  gens  prudens  et  savent  que  parole  donnée  est  parole  engagée. 


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REVUE.  —  CHBOfilQUE.  253 

Un  rôle  seulement  tourne  à  Todleux,  celui  du  notaire  Gaudrler,  qui  en- 
gage et  retire  sa  parole  au  gré  de  ses  intérêts,  et  qui  feint  une  maladie 
pour  se  dégager  de  ses  promesses.  Je  crains  que  M.  Bouilhet  n*ait  un  peu 
calomnié  ce  pauvre  notaire;  la  tactique  qu'il  lui  prête  est  tout  à  fait  inex- 
plicable. Lorsqu'il  apprend  que  sa  fiancée  est  déshéritée  par  suite  du 
mariage  de  Fonde  millionnaire,  qu'a -t- il  besoin  de  tant  s'ingénier  pour 
rompre  une  union  devenue  impossible,  et  dont  la  fortune  s'est  chargée  de 
le  délivrer?  Les  ruses  qu'il  emploie  sont  aussi  inutiles  qu'odieuses.  Que  ne 
va-t-il  trouver  tout  simplement  M™«  Dufemay,  la  mère  de  sa  fiancée,  et  ne 
lui  explique-t-il  que  son  mariage  est  rompu  naturellement,  puisque  les  con- 
ditions sur  lesquelles  reposaient  ce  mariage  n'existent  plus?  Je  regrette  que 
M.  Bouilhet  l'ait  malmené  si  sévèrement  et  lui  ait  reproché  comme  un  man- 
que de  générosité  ce  qui  n'est,  à  tout  prendre,  qu'une  nécessité  de  sa  situa- 
tion. Ce  notaire  Gaudrier,  qui  est  le  personnage  sacrifié,  le  bouc  émissaire 
de  la  pièce,  esMl  donc  si  odieux  d'ailleurs  qu'il  ne  puisse  rencontrer,  selon 
l'expression  de  messieurs  les  poètes,  une  âme  qui  réponde  à  son  âme? 
M.  Bouilhet  lui-même  ne  le  pense  pas.  Odieux  â  M^^'  Alice  Dufemay,  le  no- 
taire parait  séduisant  aux  yeux  de  M"*  Clara  Rousset,  la  propre  sœur  du 
poète,  petite  péronnelle  pétulante  et  positive,  qui  déteste  autant  la  poésie 
que  son  frère  en  raffole.  Ce  notaire  est  donc  aimé,  absolument  comme  le 
poète  lui-même;  le  cœur  de  M"«  Clara  bat  lorsqu'on  l'annonce,  comme  le 
cœur  de  M"*  Alice  bat  lorsque  son  poète  s'approche  d'elle.  Il  y  a  au  qua- 
trième acte  une  assez  jolie  scène,  où  W^^  Clara  vient  réclamer  à  son  amie  cet 
amoureux  si  méprisé.  «  Rends-le-moi  l  s'écrie-t-elle,  qu'en  ferais-tu?  Il  n'est 
pas  assez  poétique  pour  toi,  mon  frère  est  bien  mieux  ton  affaire.  Moi,  je 
l'aime  tel  qu'il  est,  et  précisément  pour  les  raisons  qui  font  qu'il  ne  peut  te 
convenir.  »  La  scène  est  vraie,  ingénieuse,  et  d'une  nouveauté  assez  piquante. 
Eh  !  mon  Dieu,  oui,  diverses  sont  les  âmes,  et  divers  les  attraits  qu'elles  in- 
spirent. Cet  amour  sauve  ce  que  le  rôle  aurait  eu  de  trop  odieux,  et  empêche 
que  la  balance  du  poète  ne  pèse  trop  fortement  d'un  seul  côté.  Il  rétablit 
jusqu'à  un  certain  point  l'équilibre  de  la  justice  et  prouve  l'équité  du  pro- 
verbe vulgaire  qui  prétend  «  qu'il  n'est  pas  de  marmite  qui  ne  trouve  ici-bas 
son  couvercle.  »  Je  regrette  que  M.  Bouilhet  n'ait  pas  poussé  la  justice  jus- 
qu'au bout,  et  qu'il  ait  cru  devoir  terminer  sa  pièce  par  l'humiliation  défi- 
nitive du  notaire.  Pourquoi  donc  ne  le  doone-t-on  pas  pour  mari  à  M"*  Clara, 
puisqu'il  lui  agrée  si  fort,  et  puisque  lui-même,  bien  conseillé  par  son  instinct, 
avait  pour  elle  une  inclination  qu'il  n'avait  jamais  ressentie  pour  M'**'  Alice? 
La  dureté  du  bonhomme  Rousset  est  injustifiable,  car  elle  fera  de  la  peine  â 
sa  fille,  et  elle  ne  fait  aucun  plaisir  au  spectateur. 

Toute  l'action  de  la  pièce  est  dans  cette  rivalité  entre  le  poète  et  le  no- 
taire. Il  s'agit  de  savoir  lequel  des  deux  épousera  M""  Alice  Dufernay.  Les 
deux  partis  restent  en  présence  sans  aboutir  à  une  conclusion  jusqu'au  mo- 
ment où  l'oncle  millionnaire,  de  qui  dépend  la  fortune  d'Alice,  rompt  cette 
action  mal  engagée,  et  décide  l'issue  de  la  lutte  en  feignant  de  se  marier. 
Alors  le  notaire  se  retire  et  va  soigner  aux  eaux  sa  santé  subitement  com- 
promise; M"»«  Dufemay  revient  de  ses  préventions  contre  la  poésie,  et  le 
triomphe  reste  au  poète.  L'action  est  un  peu  vide  comme  on  voit:  toutefois 


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an  ECTCE  D^  D£C1  MOHDES. 

Béas  ne  songerions  pas  à  nous  plaindre,  si  ce  vide  éuit  rempli  par  on 
nombre  suffisant  de  caractères;  malheureusement  il  n'en  est  que  trois  qu^on 
puisse  signaler.  L'oncle  Million,  qui  est  le  personnage  central  de  la  pièce, 
celui  autour  duquel  tourne  l'action  tout  entière,  n'a  qu'une  physionomie 
banale.  D  représente  dans  cette  pièce  le  Deus  ex  machina  chargé  de  dé- 
nouer les  difficultés  et  de  permettre  au  drame  de  finir  heureusement.  Le 
notaire  et  le  poète  sont  deux  personnages  de  convention;  ils  ne  repré- 
sentent pas  deux  individus^  mais  les  deux  termes  d'une  même  antithèse. 
M.  Bouilhet  a  introduit  dans  sa  pièce  un  certain  personnage  épisodiqne,  un 
petit  vieillard  intrigant  et  affairé,  espèce  de  courtier  officieux  comme  la 
province  en  produit  souvent,  mais  dont  on  ne  comprend  pas  l'utilité.  Les 
caractères  bien  étudiés  et  dans  lesquels  M.  Bouilhet  a  concentré  tout  ce 
qu'il  a  observé  de  la  nature  bourgeoise  sont  ceux  de  M.  Rousset  et  de 
M*^  Dufemay.  L'étude  n'est  pas  très  profonde,  mais  elle  est  vraie,  et  elle 
est  prise  dans  une  bonne  moyenne  de  cette  nature  humaine  intermédiaire 
qui  s'appelle  la  nature  bourgeoise. 

Somme  toute,  cette  pièce  est  un  progrès  sur  les  précédentes  productions 
dramatiques  de  l'auteur,  car  il  y  a  montré  des  qualités  que  nous  ne  lui  con- 
naissions pas.  n  a  gagné  en  force,  en  sobriété,  et  prouvé  que  son  talent  était 
capable  de  souplesse.  Plusieurs  fois  il  a  rencontré  quelques  traits  de  bonne 
comédie.  Qu'il  tienne  ferme  ce  pan  de  la  robe  de  la  muse  comique  qu'il  est 
parvenu  à  saisir,  et  s'il  se  peut,  qu'il  ne  la  laisse  plus  échapper.  De  toutes 
les  muses,  c'est  la  plus  familière  en  apparence,  c'est  la  moins  facile  en  réa- 
lité :  elle  n'accorde  ses  faveurs  qu'à  ceux  qui  les  méritent  par  une  grande 
imagination  unie  à  un  solide  bon  sens,  les  deux  qualités  qu'il  faut  à  tout 
poète  dramatique,  et  que  Je  souhaite  à  M.  Bouilhet. 

éMILE  «OKTfeCT. 


Avant  que  nous  puissions  nous  occuper  très  prochainement  des  nouvelles 
merveilles  que  les  théâtres  lyriques  ont  déjà  présentées  au  public  de  Paris, 
BOUS  voulons  recommander  encore  aux  lecteurs  de  la  Revue  quelques  publi- 
cations musicales  qui  ne  sont  pas  dépourvues  de  mérite.  Un  éditeur  intelli- 
gent et  fort  zélé  pour  les  intérêts  des  artistes,  qu'il  aimç  volontiers  à  grouper 
autour  de  lui,  M.  Heugel,  a  publié  avec  beaucoup  de  soin  la  partition  réduite 
pour  piano  et  chant  de  la  Sémiramis  de  Bossini,  telle  qu'on  l'exécute  à 
rOpéra.  Cette  partition  de  l'un  des  plus  beaux  chefs-d'œuvre  de  musique 
dramatique  qu'ait  produits  l'école  italienne,  où  la  traduction  de  M.  Méry 
est  contrôlée  par  le  texte  italien  qui  l'accomj^agne,  contient  deux  beaux 
portraits  lithographies  du  divin  maestro,  l'un  qui  le  représente  à  l'âge  heu- 
reux de  vingt-huit  ans,  le  sourire  sur  les  lèvres  et  les  yeux  remplis  des  étin- 
celles du  génie,  l'autre  qui  le  reproduit  tel  que  nous  pouvons  le  voir  chaque 
jour,  jouissant  en  paix  d'une  gloire  incontestée  et  impérissable.  La  Semi^ 
ramide  a  été  donnée  tout  récemment  au  Théâtre-Italien  avec  un  bonheur 
d'exécution  qui  a  vivement  ému  les  auditeurs.  Si  M"»«  Penco  n'a  pas  toute 
la  puissance  de  voix  et  la  splendeur  de  vocalisation  qui  seraient  nécessaires 
pour  interpréter  ce  grand  rôle  de  la  reine  de  Babylone,  elle  se  fait  par- 


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RKTUE.  —  CHRONIQUE.  255 

donner  ses  défaiUances  par  beaucoup  de  sentiment.  Elle  à  été  intéressante 
dans  la  première  partie  du  grand  finale  du  premier  acte,  si  plein  de  ter- 
reur dramatique  et  pourtant  si  musical,  6  M.  Richard  Wagner,  qui  nous  en 
contez  de  belles  dans  l'incroyable  préface  du  livre  que  vous  venez  de  pu- 
blier 1  M*"*  Alboni,  qui  est  un  Arsace  un  peu  trop  élégiaque,  a  chanté  le 
fameux  duo  du  second  acte  avec  une  rare  perfection.  Et  Tair  d'Assur,  le 
trio  et  la  scène  finale,  quelle  profondeur  d*accent,  quels  détails  dans  Tin* 
strumentation,  quelle  musique  adorable,  suivant  les  péripéties  de  la  pas- 
sion sans  jamais  oublier  que  la  poésie  est  Tessence  de  son  langage  I  Disons- 
le  sans  hésiter,  la  Sémiramis  qu'on  exécute  à  TOpéra,  malgré  la  pompe  du 
spectacle,  malgré  les  deux  sœurs  Marchisio,  malgré  la  puissance  des  chœurs 
et  de  Porchestre,  est  à  la  vraie  Semiramide,  qu'on  chante  au  Théâtre-Ita- 
lien, ce  que  peut  être  la  meilleure  traduction  au  texte  original  d'un  beau 
poème. 

Un  amateur,  un  homme  de  goût,  un  quasi-artiste  qui  a  longtemps  hésité 
entre  un  certain  monde  littéraire  où  son  esprit  s'est  développé  et  le  monde 
purement  musical,  où  il  n'est  entré  que  timidement,  M.  de  Vaucorbeil,  a  pu- 
blié un  recueil  de  mélodies  qui  se  font  plus  remarquer  par  la  distinction  de 
ndée  poétique  qui.  a  préoccupé  l'auteur  que  par  la  franchise  et  la  nou- 
veauté de  la  phrase  musicale.  La  première  fois  que  j'ai  eu  l'occasion  d'en- 
tendre dans  un  salon  quelques  compositions  légères  de  M.  de  Vaucorbeil 
chantées  par  M.  Roger,  je  fus  frappé  de  cette  disparate  entre  la  conception, 
qui  est  parfois  élevée,  comme  les  Chèvres  d'Argos  par  exemple,  et  la  réa- 
lisation, qui  est  maigre  et  frappée  d'un  caractère  de  préciosité  qui  accuse 
plus  le  littérateur  que  le  musicien.  M.  de  Vaucorbeil  sait  pourtant  la  mu- 
sique «  il  aime  et  sait  apprécier  les  vrais  chefs-d'œuvre,  et  son  goût  épuré 
ne  se  laisse  pas  facilement  surprendre  par  les  théories  fallacieuses.  Cepen- 
dant ses  compositions  manquent  de  vie  et  n'ont  pas  cet  air  de  santé  qui 
plaft  à  tous:  elles  ne  peuvent  être  chantées  avec  succès  que  devant  un 
public  restreint  et  composite,  devant  des  femmes,  des  lettrés,  des  peintres 
et  des  artistes  en  général,  qui  se  complaisent  dans  les  ingéniosités  de  l'es- 
prit et  dans  la  casuistique  des  cœurs  incompris.  M.  de  Vaucorbeil  sera 
peut-être  étonné  que  je  lui  dise  que,  toute  proportion  gardée,  il  est  sujet 
au  même  genre  d'illusion  que  M.  Berlioz.  Il  croit  avoir  mis  dans  son  œuvre 
une  pensée  qui  hante  son  imagination  délicate,  mais  qui  ne  se  révèle  que 
d^une  manière  incomplète  et  sous  une  forme  qui  trahit  moins  le  musicien 
que  le  poète.  M.  de  Vaucorbeil  est  trop  jeune  et  trop  éclairé  pour  ne  pas 
répondre  un  jour  victorieusement  à  nos  scrupules. 

La  musique  religieuse,  Texpression  de  ce  sentiment  profond,  mais  indé- 
fini, qu'éprouve  l'âme  en  se  recueillant,  en  s'inclinant  devant  la  grande  idée 
de  Dieu,  qui  renferme  tant  de  mystères,  préoccupe  et  a  toujours  préoccupé 
un  grand  nombre  d'esprits  distingués.  De  tous  les  genres  de  musique,  la 
musique  religieuse  est  celui  qui,  en  France,  est  dans  l'état  le  plus  déplo- 
rable. Un  congrès  s'est  formé  à  Paris  pour  aviser  aux  moyens  de  relever 
l'art  religieux,  et  pour  s'entendre  sur  ce  qu'il  y  aurait  à  faire  pour  restau- 
rer cette  chimère  qu'on  appelle  le  chant  grégorien  et  pour  donner  au  culte 
catholique  la  forme  musicale  qui  convient  à  son  esprit.  Nous  suivrons  les 


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256  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travaux  da  congrès  pour  la  restauration  du  chant  religieux,  sans  nous  faire 
cependant  beaucoup  d'illusion  sur  lesi  résultats  qui  sortiront  de  ses  débats. 
La  eause  du  mal  qu'on  déplore  n'est  pas  une  cause  simple.  *L'altération  du 
plain-chant,  la  décadence  évidente  de  la  musique  religieuse,  proviennent 
d'un  ordre  d'idées  qui  a  changé  toute  l'économie  de  la  société  moderne.  Le 
clergé  français  fût-il  plus  éclairé,  plus  désireux  qu'il  ne  l'est  d'attirer  à  lui 
la  vie,  qui  lui  échappe,  11  serait  encore  douteux  qu'il  pût  réussir  dans  sa 
louable  entreprise  de  se  faire  le  centre  d'un  mouvement  de  l'art  religieux. 
Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  idées,  que  nous  nous  proposons  toujours  de  déve- 
lopper dans  un  moment  de  loisir,  nous  voulons  dire  aujourd'hui  quelques 
mots  d'un  recueil  de  chants  sacrés,  à  une  et  plusieurs  voix,  qui,  sous  le 
titre  Alléluia,  a  été  publié  à  Genève  chez  M.  Joël  Cherbuliez.  C'est  le  tra- 
vail pieux  et  soigné  d'un  ministre  protestant,  M.  Théodore  Paul,  qui  habite 
les  environs  de  Genève.  Composé  des  plus  beaux  morceaux  de  Haendel,  de 
Mozart,  surtout  du  grand  Sébastien  Bach,  le  recueil  qui  nous  occupe  est  di- 
visé en  deux  séries,  formant  deux  volumes  fort  bien  gravés,  avec  des  pa- 
roles françaises  et  allemandes  au-dessous.  La  seconde  série,  qui  est  d'un 
choix  plus  remarquable  que  la  première,  contient  quarante-deux  morceaux 
empruntés  à  Bach,  Haendel,  Haydn,  Mozart,  Mendelssohn,  Weber,  Léo,  Mar- 
cello, Lotti,  Vittoria,  etc.  Nous  aurions  bien  quelques  observations  à  faire 
sur  le  mérite  et  sur  la  prosodie  souvent  étrange  des  paroles  françaises  que 
l'auteur  a  mises  au-dessous  du  texte  original.  Pourquoi  aussi  M.  Théodore 
Paul  n'indique-Ml  pas  l'œuvre  particulière  du  maître  d'où  il  a  tiré  le  mor- 
ceau qu'il  a  choisi?  Il  ne  faut  pas  craindre  d'être  trop  explicite  dans  ce 
genre  de  publications,  qui  s'adressent  à  des  esprits  humbles. 

M.  George  Mathias,  dont  nous  avons  quelquefois  cité  le  nom  dans  la  Re- 
vue, est  l'un  des  meilleurs  pianistes  qu'il  y  ait  à  Paris.  Élève  de  Chopin  et 
de  M.  Barbereau  pour  Tharmonie  et  la  composition,  M.  Mathias  est  un  ar- 
tiste fin,  instruit,  sérieux,  dont  le  jeu  rapide  et  délicat  possède  toutes  les 
qualités  qui  distinguent  l'école  française  sans  en  avoir  les  défauts.  U  vient 
d'arranger  et  de  transcrire  pour  le  piano  six  grandes  symphonies  de  Mo- 
zart, que  publie  l'éditeur  Ahrand  avec  un  soin  digne  de  l'œuvre.  Ces  six 
grandes  symphonies  sont  celle  en  si  bémol,  la  symphonie  qui  porte  le  nom 
de  Jupiter,  ceUes  en  sol  mineur,  en  ré  majeur,  en  ut  majeur  et  la  dernière, 
qui  est  aussi  dans  le  ton  de  ré  majeur.  J'ai  parcouru  avec  attention  le  tra- 
vail de  M.  Mathias,  et  il  m'a  semblé  retrouver  dans  sa  traduction  toutes  les 
nuances  et  tous  les  effets  de  l'original.  Il  faut  être  h  la  fois  bon  harmoniste, 
connaître  à  fond  le  mécanisme  de  l'instrument  pour  lequel  on  écrit,  et  pos- 
séder l'intelligence  des  effets  multiples  de  l'orchestration,  pour  réussir  à 
donner  au  pianiste  une  idée  suffisamment  exacte  du  poème  symphonique 
qu'on  se  propose  de  transcrire.  11  est  grandement  à  désirer  que  des  tra- 
vaux honorables  comme  celui  de  M.  Mathias  obtiennent  le  succès  qu'ils  mé- 
ritent, et  aillent  dans  les  mains  de  cette  simple  jeunesse  qu'on  empoisonne 
d'abominables  productions.  On  ne  se  fait  pas  une  idée  de  la  musique  de 
piano  qui  se  fabrique  à  Paris  et  que  vendent  impunément  des  éditeurs  pa- 
tentés! p.  SCUDO. 


V.  DB  Mars. 


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LA 


COMTESSE  D'ALBANY 


I. 
LOUISE  DE  STOLBEEO  ET  CHAELES-ÉDOUAED. 

Die  Grâfin  von  Albany,  von  Alfred  von  Reumont,  2  vol.  Berlin  1860. 


Le  dernier  héritier  d'une  race  royale  tragiquement  tombée  du 
•trône  d'Angleterre,  une  jeune  princesse  allemande  sortie  d'un  cou- 
vent de  Belgique  pour  être  la  compagne  de  ce  roi  sans  royaume,  un 
illustre  poète  italien  qui  devient  amoureux  de  cette  reine  et  qui  l'en- 
lève à  son  mari,  un  peintre  du  midi  de  la  France  qui  finit  par  hé- 
riter du  prince  et  du  poète  et  entre  les  mains  duquel  se  réunissent 
tous  les  souvenirs  de  cette  histoire,  tels  sont  les  personnages  du 
drame  que  j'ai  à  raconter.  Le  prince  est  ce  hardi  prétendant, 
Charles -Edouard,  dont  la  jeunesse  fut  si  héroïquement  aventu- 
reuse ;  la  jeune  femme  est  la  princesse  Louise  de  Stolberg,  reine 
d'Angleterre,  comme  elle  s'appelait  d'abord,  comtesse  d' Albany, 
comme  l'appelle  l'histoire;  le  poète  est  Victor  Alfieri;  le  peintre  se 
nomme  François-Xavier  Fabre. 

Par  quel  concours  de  circonstances  des  personnes  de  conditions 
si  diverses  se  sont-elles  trouvées  réunies  dans  ce  romanesque  im- 
broglio? Quel  a  été  le  rôle  de  chacune  d'elles?  Comment  cet  épisode 
se  rattache-t-il  à  l'histoire  générale  ?  Quel  jour  nouveau  peut-il 
répandre  sur  la  société  européenne  à  la  fin  du  dernier  siècle  et  au 
commencement  du  nôtre  ?  Ces  questions  et  bien  d'autres  encore 
s'offrent  d'elles-mêmes  à  la  pensée  quand  on  prononce  le  nom  de 
la  comtesse  d' Albany.  On  connaissait  déjà  les  principaux  détails  de 

TOME  X1XI.    —  15  JA?IMIR  1861.  17 


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36ft  mBTQR  hE»  ^aSX  MOflDBft» 

ces  aventures,  Alfierî  en  parle  dans  ses  mémoires,  la  bibliothèque 
et  le  musée  de  Montpellier  en  conservent  de  curieux  témoignages  ; 
plusieurs  écrivains  anglais  ou  français,  italiens  ou  allemands,  ont 
esquissé  le  portrait  de  la  comtesse  et  raconté  quelques  pages  de  sa 
vie  :  personne  encore  n'en  avait  tracé  un  tableau  complet  comme 
vient  de  le  faire  un  éminent  historien  diplomate,  le  dernier  repré- 
sentant de  la  cour  de  Berlin  auprès  de  l'ancien  grand-duc  de  Tos- 
cane, ÏT.  le  baron  Alfred  de  Rcumont. 

M.  de  Reumont  est  ua  des  hommes  qui  coRnaôssent  le  miem  l^is- 
toîre  de  l'Italie  moderne.  Attaché  pendant  bien  des  années  à  la  cour 
de  Florence  par  ses  fonctions  diplomatiques,  il  était  presque  devenu 
Toscan  et  Italien.  On  comprend  qu'un  ministre,  un  chargé  d'affaires 
de  Prusse  ne  dût  pas  avoir  des  occupations  très  urgentes  à  la  cour 
d'un  grand-duc  de  Toscane  ;  la  principale  mission  de  M.  de  Reu- 
mont, à  ce  qu'il  semble»  était  de  représenter  auprès  de  la  société 
italienne  la  studieuse  curiosité  de  fesprît  alleniand.  Kul  ne  pou- 
vait mieux  remplir  cette  tâche  :  disciple  de  M.  Léopold  Ranke,  il 
avait,  comme  lui,  le  goût  des  recherches  patientes  et  des  décou- 
vertes historiques.  On  sait  avec  quel  bonheur  M.  Ranke  a  fouillé 
les  archives  vénitiennes,  avec  quel  art  il  a  renouvelé  maintes  parties 
de  l'histoire  moderne,  grâce  aux  relations  des  envoyés  du  conseil  des 
dix;  c'est  surtout  la  connaissance  approfondie  des  documens  diplo- 
matiques^ qui  a  fait  à  M.  Léopold  Ranke  une  place  originale  parmi 
les  historiens  de  nos  jours.  Les  leçons  et  l'exemple  d'un  tel  maître 
avaient  très  bien  préparé  le  savant  diplomate  berlinois  aax  études 
que  lui  indiquait  si  naturellement  son  poste  en  ItaKe.  Interroger  les 
bibliothèques,  compulser  les  archives,  pénétrer  dans  les  dépàts  les 
plus  secrets,  ce  fut  la  grande  affaire  et  la  joie  de  M.  de  Reumont. 
L'Italie  entière  a  été  l'objet  de  ses  recherches  :  on  a  de  lui  des  pages 
fort  intéressantes  sur  plosieurs  épisodes  de  l'histoire  du  saint-siége 
au  XTt*  et  ao  xix*  siècle,  il  a  consacré  deax  volumes  à  la  peinture 
de  Naples  sous  la  domination  espagnole  ;  mais  c'est  surtout  Florence 
qui  était  le  tliéâtre  et  l'objet  de  ses  investigations.  Au  moment  où 
de  jeunes  érudits  florentins,  les  fondateurs  de  XArekivio  storicù 
italianOj  travaillaient  avec  tant  de  zèle  à  la  renaissance  de  la  cri- 
tique historique  dans  leur  pays,  M.  de  Reumont  était  heureux  de 
s'associer  à  leur  œuvTe  et  d*ett  propager  le  succès.  On  a  remarqué 
souvent  dans  la  Gazette  d'AugMbourg  des  analyses  très  bien  faites 
des  poblicatioas  de  YArehivio;  c'était  le  ministre  de  Prusse  à  Flo- 
rence qui  signalait  à  F  Allemagne  ce  iMble  foyer  d'études  trop  peu 
connu  de  la  France  et  du  reste  de  l'Europe  (1). 

(1,  Les  lecteurs  de  la  1kvu9  n*ont  pas  oubUi5  cependant  les  excellealts^  pages  es  BL  Am- 


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u  GOMTEsefi  d'albànt.  209 

Lui-même  il  coiili*ibuait  pour  une  part  importante  k  cette  vaste  en- 
qaète  historique;  la  Toscane  du  passé  et  la  Toscane  oootemporaine, 
ht  Florence  des  trots  derniers  siècles  et  la  Floresnce  de  nos  jours  loi 
avaient  livré  loas  leurs  secrets*  Il  aimait  à  étudier  ks  détails  incon- 
nus, les  épisodes  laissés  dans  Tombre  ;  il  prenait  platsir  à  mettre  en 
scène  les  personnages  dont  la  Uo^rapfaie  se  rattache  à  rfaistoire  gé- 
nérale; les  diplomates,  les  artistes,  les  savans,  les  théologiens^  les 
membres  étrangers  ou  nationaax  de  VAcademîa  délia  Crusca^  foor- 
nissaient  des  occasions  beareuses  à  sa  fine  et  précise  éroditian;  sou- 
i'ent  il  s'amusait  À  reccMcaposer  les  annales  d'une  famille,  à  suivre  la 
généalogie  d'une  race  illustre,  et  après  avoir  raconté  les  aventures 
des  Golonna,  des  Borghèse,  des  StrozzL»  des  Trivulce,  des  fiarberini, 
il  allait  cbercher  jusque  dans  le  \m*  siècle  les  ancêtres  des  Bona- 
pawte  de  Toscane.  Je  le  répète,  c'était  Florence  qui  l'intéressait  entre 
toutes  les  cités  italiennes;  si  les  événemens  politique  l'obligeaient 
à  quitter  la  ville  de  Dante  et  de  Galilée,  si  par  exemple*  en  lSi9  il 
suivait  le  pape  à  Gaête  avec  le  corps  diplomatique,  il  s'empressait 
de  revenir  à  Florence  dès  que  son  devoir  le  permetuit,  et  après 
avoir  raconté  ses  souvenirs,  après  avoir  peint  l'exil  de  Pie  lî  ou 
l'occupation  de  la  république  de  Saint-Mârîn  par  les  corps  francs  de 
Garibakli,  il  reprenait  bien  vite  ses  chères  études  d'érudition  et  d'art 
sur  la  société  florentine  depuis  la  reitaissance  jnstfa'à  nos  jours^ 
Tous  ces  tableaux  si  curieux  ne  remplissent  pas  moins  de  six  vo- 
lumes; l'auteur  les  a  intitulés  Études  pour  servir  à  l'histoire  d'Ita- 
liey  et  il  en  fait  hommage  à  M.  Léopold  Ranke.  «  Mon  ami,  dit-il  à 
l'illustre  historien,  dans  vos  études  sur  l'Italie  vous  avez  tracé  les 
grandes  rouies;  moi*  je  n'ai  £ait  que  suivre  les  sentiers.  J'espère 
pourtant  que  ces  investigations  de  détails  ne  seront  pas  inutiles  à 
l'histoire  des  idées  et  des  misars.  »  La  critique  a  confirmé  ces  pa-< 
rôles.  Si  les  sentiers  de  M.  de  Beumont  ne  nous  <!bnduisent  pas  vers 
les  lieux  où  s'accomplissent  les  événemens  décisifs  de  l'histoire,  les 
personnages  qu'il  y  rencontre  jxms  expliquent  bien  des  secrets  de  la 
société  italienne.  Désormais,  pour  connaître  exacten^ent  les  traditions 
de  la  péninsule,  il  faudra  quitter  plus  d'une  kàa  les  routes  royales 
«t  s'engager  avec  le  di|domate  allemand  dans  les  cbeauns  oubliés. 

Parmi  les  épisodes  qui  attiraient  M.  de  Reuaiont.  il  en  est  un  qui 
semble  lui  avoir  inspiré  une  prédilection  particuUëite.  L'faistoine  de 
la  comtesse  d'Albany,  on  le  devine,  a  été  pendant  bien  des  années 
l'objet  de  ses  recherches  et  de  «es  nftéditattons.  Ce  ne  sont  plus  de^ 
fea^ens  qu'B  rassemble,  c*est  tout  an  livre,  un  livre  en  deux  vo- 
lumes, coi^acré  à  la  veuve  du  dernier  des  Stuarts.  Docunicfis  mis 


père  sur  VArclmio  ttorioô  it&Uano,  V<^ez,  ûms  la  IhrraleoB  4a  l'*'  MepteaSkte  1S56, 
r^de  InâtulâB  rJTtflftifv  et  Iv  Biaoràmu  de  VhdU. 


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260  BETUE   DES  DEUX   MONDES. 

au  jour  ou  restés  inédits,  traditions  publiques,  traditions  privées, 
jugemens  des  écrivains  de  l'époque  et  souvenirs  des  témoins  survi- 
vans,  l'auteur  a  tout  réuni  avec  un  soin  religieux.  Il  a  la  prétention 
d'être  complet.  A  mon  avis,  il  l'est  beaucoup  trop;  un  peu  plus  d'art 
en  telle  matière  aurait  mieux  convenu  que  cette  accumulation  de 
détails  souvent  inutiles  et  de  textes  quelquefois  sans  valeur.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  procède  M.  Léopold  Ranke,  et  M.  de  Reumont  lui-même 
dans  ses  précédentes  études  savait  se  montrer  plus  sobre.  Le  diplo- 
mate en  maints  endroits  a  fait  grand  tort  à  V historien.  M.  de  Reumont 
connaît  si  bien  les  lois  de  l'étiquette,  il  a  un  respect  si  profond  de 
l'aristocratie  européenne,  qju'il  lui  en  coûte  de  rencontrer  sur  son 
chemin  un  personnage  considérable  sans  lui  faire  aussitôt  mille  cé- 
rémonies. Il  le  salue,  il  éaumère  ses  titres,  il  expose  sa  généalogie^ 
On  pourrait  citer  tel  chapitre  de  ce  livre  qui  ressemble  à  un  article 
de  YAlmanach  de  Gotlia.  Malgré  ces  défauts,  l'ouvrage  de  M.  de 
Reumont  mérite  une  attention  sérieuse,  et  l'on  doit  des  remercl- 
mens  à  l'auteur  pour  le  soin  qu'il  a  pris  de  recueillir  ainsi  toutes 
les  informations,  de  confronter  tous  les  témoins.  Si  nous  pouvons 
dessiner  d'un  trait  sûr  la  physionomie  de  la  royale  comtesse,  si 
nous  parvenons  à  entrevoi^  toute  la  vérité  derrière  les  voiles  mys- 
térieux qui  la  couvraient  plus  qu'à  demi,  n'oublions  pas  que  ce 
guide  savant  et  scrupuleux  a  bien  simplifié  notre  tâche. 


I. 

Au  mois  d'août  de  l'année  1771,  le  prince  Charles-Edouard,  qui 
se  trouvait  alors  à  Sienne,  fut  mandé  subitement  à  Paris  par  M.  le 
duc  d'Aiguillon,  minisire  des  affaires  étrangères.  On  sait  que 
Charles-Edouard,  fils  du  prétendant,  petit-fils  de  Jacques  II,  ar- 
rière-petit-fils de  Charles  P%  était  alors  le  dernier  des  Stuarts,  ou 
du  moins  le  dernier  représentant  de  leur  cause,  son  frère  cadet,  le 
duc  d'York,  ayant  quitté  le  monde  pour  l'église  et  reçu  à  l'âge  de 
vingt-deux  ans  le  chapeau  de  cardinal.  Charles-Edouard,  accompa- 
gné d'un  seul  serviteur,  part  de  Sienne  le  17  août;  il  traverse  Flo- 
rence, Rologne,  Modène,  et,  dépistant  les  espions  que  l'Angleterre 
entretenait  autour  de  lui ,  il  fait  répandre  le  bruit  qu'il  se  dirige 
vers  la  Pologne,  où  l'appelaient  des  parens  de  sa  mère,  Marie-Clé- 
mentine Sobieska.  Quelques  jours  après,  il  arrive  à  Paris.  Un  de 
ses  cousins  du  côté  gauche,  le  duc  de  Fitz-James,  est  chargé  de  le 
voir  secrètement  et  de  lui  transmettre  les  propositions  du  cabinet 
de  Versailles.  L'héritier  des  Stuarts  recevra  du  gouvernement  fran- 
çais une  rente  annuelle  de  deux  cent  quarante  mille  livres  à  la 
condition  de  se  choisir  une  compagne  et  de  l'épouser  au  plus  tôt. 


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LA   COMTESSE   d'aLBANY.  261 

Pour  lui  épargner  les  embarras  du  choix,  on  a  bien  voulu  se  char- 
ger de  ce  soin;  Tépouse  qu'on  lui  propose  est  la  princesse  de  Stol- 
berg,  dont  la  soeur  vient  de  se  marier  précisément  avec  le  fils 
aîné  du  duc  de  Fitz- James.  Ces  Fitz- James,  il»est  vrai,  étaient 
des  bâtards  de  Jacques  II;  mais  le  chef  de  cette  branche  quasi- 
royale  était  ce  fameux  Berwick,  un  émule  de  Vendôme  et  de  Vil- 
lars,  un  vaillant  défenseur  de  la  France  contre  l'Europe  coalisée,  et 
qui,  nommé  maréchal  par  Louis  XIV,  mourut  en  soldat  gous  Louis  XV 
au  siège  de  Philipsbourg.  A  coup  sûr,  il  était  bien  autrement  légi- 
timé par  ses  victoires  que  ces  enfans  naturels  du  grand  roi  dont 
les  princes  du  sang  n'avaient  pas  dédaigné  l'alliance.  Il  n'y  avait 
donc  rien  dans  cette  combinaison  qui  pût  empêcher  Charles- 
Edouard  d'accepter  cette  rente  de  deux  cent  quarante  mille  livres 
et  de  se  prêter  aux  plans  de  la  politique  française. 

Quels  étaient  ces  plans?  Quel  genre  de  services  pouvait  rendre 
Charles-Edouard  ?  Il  est  indispensable  pour  le  savoir  de  rappeler 
sa  vie  en  peu  de  mots.  On  était  déjà  bien  loin  du  temps  où  le  jeune 
prince  avait  pu  soulever  une  guerre  civile  en  Angleterre,  et,  par 
cette  diversion  inattendue,  servir  si  énergiquement  le  succès  de  nos 
armes.  En  1745,  ayant  vingt-cinq  ans  à  peine,  il  aborde  en  Ecosse 
et  paraît  au  milieu  des  clans.  Sept  officiers  seulement  l'accompa- 
gnent, et  il  n'a  pour  toute  ressource  qu'une  cinquantaine  de  mille 
francs,  dix-huit  cents  sabres,  douze  cents  fusils;  quelques  semaines 
après,  il  commande  une  armée  de  montagnards  qui  va  grossissant 
d'heure  en  heure.  Le  voilà  bientôt  maître  d'Edimbourg,  et  il  écrase 
dans  les  plaines  de  Preston-Pans  les  troupes  du  général  Cope  (2  oc- 
tobre). «  Un  enfant,  dit  le  grand  Frédéric,  un  enfant  débarqué  en 
Ecosse  sans  troupes  et  sans  secours  force  le  roi  George  à  rappeler 
ses  Anglais ♦  qui  défendaient  la  Flandre,  pour  soutenir  son  trône 
ébranlé.  »  On  connaît  les  tristes  suites  de  cette  expéditioin  commen- 
cée d'une  manière  si  héroïque  et  si  brillante,  on  sait  l'impuissance 
des  efforts  de  Charles-Edouard,  sa  défaite  à  CuUoden  (27  avril  1746), 
sa  fuite,  ses  aventures,  les  dangers  continuels  auxquels  il  dispute  sa 
vie.  Voltaire,  ému  de  tant  de  courage  et  de  malheurs,  nous  l'a  montré 
errant  à  travers  les  Orcades,  passant  d'une  île  à  l'autre  pour  échap- 
per à  la  poursuite  acharnée  du  duc  de  Cumberland,  tantôt  gagnant 
une  île  déserte  et  obligé  de  cacher  sa  barque  derrière  les  rochers 
du  rivage,  tantôt  enfermé  de  longs  jours  au  fond  d'une  caverne, 
souffrant  de  la  faim,  exténué  de  fatigue,  abattu  par  la  maladie, 
attendant  en  vain  des  secours  de  France,  ne  recevant  d'Angleterre 
que  des  nouvelles  désastreuses,  et  le  cœur  déchiié  par  les  cris  de 
ses  partisans,  sur  lesquels  l'odieux  Cumberland,  le  vaincu  de  Fonte- 
noy,  exerce  d'épouvantables  vengeances.  Ce  que  l'on  connaît  beau- 
coup moins,  c'est  la  seconde  partie  de  sa  vie  dans  la  retraite  que  les 


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26*1  BEyUE.  DBS  DEUX  MONDES. 

événemens  lui  imposèrent.  Le  10  octobre  1716».  il  avait  débarqué 
sur  nos  côtes  de  Bretagnev  à  Roscoff,.près  dcMoriaix,  avec  un  petit 
nombre  de  ses  compagnons;  arrivé  bientôt  à  Paris,» accueilli  comme 
mn  héros  par  la  cour  et  la,  ville,  il  n'avait  pu  obtenir  toutefois  que  le 
gouvernement  de  Louis  XY  lui  vînt  ouvertement.et  efficacement  en 
aide  pour  une  seconde  expéditiou  en  Angleterre..  Ses  tentatives  au- 
près de  la  cour  d'Espagpe  ne  forent  pas  plus  heureuses..  Frédéric 
le  Grandv  qui  admirait  son.  courage,  ne  pouvait  accorder  une  com^ 
plète  sympathie  k  sa  cause,  et  c'est  vainement  aussi  qu'il  tourna  les 
jeux  de  ce  côté.  Il  restait  donc  à  Paris,,  sombre  et  morne,,  sinon  dé- 
Cïouragéi, lorsqu'un  coup  inattendu,  vint  anéantir  ses  dernières  espé- 
rances. Louis.XV,.par  le  traité  d'Aixr-lat-Chapelle,  consentaitàinter- 
dirfi  le  séjour  de  la  France  au  vaincu  de  Culloden.  Le  petit-fils  de  ce 
Jacques  II  à  qui  Louis  XIV  avait  accordé  une  si  magnifique,  hospita- 
lité dans  le  château  de  Saint-Germain  était  expulsé. de  nos  frontières 
sur  Tordre  de  la  dynastie  de  Hanovre.  Le  roi,  pour  atténuer  Todieux 
d'une  telle  mesure,  lui  offrait  en  Suisse,  à.Fribourg,  un  établisse- 
ment digne,  de  sa  naissance,  a  Je  ne  veux  point  partir,  répondait 
Charles-Edouard;  je  ne  céderai  qu'à  la  force,  et  ce  ne  sera  pas 
sans  avoir  résisté.  »  Il  se*  sentait  soutenu  par  l'opinioni.  Le  dauphin, 
père  de  Louis  XVI,  {es  plus  nobles  seigneurs  dé  la  cour,  tous  les 
esprits  généreux  se  révoltaient  contre  cette  clause  si  peu  française^ 
Le  jeune  prince  avait  barricadé  sou  hôtel,  et  jurait  d'y  soutenir  un 
ûége,  s'il  le  fallait,  comme  Charles  XII  à  Bender..£n  attendant,  il 
bravait  l'ennemi;  on  le  voyait  souvent  à  l'Opéra,  et  chacun  admi-  * 
rait  sa  bonne  mine  et  sa.  fierté.  C'est  là  qjii'il.  fut  arrêté  le  H  dé- 
cembre 17^8  par  lé  duc  de  Biroo,  commandant  des  gardes  fran- 
çaises, au  milieu  des  murmures  de  la  foule.  Saisi  et  garrotté  comme 
un  malfaiteur^  le  héros  de  Preston-Pans  fut  livré  à  M.  le  comte  de 
Vaudreuil,. commandant  supérieur  de  la  gendarmerie^  qui  le  fit  in*- 
earcérer  au  château  de  Vincennes.  Quelqjues  jpurs  après,  on  le  con- 
duisait àla.frontiène. 

«  Depuis  ce  temps,  dit  Voltaire,  Charles-Edouard  se  cacha  au 
reste  dii  monde.  »  Cette  vie  cachée  eut  encore  ses  angoisses  et  ses 
épreuves.  Pendant  bien  des  années,,  il  chercha. en  vain  une  demeure 
hospitalière-  Chassé  d'Avignon,  on  le  croit  du  moins,  par  legouver- . 
nement  pontifical,  q)ai.  redoutait  les  menaces  de  T Angleterre,  il  dis- 
parut sidHtement.  S'était-il  réfugié  en  E^agne,.  en  Allemagne,,  en 
Pologne?  Quelque  seigneur  de  France,,  en  dépit  des  ordres  de 
Louis  XV,  lui  avaitril  donné  un  asile?  Ou  se  perdait  en  conjectures^, 
et  toutea  les  recherches  étaient  inutiles.  Une  chose  certaine,,  c'est 
que«  changeant  sans  cesse  de  séjour  comme  de  nom.  et  de  costume,; 
Q  voulait  surtout  échapper  à  lasurveillancede  lamaisouide  Hanovue. 
Qu'a.  ^  plus  tard  quien  1750  il  était  allé  secrètement  ea  Angle*- 


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lA  COMTESSE  d'^IBAOT.  S6t 

terre,  qa'fl  avaiît  passé  plusieurs  jours  àLondres,  qu'il  avait  eu  une 
conrérence  dans  une  maison  de  Pall-Me(ll  avec  une  cinquantaine  de 
jacobites,  lau  nombre  desquék  se  trouvaient  leJuc  de  Beaufort,  le 
lord  Somerset  et  le  comte  de  Westmoreland  ;  on  xroit  même  qii'H 
renouvela  cette  visite  deux  ou  trois  ans  après.  Cette  vague  tradition 
a  été  consacrée  par"Walter  "Scott;  le  grand  romancier,  dans  son 
Redgauntteiy  a  raconté  ces  dernières  et  mystérieuses  tentatives  du 
prétendant,  comme  il  avait  peint  dans  Wàvefley  Téclatante  leVée 
d'armes  de  Î7â'5.  Au  milieu  de  cette  vie  errante,  Charles-Edouard 
avait  auprès  de  lui  une  compagne  dont  ses  amis  avaient  essayé  vai- 
nement de  le  séparer.  Miss  Clémentine  Walkin^haw  était  fille  d'un 
serviteur  dévoué  de  Jacques  III  et  filleule  de  Marie-Clémentine  So- 
bie&ka;  le  jeune  prince  la  trouva  en  Ecosse  au  milieu  de  ses  aven- 
tures guerrières.  Jeune,  belle,  arilemment  aimée,  elle  ne  résista 
pas  à  un  amour  qu'environnaient  tant  de  prestiges.  Lorsque  Charles- 
Edouard,  après  tous  ses  malheurs,  fut  revenu  sur  le  continent,  miss 
Wàlkinshaw  s'empressa  de  le  rejoindre  et  s'attacha  fidèlement  à  ses 
pas.  On  la  prenait  pour  safemme  légitime  ;  elle  portait  son  nom,  fai- 
sait chez  lui  les  honneurs,  et  pendant  son  séjour  à 'Liège,  en  1763, 
elle  lui  donna  une  lîlle  qui  Tut  appelée  Charlotte  Stuart.  Les  par- 
tisans du  prince  déplloraient  cette  situation  ;  comment  pouvart-il  ou- 
blier ainsi  ses  devoirs,  au  lieu  de  préparer  le  sticcès  de  sa  cause  par 
un  mariage  digne  de  lui?  Ajoutez  que  miss  Clémentine  était  sus- 
pecte aux  principaux  chefs  jacobites.  ^Sasœur  était  attachée  à  la 
maison  de  la  princesse  de  Galles,  et  Ton  affirmait  que  bien  des  plans, 
bien  des  secrets  de  Charles-Edouard  et  de  ses  aniis  avaient  été  livrés 
par  elle  au  gouvernement  anglais.  Trahison  ou  légèreté,  peu  im- 
porte, la  compagne  de  Charles-Edouard  ^tait  devenue  odieuse  à  soa 
parti.  La  chose  alla  si  loin,  qu'un  des  agena  les  plus  dévoués  des 
Stuarts,  l'Irlandais  Macnamara,  fut  expressément  chargé  par  ses 
compagnons  d'aller  faire  des  représentations  au  prmce  et  d'exiger 
de  lui,  au  nom  de  tout  un  parti,  Téloignement  de  sa  maîtresse. 
Charles-Edouard  était  fier;  cette  injonction,  si  respectueuse  pour- 
tant, et  dont  la  liberté  même  attestait  un  tendre  dévouement  à  sa 
personne,  l'irrita  profondément.  «Je  ne  reconnais  à  personne,  dit-il, 
le  droit  de  se  mêler  de  mes  affaires  personnelles.  On  ne  profitera 
pas  de  mes  infortunes  pour  me  faire  la  loi.  C'est  pour  moi  une  ques- 
tion d'honneur.  J'aimerais  mieux  voir  ma  cause  à  jamafe  perdue 
que  de  faire  le  moindre  sacrifice  à  ma  dignité.  )>  ISacnamara,  en  se 
retirant,  ne  put  contenir  Fexpression  de  sa  doùleur^et  de  son  blâme. 
«  Quel  crime,  lui  dit-il  amèrement,  quel  crime  a  donc  commis  TOtrc 
Emilie  pour  avoir  ainsi  de  siècle  en  siècle  attiré  la  colère  du  ciel 
«ur  tous  ses  membres?  » 


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26ii  BEVUE   DES   DEUX   MOiNDES. 

Quelques  années  plus  tard,  cette  rupture,  qu'il  avait  si  obstinément 
refusée  à  ses  amis,  s'accomplissait  d'une  autre  façon,  et  au  grand 
détriment  de  sa  dignité.  Il  n'avait  pas  voulu  quitter  mise  Walkin- 
shaw,  miss  Walkinshaw  le  quitta.  Le  22  juillet  1760,  —  ils  habi- 
taient alors  une  maison  de  campagne  dans  le  pays  de  Liège,  non 
loin  du  château  de  Bouillon,  —  la  compagne  de  Charles-tdouard 
partit  secrètement  avec  sa  fille  et  se  rendit  à  Paris.  La  cause  de  ce 
départ  est  demeurée  assez  obscure  :  les  uns  prétendent  que  le  prince, 
naturellement  violent  et  de  plus  en  plus  aigri  par  le  malheur,  se 
livrait  souvent  à  des  brutalités  indignes;  selon  d'autres,  le  père  et 
la  mère  n'avaient  pu  se  mettre  d'accord  sur  l'éducation  de  leur  fille, 
miss  Clémentine  voulant  la  placer  dans  un  couvent,  et  Charles- 
Edouard  exigeant  qu'elle  restât  auprès  de  lui.  Il  est  permis  de  croire 
que  ces  deux  motifs  étaient  également  vrais  lorsqu'on  voit  miss 
Walkinshaw  s'établir  à  Paris,  confier  son  enfant  à  une  communauté 
de  religieuses,  et  invoquer  pour  elle-même  la  protection  de  l'auto- 
rité française.  Ce  fut  un  coup  terrible  pour  Charles-Edouard.  Blâmé 
par  ses  amis,  abandonné  de  la  femme  qui  était  depuis  quinze  ans 
associée  à  sa  fortune,  privé  si  cruellement  des  caresses  de  sa  fille,  la 
solitude  lui  devint  odieuse.  Son  père  même,  celui  qu'on  appelait  le 
prétendant  ou  le  chevalier  de  Saint-George,  celui  qui  prenait  encore 
le  nom  de  Jacques  III  et  qui  avait  à  Rome  une  espèce  de  cour,  son 
père,  le  roi  de  la  Grande-Bretagne,  s'était  déclaré  contre  lui,  car  il 
avait  encouragé  la  résolution  de  miss  Clémentine  Walkinshaw,  et  il 
lui  fournissait  les  secours  dont  elle  avait  besoin.  Ainsi  ce  téméraire 
jeune  homme  qui  avait  commencé  si  brillamment  la  conquête  d'un 
royaume  et  dont  le  nom  était  encore  associé  à  tant  de  poétiques 
légendes  dans  les  montagnes  d'Ecosse,  se  voyait  par  sa  faute  aban- 
donné de  to  js  les  siens.  Furieux  et  impuissant,  sa  raison  se  voila, 
son  courage  s'éteignit;  pour  s'étourdir,  il  chercha  de  lâches  conso- 
lations dans  l'ivresse.  Qui  aurait  pu  reconnaître  chez  ce  malheureux 
abruti  par  le  vin  le  vaillant  capitaine  de  Preston-Pans,  l'héroïque 
fugitif  des  Orcades? 

Il  est  malheureusement  impossible  de  révoquer  en  doute  cet  avi- 
lissement de  Charles-Edouard.  Au  printemps  de  l'année  1701,  l'am- 
bassadeur d'Angleterre  auprès  de  la  cour  de  France,  lord  Stanley, 
écrivait  ces  mots  :  «  J'apprends  que  le  fils  du  prétendant  se  met  à 
boire  dès  qu'il  se  lève,  et  que  chaque  soir  ses  valets  sont  obligés  de 
le  porter  ivre-mort  dans  son  lit.  Les  émigrés  eux-mêmes  com- 
mencent à  faire  peu  de  cas  de  sa  personne...  »  Ces  grossières  habi- 
tudes, qui  ne  le  quittèrent  plus,  éloignèrent  en  effet  un  grand  nom- 
bre de  ses  anciens  partisans.  Son  père,  son  frère  le  cardinal  eussent 
essayé  en  vain  de  le  rappeler  au  sentiment  de  lui-même;  il  passait 


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LA   COMTESSE   d'aLBANY.  265 

des  années  entières  sans  leur  donner  signe  de  vie.  A  la  mort  de  son 
père,  en  1766,  il  quitta  sa  résidence  du  pays  de  Liège;  il  vint  pré- 
sider à  Rome  cette  petite  cour  organisée  un  peu  puérilement  par 
Jacques  III,  et  qui  ne  rappelait  guère,  faute  d'argent,  celle  de 
Jacques  II  à  Saint-Germain.  La  responsabilité  nouvelle  qui  pesait 
sur  lui,  ce  titre  de  roi  qu'il  portait,  les  marques  de  dévouement  que 
lui  prodiguait  encore  son  entourage,  la  présence  et  les  conseils  de 
son  frère,  rien  ne  put  l'arracher  à  l'ivrognerie.  //  signer  principe^ 
ainsi  l'appelaient  les  Romains,  continuait^  chercher  dans  le  vin  l'on- 
bli  de  ses  infortunes,  et  une  fois  ivre  il  battait  ses  gens,  ses  amis, 
les  lords  et  les  barons  de  sa  cour,  comme  il  battait  à  Preston-Pans 
les  soldats  du  général  Cope.  Un  jour,  en  1770,  le  duc  de  Choiseul, 
qui  avait  songé  un  instant  à  la  restauration  des  Stuarts,  fait  expri- 
mer au  prétendant  le  désir  de  lui  parler  très  confidentiellement  à 
Paris.  Charles-Edouard  arrive,  et  rendez-vous  est  pris  pour  le  soir 
même,  à  minuit,  dans  l'hôtel  du  duc  de  Choiseul.  La  conférence 
doit  avoir  lieu  en  présence  du  maréchal  de  Broglie,  chargé  de  sou- 
mettre au  prince  le  plan  d'une  descente  en  Angleterre.  A  l'heure 
convenue,  le  duc  et  le  maréchal  sont  là,  munis  d'instructions  et  de 
notes;  Charles-Edouard  ne  paraît  pas.  Ils  attendent,  ils  attendent 
encore,  espérant  qu'il  va  venir  d'un  instant  à  l'autre.  Une  demi- 
heure  se  passe,  l'heure  s'écoule.  Enfin  le  maréchal  s'apprête  à  pren- 
dre congé  de  son  hôte  quand  un  roulement  de  voiture  se  fait  en- 
tendre dans  la  cour.  Quelques  instans  après,  Charles-Edouard  entrait 
dans  le  salon,  maïs  si  complètement  ivre,  qu'il  eût  été  incapable 
de  soutenir  la  moindre  conversation.  Le  duc  de  Choiseul  vit  bien 
qu'il  n'y  avait  rien  à  faire  avec  un  prétendant  comme  celui-là,  et 
dès  le  lendemain  il  lui  donna  l'ordre  de  quitter  la  France  au  plus  tôt. 
Tel  était  l'homme  que  le  duc  d'Aiguillon  faisait  venir  à  Paris  l'an- 
née suivante,  en  1771,  et  à  qui  il  offrait,  au  nom  de  la  France,  une 
pension  de  240,000  livres,  s'il  consentait  à  épouser  sans  délai  la 
jeune  princesse  de  Stolberg.  Puisqu'on  ne  pouvait  faire  de  Charles- 
Edouard  un  chef  d'expédition  capable  de  tenir  l'Angleterre  en  échec, 
on  voulait  du  moins  qu'il  laissât  des  héritiers,  que  la  famille  des 
Stuarts  ne  s'éteignît  pas,  que  le  parti  jacobite  fût  toujours  soutenu 
par  l'espérance,  et  que  ces  divisions  de  la  Grande-Bretagne  pussent 
servir  à  point  nommé  les  intérêts  de  la  France.  Le  duc  d'Aiguillon 
ne  s'adressait  plus,  comme  le  duc  de  Choiseul,  au  héros  d'Edim- 
bourg et  de  Preston-Pans;  il  lui  disait  simplement  :  «  Soyez  époux 
et  père...  »  Égoïstes  calculs  de  la  politique!  Le  ministre  de  Louis  XV 
s'était-il  demandé  si  Charles-Edouard,  avec  ses  habitudes  invétérées 
d'ivrognerie,  n'était  pas,  à  cinquante  et  un  ansi  le  plus  misérable 
des  vieillards,  et  si  une  âme  pouvant  encore  aimer  habitait  les  ruines 
de  son  corps? 


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26A  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

IL 

La  jeune  femme  que  le  duc  d'AiguHlon  destinait  à  ce  vieilli^d 
n-avait  pas  accompli  sa  dix-neuvième  année*  Louise-Maximiliane- 
Garoline-Emmanuel,  princesse  de  Stolberg,  étidt  née  à  Mons,  ea 
Belgique,  le  20  septembre  1752.  Elle  appartenait  par  son  père  à 
Fune  des  plus  nobles  familles  de  la  Tburinge,  et  se  rattachait  pac 
sa  mère,  fille  du  prince  de  Hornes,^  à  Tantique  Tignée  de  Robert  &*uce, 
qpi  donna  des  rois  à  TÉcosse  du  moyen  âge.  Son  père,  le  prince  6us* 
tave-Adolphe  de  Stolberg-Gedem,  étant  mort  dans  cette  bataille  de- 
Leuthen  ou  le  grand  Frédéric  défit  si  complètement  le  prince  de  Lor- 
raine et  le  maréchal  Daun  malgré  la  supériorité  de  leurs  forces,  1& 
princesse  se  trouva  veuve  bien  jeune  encore  avec  quatre  filles,  dont 
la  dernière  n* avait  que  trois  ans.  L'impératrice  Marie-Thérèse  n'ou- 
blia pas  la  famille  du  général  qui  était  mort  sous  ses  drapeaux.;  elle 
accorda  une  pension  à  sa  veuve  et  assura  le  sort  de  ses  filles.  U  7 
avait  alors  dans  les  possessions  flamandes  de  la  maison  d'Autriche 
des  abbayes  pourvues  de  dotations  considérables^  et  dont  les  digni* 
lés,  c'est-à-dire  les  revenus,  appartenaient  de  droit  à  la  plus  haute 
aristocratie  de  l'emph-e.  On  choisissait  les  abbesses,  les  supérieures» 
parmi  les  princesses  des  maisons  souveraines»  et  pour  mériter  le 
titre  de  chanoinesse  il  fallait  montrer  dans  sa  famille,  tant  en  ligne 
maternelle  que  paternelle,  au  moins  huit  générations  de  nobles.  Les 
fiUes  de  la  princesse  de  Stolberg  obtinrent  tour  à  tour  cette  dis- 
tinction, qui  leur  procura  de  riches  mariages,  car  les  chanoinesses 
de  ces  abbayes  ne  faisaient  pas  vœu  de  renoncer  au  monde  ;  elles 
trouvaient  au  contraire  dans  cette  singulière  alliance  avec  l'église 
une  occasion  de  briller  plus  sûrement  parmi  les  privilégiés  de  la 
fortune.  Élevée  d'abord  dans  un  couvent,  Louise  de  Stolberg  fut 
bientôt  chanoinesse  comme  ses  sœurs ,  et  chanoinesse  de  l'abbaye 
de  Sainte-Vandru ,  dont  la  supérieure  était  la  princesse  de  Lorraine 
Anne-Charlotte,  sœur  de  l'empereur  d'Allemagne  François  I*%  belle- 
sœur  de  l'impératrice  Marie-Thérèse.  Dès  l'âge  de  dix-sept  ans,  la 
jeune  chanoinesse  attirait  tous  les  regards  dans  cette  société  d'élite. 
Si  elle  était  Allemande  par  la  naissance  et  par  le  nom,  elle  était 
surtout  Française  par  le  tour  de  ses  idées,  et  tous  les  prestiges  de  la 
grâce  étaient  encore  embellis  chez  elle  par  une  merveUleuse  vivacité 
d'esprit.  Instruite  sans  pédantisme ,  passionnée  pour  les  arts  sans 
nulle  affectation,  Louise  de  Stolberg  seoiblait  faite  pour  régner  avec 
grâce  sur  l'aristocratie  intellectuelle  de  son  époque,  dans  les  plus 
pures  régions  de  la  société  polie. 

Sans  doute  eUe  ne  connaissait  de  la  vie  de  Charles-Edouard  que 
sa  période  héroïque,  la  période  de  1745  à  1748,  lorsque  le  duc  de 


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LA   COMTESSE  I^'aLBAKT.  Î67 

Fîtz-James  vint  lui  offrir  la  main  de  Théritier  des  Stuarts.  Comment 
une  telle  offre  ne  Teût-elle  point  séduite?  «  C'était  une  couronne 
qu'on  lui  présentait,  dit  M.  de  Reumont,  une  couronne  tombée  as- 
surément, mais  si  brillante  encore  de  l'éclat  que  lui  avaient  donné 
plusieurs  siècles  sur  un  des  premiers  trônes  de  l'univers,  une  cou- 
ronne illustre  autrefois  ^  consacrée  de  nouveau  par  la  majesté  de 
ririfortune,  parle  dévouement  de  ses  serviteurs,  par  le  hardi  cou- 
rage de  l'homme  qui  Bvaît  essayé  de  la  ressaisir  tout  entière.  » 

L'affaire  fut  menée  secrètement.  La  mère  de  la  princesse  ne  de- 
manda pas  l'autorisation  de  l'impératrice  Marie-Thérèse,  craignant 
que  la  politique  autrichienne  ne  s'opposât  à  un  mariage  qui  devait 
nécessairement  irriter  l'Angleterre  ;  elle  se  rendit  à  Paris  avec  sai 
fille,  et  c'est  là  que  le  mariage  fut  contracté  par  procuration  le 
28  mars  1772.  Le  duc  de  Fi tz- James  avait  reçu  tous  les  pouvoirs  de 
Charles-Edouard  pour  signer  Tacte  en  son  nom.  La  jeune  femme, 
accompagnée  de  sa  mère,  se.rendit  ensuite  à  Venise  et  s'y  embarqua 
pour  Ancône.  C'était  dans  la  Marche  d'Ancône,  à  Lorette,  que  le 
mariage  devait  être  célébré;  mais,  des  difficultés  étant  survenues, 
une  grande  famille  italienne  établie  non  loin  d'Ancône,  à  Macerata, 
la  famille  Compagnoni  Marefochi,  offrit  au  prince  son  château  pour 
la  cérémonie.  Charles-Edouard  s'y  était  rendu  en  toute  hâte  dès 
qu'il  avait  appris  le  départ  de  sa  fiancée,  chargeant  un  de  ses  amis, 
lord  Carlyll,  d'aller  recevoir  la  princesse  à  Lorette  et  de  la  conduire 
à  Macerata.  La  célébration  du  mariage  eut  lieu  le  17  avril  1772* 
C'était,  chose  singulière,  un  vendredi  saint.  Monseigneur  Peruzzini, 
évêque  de  Macerata  et  de  Tolentino ,  bénit  l'union  des  fiancés  dans 
la  chapelle  du  château  en  présence  d'un  petit  nombre  de  témoins- 
Charles -Edouard  n'avait  oublié  aucun  de  ses  titres;  ce  vieillard,  usé 
par  l'intempérance,  qui  s'agenouille  péniblement  sur  ces  coussms 
de  velours  auprès  de  cette  jeune  femme  aux  yeux  bleus,  aux  che- 
veux blonds,  éblouissante  de  grâce  et  de  beauté,  c'est  Charles  III, 
roi  d'Angleterre,  de  France  et  d'Irlande,  défenseur  de  la  foi.  Les 
témoins  étaient  sir  Edmond  Ryan,  major  au  régiment  de  Berwick, 
W  Ranieri  Finochetti ,  gouverneur-général  des  Marches ,  Camille 
Compagnoni  Marefochi  et  Antoine- François  Palmucci  de  Pellicanî, 
patriciens  de  Macerata.  Une  médaille  fut  frappée  pour  perpétuer  le 
soutenir  de  cet  événement;  sur  l'une  des  faces,  on  voyait  le  portrait 
de  Charles -Edouard,  sur  l'autre  celui  de  la  jeune  femme,  et  la 
légende,  inscrite  aussi  sur  la  muraille  de  la  chapelle,  portait  ces 
mots  en  latin  :  Charles  III^  né  en  1720,  roi  d* Angleterre^  de  France 
et  d*Irlande,  1766.  Louise^  reine  d'Angleterre^  de  France  et  d'Ir- 
lande, lll'i. 

Deux  jours  après  le  mariage,  le  soir  de  Pâques,  les  nouveaux 
époux  quittèrent  le  château  de  Macerata  et  se  dirigèrent  à  petites 


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208  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

journées  vers  Rome,  oi  ils  firent  leur  entrée  le  22  avril.  Ce  fut 
presque  une  entrée  royale.  Charles-Edouard,  depuis  six  ans,  était  en 
instance  auprès  de  la  cour  de  Rome  pour  obtenir  la  reconnaissance 
de  son  titre  de  roi,  comme  son  père  Tavait  obtenue  naguère  du  pape 
Clément  XI.  Espérant  toujours  que  le  souverain  pontife  finirait  par  lui 
;iccorder  cette  faveur,  dont  Jacques  111  avait  joui  pendant  quarante- 
huit  ans,  il  n'avait  rien  négligé  pour  maintenir  son  rang  dans  une 
occasion  aussi  solennelle.  Quatre  courriers  galopaient  devant  les 
é]uipages;  puis  venaient  cinq  voitures  attelées  de  six  chevaux,  la 
première,  où  se  trouvaient  le  prince  et  la  princesse,  les  deux  sui- 
vantes, réservées  à  la  maison  de  Charles  III,  les  deux  dernières  au 
cardinal  d'York  et  à  ses  gens.  Une  foule  immense  se  pressait  sur 
leur  passage;  les  étrangers,  les  Anglais  surtout,  si  nombreux  à 
Rome,  se  mêlaient  avidement  à  une  population  toujours  curieuse  de 
ces  spectacles,  et  Ton  peut  dire  que  l'entrée  de  Charles  111  avec  sa 
jeune  femme  dans  la  capitale  du  monde  catholique  fut  uji  des  évé- 
nemens  de  Tannée  1772,  événement  d'un  jour,  et  bien  vite  oublié. 
Ce  bruit,  cet  éclat,  ce  concours  du  peuple,  tout  cela  ne  valait  point 
pour  Charles-Edouard  un  simple  mot  tombé  de  la  bouche  du  pape. 
Vainement  fit-il  notifier  au  cardinal  secrétaire  d'état  l'arrivée  du  roi 
cl  de  la  reine  d'Angleterre;  on  n'était  plus  au  temps  de  Clément  XI, 
et  le  sage  Clément  XIV,  assis  alors  sur  le  siège  de  saint  Pierre,  ne 
voulait  pas  exposer  le  gouvernement  romain  à  des  difficultés  graves 
pour  l'inutile  et  dangereux  plaisir  de  protester  contre  les  arrêts  de 
r  histoire. 

Lorsque  le  président  de  Brosses,  en  1739,  visitait  la  ville  de  Rome, 
il  pouvait  dire  à  propos  du  fils  de  Jacques  II,  père  de  Charles- 
Edouard  :  a  On  le  traite  ici  avec  toute  la  considération  due  à  une 
majesté  reconnue  pour  telle.  Il  habite  place  des  Saints-Apôtres,  dans 
un  vaste  logement..  Les  troupes  du  pape  y  montent  la  garde  comme 
à  Monte-Cavalio,  et  l'accompagnent  lorsqu'il  sort...  Il  ne  manque 
pas  de  dignité  dans  ses  manières.  Je  n'ai  vu  aucun  prince  tenir  un 
grand  cercle  avec  autant  de  grâce  et  de  noblesse  (1).  »  En  1772,  il 
n'y  avait  plus  à  Rjme  de  roi  d'Angleterre  reconnu  par  le  saint-siége, 
il  n'y  avait  plus  de  garde  papale  à  la  porte  de  son  hôtel,  plus  de 
cortège  militaire  pour  l'escorter  par  la  ville;  le  prétendu  Charles  III 
était  simplement  Charles  Stuart,  ou  bien  encore  le  comte  d'Albany, 
comme  il  se  nommait  lui-même  dans  ses  voyages.  Quant  à  la  reine 
Louise,  le  peuple  romain,  pour  ne  pas  lui  enlever  tout  à  fait  sa 
royauté,  l'appalait  la  «  reine  des  apôtres,  »  du  nom  de  la  place  où  était 
situé  le  palais  Muti,  oxupé  depuis  un  demi-siècle  par  les  descen- 
dans  de  Charles  V.  Elle  aurait  pu  être  la  reine  des  salons  de  Rome, 

(1)  Lettres  fa:nilières  écrites  d  Italie  en  1759  et  1740,  t.  H,  p.  94,  ôdit  Didier,  Paris  18C0. 


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LA  •COMTESSE   d'aLBANY.  269 

s*il  y  avait  eu  à  Rome  des  salons  où  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre 
eussent  pu  maintenir  leur  rang.  Plus  tard,  auprès  d'un  des  rois  de 
la  poésie,  la  princesse  Louise  retrouvera  sa  royauté  perdue;  elle 
aura  une  cour  d'écrivains  et  d'ai-tistes,  elle  distribuera  des  grâces, 
et  le  chantre  des  Méditations ^  jeune,  inconnu,  d'une  voix  timide, 
ira  lire  et  faire  consacrer  ses  premiers  vers  dans. le  royal  salon  de 
la  comtesse  d'Albany.  En  attendant  ces  jours  de  fête,  les  prétentions 
de  Charles-Edouard  la  condamnaient  à  l'isolement. 

Est-il  vrai,  comme  le  dit  M.  de  Bonstetten,  qui  la  vit  en  1774 
dans  le  palais  de  la  place  des  Apôtres,  est-il  vrai  qu'elle  trouvât  les 
Romains  bien  ennuyeux?  Ce  qui  causait  surtout  son  ennui,  c'était  la 
vie  de  Rome  telle  que  la  lui  imposait  sa  situation  de  reine  non  re- 
connue. De  1772  à  1774,  ce  fut  une  pauvre  cour  que  la  cour  du 
palazzo  Muti.  «  On  y  voit,  dit  M.  de  Bonstetten,  trois  ou  quatre  gen- 
tilshommes avec  leurs  femmes,  amis  fidèles  à  qui  le  prétendant  ra- 
conte pour  la  centième  fois  ses  aventures  de  la  campagne  d'Ecosse. 
La  reine,  de  moyenne  taille,  est  blonde,  avec  des  yeux  d'un  bleu 
foncé;  elle  a  le  nez  légèrement  retroussé  et  un  teint  d'une  blancheur 
éclatante,  comme  celui  d'une  Anglaise.  Sa  physionomie,  aimable  et 
vive,  a  quelque  chose  d'espiègle  et  de  provoquant.  »  Se  figure-t-on 
bien  cette  jeune  femme  espiègle  dans  cette  cour  de  vieux  jacobites? 
Elle  riait  de  son  rire  le  plus  franc,  dit  encore  M.  de  Bonstetten, 
lorsque  Charles -Edouard  racontait  qu'il  avait  été  obligé  de  se 
déguiser  en  fenime  pour  échapper  aux  espions  du  duc  de  Gum- 
berland.  Je  veux  bien  que  l'histoire  fût  plaisante;  à  la  longue  ce- 
pendant, l'intérêt  devait  s'affaiblir.  Tandis  que  ces  éternelle^  narra- 
tions occupaient  la  cour  solitaire  du  palais  Muti,  la  société  romaine 
offrait  un  spectacle  plqin  de  vie  et  de  mouvement.  C'était  l'époque 
où  se  préparait  la  suppression  des  jésuitesi  Jamais  la  diplomatie 
n'avait  été  plus  active ,  plus  brillante ,  jamais  elle  n'avait  joué  à 
Rome  un  rôle  si  curieux  et  si  considérable.  A  sa  tête  marchaient  les 
deux  ambassadeurs  d'Espagne  et  de  France,  don  Joseph  Monino,  le 
futur  comte  de  Florida-Blanca,  et  ce  sémillant  cardinal  de  Bernis, 
qui,  dans  ses  fêtes  magnifiques,  enseignait  si  spirituellement  à  l'a- 
ristocratie romaine  les  élégances  de  Paris  et  de  Versailles,  t'enthou- 
siasme des  arts,  le  culte  des  grands  monumens  du  passé,  étaient 
toujours  la  passion  d'une  société  d'élite.  Le  pape  Clément  XIV,  mal- 
gré la  simplicité  de  ses  goûts,  avait  servi  efficacement  cette  passion 
tout  italienne  :  c'est  à  lui  qu'appartient  l'honneur  d'avoir  commencé 
l'établissement  de  ce  musée  incomparable,  la  gloire  du  Vatican.  Des 
fouilles  importantes  accomplies  sous  son^règne  avaient  arraché  à 
la  poussière  des  siècles  les  plus  précieux  trésors.  Jean-Baptiste  Vis- 
conti,  inspecteur  des  antiquités  et  directeur  des  fouilles  depuis  la 
toort  de  Winckelmann,  était  le  conseiller  de  Clément  XIV,  on  pour- 


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270  BBTUE  BE8  m»  M0NDBS. 

rait  dire  son  secrétaire  cfétat  au  déparlement  des  beaux-arts.  Q 
avait  pour  aaxiKahre  scm  propre  fils^  Eanio  Quûrino  Tiseoatàt  qm,  à 
prâie  âgé  de  vingt  ans,  étoonait  les  naltres  de  l'énidition  îtaÛeBoe 
par  retendue  de  son  savoir,  la  sagacité  de  sa  critique  et  la  justesse 
de  son  goût  Auprès  d'eux  brillaient  Ste&no  Borgia»  éFttdk  et  anti- 
quaire du  premier  ordre,  Jean  Bottari,  si  curieuseœeni  mit^  k  Thisr- 
loire  des  peintres  italiens^  le  premier  qui  ait  entrepris  de  reettûer, 
de  compléter  les  biographies  de  Vasari»  et  à  qui  F  cm  doit  ea  ontre 
une  collectioD  si  intéressante  des  lettres  des  artistes;  Benoit  Sim, 
qui  avait  poétiquement  traduit  dans  la  langue  de  Virgile  les  sys-- 
tèmes  de  Descartes  et  de  Newtoot;  les.  doctes  et  spirituds  jésuites 
Raymond  Gunicb  et  Jules-César  Cordara,  le  premier  tout  occupé 
d'Homère^  le  second  qui  venait  de  raconter  avec  enthousiasme  l'ex-- 
péditioD  de  Cbarles-Édonard  en  Ecosse.  D'habiles  artistes  tenaient 
dignement  leur  place  à  côté  de  ces  savans  homn»es  :  il  suffit  de  ci- 
tar  Rapbaél  Hengs^  Pon^peo  Batoni,  Pacdo  Pannini,.  Angelica  Kauf- 
mann,  talens  ing^ieux  et  brillans  qui  représentaient  en  ses  direc- 
tions variées  la  peinture  du  xviii*  siècle,,  t^utdis  que  l'architectiire 
était  honorée  encore  par  des  maîtres  tels  que  Simonet^  et  Antonio 
Selva.  Seule,  la  litténîtare  d'imagination  est  insignifiante  dans  cette 
période.  N'oublions  pas  tonteffMS  que  c'^est  précisément  l'heure  où 
la  plus  illustre  des  improvisatrices  modernes,  Corilla  Olympica,  est 
couronnée  au  Gapitole.  Non,  la  société  romaine  ne  manquait  point 
de  mouvement  ni  d'éclat.  Si  la  reine  Louise  avait  pu  se  nonuner 
dès  lors  la  comtesse  d'Albany,  si  elle  avait  pu  se  mêler  sans  pré» 
tentions'  royales  à  la  vie  des  salons,  nul  doute  qu'elle  eût  porté 
un  jugement  plus  favorable  sur  les  Romains,  et  qu'elle  e^t  com- 
mencé plus  tôt  le  règne  si  poétiquement  gracieux  que  lui  réservait 
Tavenir.  Malheureusement  elle  ne  voyait  tout  cela  qu'à  cBstance. 
Gomment  ne  pas  soupçonner  son  impatience  et  son  dépit?  Enfin, 
Dieu  merci,  cette  Rome  ennuyeuse  où  il  lui  est  impossible  de  jouer 
un  rôle,  elle  va  la  quitter  à  la  fin  de  l'année  1774.  Un  grand  ju- 
bilé devait  être  célébré  l'année  suivante;  Charles-Edouard  ne  pou- 
vait se  résigner  à  la  pensée  que,  dans  une  telle  occasion,  au  mi- 
lieu de  œs  cérémonies  solennelles,  il  lui  faudrait  renoncer  pour  lui 
et  pour  sa  femme  aux  honneurs  de  la  souveraineté.  Assister  au  ju- 
bilé sous  le  nom  de  comte  d'Albany,  c'eût  été  constater  sa  dé^ 
chéance  dans  la  capitale  du  catholicisme.  Il  dit  adieu  à  Rome  et 
alla  s'établir  à  Florence. 

III. 

Florence  ou  Rome,  c'était  même  chose  pour  ce  singulier  préten- 
dant, qui  ne  savait  plus  ni  voubh*  un  trône  ni  se  résigner  à  l'avoir 


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XA  O0HTESSE  b'aLBANY*  271 

perdu.  Ce  qu'il  cheiviiait^  en  Toscane  comme  dans  les  états  du 
«ûat-siége,  «c'était  ua  souveraÎD  disposé  à  reocmnaitne  son  tiire  de 
roi  'd*Aog]eterre«  Or  le  gcajod-duc  de  Tmcane  en  177A  était  Je  se-- 
coDd  fils  de  Marie-Tbérëae^  le  frère  de  l'empca^ur  d'AUemagoe  Jo- 
seph U,  oelai  qui  devait  lui-ménte,  sous  te  nom  deLéopold  II,  por- 
t^^  seize  ans  pkis  tard,  la  icooronne  impériale.  C'était  un  prince 
^lUosophe,  Bourrl  des  idées  du  xyoi^  siècle^  les  acceptant  toutes^ 
bonnes  ou  mauvaises^  à  k  fois  libéral  et  despote^  avide  d'illustrer 
son  nom  par  des  vé£ormea  et  nivelant  des  institutions  qu'il  fallait 
seuleoMut  rectifier,  e^it  imprudent,  impatiedat,  mais  généreux,  et 
sous  qm  la  Toscane,  éclairée  par  lee  disciples  de  llontesquieu,  de 
Voltaire^  4e  Boosseau,  a  devancé  plusieurs  conquêtes  de  la  révolu- 
tion française.  Un  adversaire  aussi  résolu  de  la  société  du  moyen 
âge  ne  pouvait  pas  éprouver  de  sympatbies  pour  la  cause  du  petiv 
fils  de  Jacques  U;  toutes  les  tentatives  dn  prétendant  sur  ce  point 
Airaitabsolufloent  vaines  :  Pierre-Léopold  n'eut  pas  même  de  rap- 
ports personnels  aatrec  Gharles*Édoaard«     • 

Faut-il  attribuer  à  cette  humiliation  les  rechutes  vulgaires  du 
prétendant?  Pendant  les  premières  années  de  son  mariage ,  il  sem- 
blait avoir  adopté  un  genre  de  vie  plus  digne  de  sa  naissance;  peu 
de  temps  après  son  établissement  en  Toscane,  on  voit  sa  santé  s'al- 
térer de  nouveau  et  ses  goûts  d'autrefois  s'afficher  sans  vergogne. 
C'était  décidément  à  Tivresse  qu'il  demandait  l'oubli  de  ses  espé- 
raaoes  trompées.  U  n'allait  pl\is  au  théâtre  sans  emporter  une  bon- 
teille  de  vin  de  Chypre;  éteadu  ensuite  dans  un  fauteuil^  il  s'en- 
dormait si  pn^bndément  que  ses  domestiques  avaient  grand' peine  à 
le  porter  jusqu'à  sa  voiture.  Sa  «anté,  on  le  pense  bien,  était  «n- 
gulièremcnt  compromise  par  de  tels  désordres.  Atteint  d'hydropisie, 
ses  forces  diminuaient  sans  cesse,  et  déjà  le  mal  avait  envalii  la  poi- 
trine. On  voudrait  savoir  quel  a  été  le  rôle  de  la  princesse  auprès 
d'un  tel  mari,  on  voudrait  savoir  si  elle  a  exercé  quelque  influence 
sur  sa  conduite^  si  elle  a  tenté  de* relever  son  cœur,  de  le  rappeler 
au  sentiment  de  lui-même,  si  elle  a  essayé  enfin  de  guérir  le  ma- 
lade avant  de  s'en  détourner  avec  dégoût  Par  malheui*,  ces  rensei- 
gnemeasinoiis  manquent.  La  seule  chose  certame,  c'est  que  le  comte 
d'Albany  (tel  était  désormais  le  titre  qu'il  était  réduit  à  porter)  de- 
vint odieux  à  sa  contpagne.  S^  <^agrins,  ses  humiliations,  les  dés- 
ordres de  sa  vie,  l'horreur  qu'il  s'inspirait  à  lui-fl[iême,  les  remords 
qui  l'obsédaient  au  réveil,  tout  irritait  cette  âme  inquiète  et  la  pous- 
sait à  des  violences  qui  aggravaient  encore  ses  fautes.  «  Il  malti-aite 
sa  femme  de  toutes  les  manières,  »  écrivait  un  diplomate  anglais, 
sir  Horace  Mann,  à  la  fin  du  mois  de  novembre  1779. 

Deux  âmnées  av^nt  cette  date,  un  jeune  gentilhomme  piémontais, 
ardent,  enthousiaste,  fou  de  poésie  et  ignorant  comme  un  Vun^ale, 


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272  HEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

venait  d'arriver  à  Florence  pour  y  apprendre  cette  belle  langue  tos- 
cane à  peu  près  inconnue  dans  son  pays.  Après  une  jeunesse  errante 
et  toute  remplie  d'aventures,  après  maints  voyages  d'un  bout  de 
l'Europe  à  l'autre,  cet  écolier  échappé  de  l'académie  de  Turin,  ce 
fougueux  adolescent  qui  avait  parcouru  la  France,  l'Angleterre,  le 
Danemark,  la  Suède,  l'Allemagne,  la  Russie,  l'Espagne,  le  Portugal, 
^toujours  occupé  d'intrigues  et  de  chevaux,  était  revenu  dans  sa 
patrie  ennuyé,  ennuyeux,  à  charge  à  lui-même  et  aux  autres,  con- 
damné enfm,  personne  n'en  doutait,  à  finir  bientôt  par  le  suicide  ou 
la  folie,  lorsque  tout  à  coup,  du  sein  de  ses  dissipations,  un  immense 
désir  de  gloire  s'empara  de  son  âme  et  l'affranchit  de  la  servitude. 
Tel  était  le  comte  Victor  Alfieri,  purifié  enfin  de  ses  souillures,  ra- 
cheté d'un  long  esclavage  tour  à  tour  ténébreux  ou  burlesque, 
amoureux  de  la  poésie  dramatique,  enivré  des  premiers  sourires  de 
la  Muse,  impatient  d'inscrire  son  nom  à  côté  des  noms  immortels  de 
l'Italie,  lorsqu'il  vint  à  Florence  en  1777,  âgé  de  vingt-huit  ans  à 
peine,  et  y  rencontra,  ce  sont  ses  paroles,  un  amour  digne  de  lui, 
qui  l'enchaîna  pour  toujours. 

«  A  peine,  dit-il  en  ses  Mémoires,  m'étais-je  établi  tant  bien  que  mal  à 
Florence,  pour  essayer  d'y  séjourner  un  mois,  qu'une  circonstance  nouvelle 
m'y  fixa  et  pour  ainsi  dire  m'y  enferma  bien  des  années.  Cette  circonstance 
me  détermina  pour  mon  bonheur  à  m'expatrier  à  jamais,  et  je'  trouvai  enfin 
dans  des  chaînes  d'or,  dont  je  me  liai  moi-même  volontairement,  cette 
liberté  littéraire  sans  laquelle  jamais  je  n'eusse  rien  fait  de  bon...  Pendant 
l'été  précédent,  que  j'avais  tout  entier  passé  à  Florence,  j'y  avais  souvent 
rencontré,  sans  la  chercher,  une  belle  et  très  gracieuse  dame.  Étrangère  de 
haute  distinction,  il  n'était  guère  possible  de  ne  la  point  voir  et  de  ne  pas 
la  remarquer,  plus  impossible  encore,  une  fois  vue  et  remarquée,  de  ne  pas 
lui  trouver  un  charme  infini.  La  plupart  des  seigneurs  du  pays  et  tous  les 
étrangers  qui  avaient  quelque  naissance  étaient  reçus  chez  elle;  mais,  plongé 
dans  mes  études  et  ma  mélancolie,  sauvage  et  fantasque  de  ma  nature,  et 
d'autant  plus  attentif  à  éviter  toujours  entre  les  femmes  celles  qui  me  pa- 
raissaient les  plus  aimables  et  les  plus  belles,  je  ne  voulus  point,  cet  été-là, 
me  laisser  présenter  dans  sa  maison.  Néanmoins  il  m'était  arrivé  très  sou- 
vent de  la  rencontrer  dans  les  théâtres  et  à  la  promenade.  Il  m'en  était  resté 
dans  les  yeux  et  en  même  temps  dans  le  coeur  une  première  impression  très 
agréable;  des  yeux  très  noirs  et  pleins  d'une  douce  flamme,  joints  (chose 
rare)  à  une  peau  très  blanche  et  à  des  cheveux  blonds,  donnaient  à  sa  beauté 
un  tel  éclat  qu'il  était  difficile,  à  sa  vue,  de  ne  pas  se  sentir  tout  à  coup 
saisi  et  subjugué.  Elle  avait  vingt-cinq  ans,  un  goût  très  vif  pour  les  lettres 
et  les  beaux-arts,  un  caractère  d'ange,  et,  malgré  toute  sa  fortune,  des  cir- 
constances domestiques  pénibles  et  désagréables  qui  ne  lui  permetta